Plaignant
MM. Frédéric Babin et Laurent Desbois
Mis en cause
M. Alexandre Pratt, directeur de l’information et lapresse.ca
Résumé de la plainte
Les 2 et 18 juillet 2014, MM. Frédéric Babin et Laurent Desbois portent plainte contre le retrait en ligne de la « Question du jour » du 1er juillet 2014 : « En ce premier juillet, fête du Canada, vous sentez-vous fier d’être Canadien? » M. Laurent Desbois déplore également le retrait de la « Question du jour » du 11 mars 2014 : « Selon le candidat-vedette du Parti québécois, Pierre Karl Péladeau, « l’indépendance du Québec doit se faire. Un peuple, une nation est légitimement en droit d’avoir un pays. » Êtes-vous d’accord avec M. Péladeau à ce sujet? » Les plaignants estiment que ces retraits constituent un acte d’autocensure portant atteinte au droit du public à l’information.
Analyse
Grief 1 : autocensure
Selon les résultats de la « Question du jour » du 1er juillet 2014, 73 % des répondants n’étaient « pas fiers du tout » d’être Canadiens. M. Babin considère cette rubrique comme un sondage d’opinion. Comme M. Desbois, il assimile le fait d’avoir retiré cette question à de la censure, ce qui porte atteinte à la libre circulation de l’information et au droit du public à l’information.
Selon les résultats à la question du 11 mars 2014, 64 % des répondants appuyaient la déclaration de Pierre Karl Péladeau au sujet de l’indépendance du Québec. M. Desbois associe le fait d’avoir retiré cette question à une forme de contrôle de l’information de la part de lapresse.ca, lequel serait motivé par une allégeance fédéraliste.
De façon générale, M. Laurent Desbois émet des doutes quant à l’objectivité des critères de décision des mis en cause et de l’application de ceux-ci afin de motiver le retrait d’une question de la rubrique. M. Desbois a interrogé à ce sujet M. