Plaignant
Mme Denise Voyer et M. Roland Gagnon
Mis en cause
M. Stéphane Tremblay, journaliste, Mme Christine Lepage, directrice de l’information et CIMT-TVA Rivière-du-Loup
Résumé de la plainte
Mme Denise Voyer et M. Roland Gagnon portent plainte le 28 avril 2014 relativement à un reportage de Stéphane Tremblay, télédiffusé le 22 novembre 2013 par la station CIMT-TVA Rivière-du-Loup. Le reportage portait sur le suicide du fils des plaignants, Marco Gagnon, au lendemain de son arrestation et accusation de possession et de distribution de pornographie juvénile. Les plaignants déplorent que le journaliste ait manqué de respect envers eux lors de sa collecte d’information et qu’il ait abusé de son pouvoir en menaçant le propriétaire de l’immeuble où habitait leur fils afin d’obtenir des informations.
Par ailleurs, les plaignants dénoncent la couverture de l’arrestation de Marco Gagnon et estiment que les photographies accompagnant l’article intitulé « Deux présumés prédateurs sexuels arrêtés dans nos régions », publié le 21 novembre 2013 sur le site Internet de CIMT-TVA, ont porté atteinte à la présomption d’innocence de ce dernier. Le Conseil a considéré comme non recevable cette partie de la plainte en vertu du principe que l’administration de la justice est publique et que la jurisprudence du Tribunal d’honneur confirme cette pratique établie dans le métier, voulant qu’un média puisse publier la photo d’une personne accusée, sous réserve des interdits de publication. Le Conseil n’y a dénoté aucune apparence de faute professionnelle.
Analyse
Grief 1 : manque de respect
Les plaignants font valoir que M. Tremblay et son caméraman ont commis une faute déontologique en se présentant à leur domicile moins de 45 minutes après qu’ils aient été informés du décès de leur fils. Selon eux, cet empressement témoigne d’un manque de discernement de la part du journaliste et de son manque de sensibilité à l’égard du drame qu’ils vivaient.
Mme Voyer déplore en outre que Stéphane Tremblay ait insisté pour obtenir une entrevue avec elle, malgré son refus initial et considérant l’état de choc dans lequel elle était. Elle assimile cette insistance à du harcèlement. La plaignante a finalement accepté de parler devant la caméra.
Contactée par le Conseil, la belle-soeur de Mme Voyer, Mme Louisette Gagnon, qui était présente à l’arrivée de M. Tremblay, confirme que ce dernier est arrivé moins de 45 minutes après l’annonce du décès de Marco Gagnon à la famille. Elle estime que le journaliste a manqué de délicatesse à son arrivée : « il a cogné, il est entré, il a demandé s’il pouvait s’asseoir, il n’a pas obtenu de réponse, il s’est assis et son caméraman a demandé s’il pouvait filmer. Puis Denise [Voyer] lui a dit : « Qu’est-ce que vous faites ici? » »
Mme Gagnon affirme que son frère, Roland Gagnon, était alors « trop saisi » pour parler et que Mme Voyer était « en état de choc, sonnée, désorientée ». Mme Gagnon valide que sa belle-soeur ait d’abord refusé l’entrevue, pour se raviser ensuite.
Christine Lepage, directrice de l’information de CIMT-TVA réplique que Mme Voyer « a gentiment accepté de nous accorder une entrevue ». Étant donné ce consentement, la plainte est accueillie avec surprise par les mis en cause, qui estiment que la démonstration qu’il y a eu manquement dans le traitement de la nouvelle et préjudice pour les plaignants reste à faire.
Dans son guide de déontologie Droits et responsabilités de la presse (DERP), le Conseil note ceci à propos de la couverture des drames humains : « Que ce soit lors de la collecte, du traitement ou de la diffusion de l’information, les médias et les journalistes doivent faire preuve de prudence, de discernement et de circonspection. […] Les journalistes doivent manifester à l’endroit des victimes et de leurs proches tout le respect et la compassion qui leur sont dûs. » (p. 42)
Les versions de la plaignante et de sa belle-soeur, d’une part, et des mis en cause, d’autre part, sont contradictoires. Mme Voyer et M. Gagnon estiment que le journaliste a commis une faute professionnelle lors de la collecte de l’information, en ayant un comportement irrespectueux. Les mis en cause sont surpris par la plainte et font valoir que Mme Voyer « a gentiment accepté de nous accorder une entrevue ». Le Conseil estime plus probante la version des plaignants dans la mesure où elle est fondée sur un nombre plus important de sources directement impliquées par les événements et qu’elle fournit des détails plus précis sur les actions du journaliste. Aux yeux du Conseil, le journaliste a manqué de discernement en traitant le consentement de Mme Voyer comme celui de n’importe quelle autre source. Il y avait lieu de tenir compte de la situation extrême que la plaignante vivait et de sa vulnérabilité qui en découlait, et de mettre en doute le caractère libre et éclairé de la décision d’une personne qui vient tout juste d’apprendre le suicide de son fils.
De plus, le Conseil juge répréhensible le comportement de M. Tremblay dans la demeure des plaignants. Dès son entrée, il s’assoit, demeure sur place malgré les signes évidents que sa présence était inopportune et insiste démesurément pour obtenir l’entrevue que Mme Voyer lui a refusée. Tout ceci manifeste une absence de prudence, de retenue, de circonspection et de compassion ainsi qu’un manque de respect à l’égard des plaignants. Bien qu’il soit d’intérêt public d’obtenir les réactions des proches d’un drame humain, un journaliste ne peut pénétrer dans l’intimité d’une famille durement éprouvée en imposant sa présence d’une telle façon.
En conséquence, le grief pour manque de respect est retenu.
Grief 2 : abus de pouvoir
Les plaignants rapportent que le journaliste a menacé le propriétaire de l’immeuble où Marco Gagnon s’est enlevé la vie, afin d’obtenir de l’information.
Ce propriétaire et ex-locateur de M. Gagnon, M. Alexandre Bérubé-Beaulieu, a affirmé au Conseil qu’il a été abordé par Stéphane Tremblay de façon arrogante, le 22 novembre 2013. Ce dernier filmait l’immeuble à partir de la rue. M. Bérubé-Beaulieu lui a demandé de partir. « Je lui ai dit que cette affaire ne m’impliquait pas. Lui voulait « de l’histoire », en échange de quoi il ne filmerait pas. Il a dit : « si tu ne me donnes pas d’histoire, moi, c’est du donnant- donnant, je peux prendre un gros plan de ta maison à partir de la rue » ». M. Bérubé-Beaulieu affirme qu’il a signifié deux ou trois fois au journaliste de cesser de filmer. « On a dû aller voir les policiers pour qu’on lui demande de se tasser. »
Le respect des personnes fait partie des responsabilités de la presse énumérées dans le guide Cette notion de respect, qui s’applique autant à l’étape de la cueillette de l’information qu’à celle de son traitement, est incompatible avec le chantage et l’abus de pouvoir dont Stéphane Tremblay a fait preuve à l’égard de M. Bérubé-Beaulieu, en le menaçant de filmer sa propriété pour obtenir de l’information. Pour le Conseil, il est clair que M. Tremblay a exercé du chantage sur M. Bérubé-Beaulieu en le menaçant, s’il refusait d’accorder une entrevue, de lui causer un préjudice par la diffusion d’images rapprochées de sa propriété qui serait alors bien associée au suicide de Marco Gagnon.
Le grief pour abus de pouvoir est retenu.
Décision
Au vu de ce qui précède, le Conseil de presse du Québec retient la plainte de Mme Denise Voyer et M. Roland Gagnon contre le journaliste Stéphane Tremblay et la station CIMT-TVA Rivière-du-Loup, pour le grief de manque de respect et blâme sévèrement M. Tremblay pour le grief d’abus de pouvoir.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membre s’engagent pour leur part à respecter cette obligation, et à faire parvenir au secrétariat du Conseil une preuve de cette diffusion au maximum 30 jours suivant la date de la décision. » (Règlement No 2, article 8.2)
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Mme Micheline Bélanger
Mme Micheline Rondeau-Parent
Mme Jackie Tremblay
Représentants des journalistes :
M. Vincent Larouche
M. Luc Tremblay
Représentants des entreprises de presse :
M. Gilber Paquette
M. Raymond Tardif
Analyse de la décision
- C16G Manque d’égards envers les victimes/proches
- C23J Intimidation/harcèlement
Date de l’appel
25 March 2015
Appelant
M. Stéphane Tremblay, journaliste
Décision en appel
PRÉAMBULE
Lors de l’étude d’un dossier, les membres de la commission d’appel doivent s’assurer que les principes déontologiques ont été appliqués correctement en première instance.
GRIEFS DE L’APPELANT
L’appelant conteste la décision de première instance relativement à deux griefs :
- Grief 1 : manque de respect
- Grief 2 : abus de pouvoir
Grief 1 : manque de respect – L’appelant affirme que les éléments rapportés par les intimés sont carrément mensongers. Le journaliste, Stéphane Tremblay, explique qu’il est possible que lui et le caméraman soient arrivés chez Mme Voyer et M. Gagnon alors que ces derniers venaient d’apprendre la nouvelle de la mort de leur fils, à peine 45 minutes plus tôt, mais qu’il ne pouvait pas savoir cette information, la police l’ayant informé de l’événement lors de sa tournée téléphonique quotidienne du matin.
M. Tremblay dit ne pas comprendre la véritable raison de la plainte envers lui, il n’a jamais été menaçant pour obtenir une entrevue. Il a fait son travail avec beaucoup de compassion ce matin-là. M. Tremblay relate les faits en mentionnant que dès son arrivée, Mme Voyer s’est montrée agressive envers lui et le caméraman, l’accusant d’être personnellement responsable de la mort de son fils et d’avoir diffusé un reportage la veille sur l’arrestation de son fils, reportage qu’il souligne ne pas être de lui.
M. Tremblay raconte qu’il aurait expliqué à Mme Voyer, alors qu’il était dans le cadre de la porte, les difficultés de son travail dans de tels moments et qu’il aimerait obtenir une entrevue avec elle puisqu’il réalisera un reportage le soir même sur le décès de son fils. Elle aurait répondu : « Ça va sortir tout croche. Vous avez fait assez de mal ». À quoi il aurait rétorqué que la meilleure façon de transmettre l’information qu’elle a l’intention de livrer est de réaliser une entrevue pour dire les vraies choses. Il lui aurait confirmé que ce qu’elle dira se retrouverait en onde, du moins des extraits de quelques secondes de l’entrevue. Le caméraman de son côté aurait rassuré la dame en mentionnant qu’il pouvait recommencer l’entrevue si elle n’était pas satisfaite. M. Tremblay souligne qu’au même moment, une autre dame est sortie d’une pièce et aurait fortement suggéré à Mme Voyer d’accepter la demande d’entrevue. Et ce ne serait qu’à ce moment-là que le caméraman serait allé prendre sa caméra dans le camion. M. Tremblay mentionne que ce n’est que lorsque la mère l’a invité à s’assoir qu’il s’est assis et qu’il lui aurait expliqué que ce drame le touchait et que son fils avait encore de belles années devant lui et qu’il s’est jugé beaucoup plus sévèrement que la justice l’aurait fait. De l’avis de M. Tremblay, l’entrevue s’est déroulée sans autre remarque particulière. À la fin de l’entrevue, Mme Voyer lui a laissé son numéro de téléphone et lui le sien en lui disant de ne pas hésiter à le téléphoner si elle obtenait des informations sur le dossier, ce qu’il ferait lui aussi de son côté.
Les membres du comité de première instance concluaient aux paragraphes [9 et 10] : « Les versions de la plaignante et de sa belle-soeur, d’une part, et des mis en cause, d’autre part, sont contradictoires. Mme Voyer et M. Gagnon estiment que le journaliste a commis une faute professionnelle lors de la collecte de l’information, en ayant un comportement irrespectueux. Les mis en cause sont surpris par la plainte et font valoir que Mme Voyer « a gentiment accepté de nous accorder une entrevue ». Le Conseil estime plus probante la version des plaignants dans la mesure où elle est fondée sur un nombre plus important de sources directement impliquées par les événements et qu’elle fournit des détails plus précis sur les actions du journaliste. Aux yeux du Conseil, le journaliste a manqué de discernement en traitant le consentement de Mme Voyer comme celui de n’importe quelle autre source. Il y avait lieu de tenir compte de la situation extrême que la plaignante vivait et de sa vulnérabilité qui en découlait, et de mettre en doute le caractère libre et éclairé de la décision d’une personne qui vient tout juste d’apprendre le suicide de son fils. » Et « De plus, le Conseil juge répréhensible le comportement de M. Tremblay dans la demeure des plaignants. Dès son entrée, il s’assoit, demeure sur place malgré les signes évidents que sa présence était inopportune et insiste démesurément pour obtenir l’entrevue que Mme Voyer lui a refusée. Tout ceci manifeste une absence de prudence, de retenue, de circonspection et de compassion ainsi qu’un manque de respect à l’égard des plaignants. Bien qu’il soit d’intérêt public d’obtenir les réactions des proches d’un drame humain, un journaliste ne peut pénétrer dans l’intimité d’une famille durement éprouvée en imposant sa présence d’une telle façon. »
Les membres de la commission d’appel concluent, à la majorité (3/5), que le comité de première instance a appliqué correctement le principe déontologique relatif à la couverture des drames humains : « Que ce soit lors de la collecte, du traitement ou de la diffusion de l’information, les médias et les journalistes doivent faire preuve de prudence, de discernement et de circonspection. […] Les journalistes doivent manifester à l’endroit des victimes et de leurs proches tout le respect et la compassion qui leur sont dûs. » (DERP, p. 42)
Grief 2 : abus de pouvoir – M. Tremblay reconnaît que la première rencontre avec le propriétaire de la maison était tendue. Le propriétaire, M. Bérubé-Beaulieu, de façon arrogante leur aurait demandé de quitter les lieux sans prendre d’images. Il aurait fait intervenir la police pour qu’ils quittent les lieux. L’enquêteur sur place aurait demandé au caméraman de ne pas filmer la bâche jaune près du garage, car le corps s’y trouvait, ce qu’il a fait. M. Tremblay souligne qu’en aucun moment il n’aurait exercé du chantage à l’endroit du propriétaire en lui disant que sa maison serait directement associée au suicide de Marco Gagnon s’il ne lui accordait pas une entrevue. M. Tremblay ne nie pas avoir demandé une entrevue que M. Bérubé-Beaulieu a refusée et ce dernier ajoutant qu’il ne comprenait pas pourquoi le caméraman filmait la maison, alors que lui n’avait rien à voir avec le suicide de son locataire. M. Tremblay lui aurait dit que c’était bien désolant, mais que le drame était survenu sur son terrain. Et que contrairement à ce que le propriétaire avance, il ne lui a jamais dit qu’il était possible de ne pas filmer la maison en échange d’une histoire. Par ailleurs, M. Tremblay mentionne qu’il avait besoin d’images pour le reportage du soir et devant le refus du propriétaire, le caméraman a rapidement pris les images sans jamais pénétrer sur le terrain du plaignant et ils ont quitté les lieux.
Les membres du comité de première instance concluaient au paragraphe [14] : « Le respect des personnes fait partie des responsabilités de la presse énumérées dans le guide DERP. Cette notion de respect, qui s’applique autant à l’étape de la cueillette de l’information qu’à celle de son traitement, est incompatible avec le chantage et l’abus de pouvoir dont Stéphane Tremblay a fait preuve à l’égard de M. Bérubé-Beaulieu, en le menaçant de filmer sa propriété pour obtenir de l’information. Pour le Conseil, il est clair que M. Tremblay a exercé du chantage sur M. Bérubé-Beaulieu en le menaçant, s’il refusait d’accorder une entrevue, de lui causer un préjudice par la diffusion d’images rapprochées de sa propriété qui serait alors bien associée au suicide de Marco Gagnon. »
Les membres de la commission d’appel concluent, à la majorité (3/5), que le comité de première instance a appliqué correctement le principe déontologique relatif à la couverture des drames humains cité au paragraphe [6] de la présente décision.
RÉPLIQUE DES INTIMÉS
Les intimés n’ont soumis aucune réplique à l’appel.
DÉCISION
Après examen, les membres de la commission d’appel ont conclu, à la majorité (3/5), de maintenir la décision rendue en première instance.
Par conséquent, conformément aux règles de procédure, l’appel est rejeté et le dossier cité en titre est fermé.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que les décisions de la commission d’appel sont finales. L’article 8.2 s’applique aux décisions de la commission d’appel : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membre s’engagent pour leur part à respecter cette obligation, et à faire parvenir au secrétariat du Conseil une preuve de cette diffusion au maximum 30 jours suivant la date de la décision. » (Règlement No 2, article 8. 2)
La composition de la commission d’appel lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Mme Hélène Deslauriers
M. Pierre Thibault
Représentants des journalistes :
M. Daniel Renaud
M. Jean Sawyer
Représentant des entreprises de presse :
M. Denis Bélisle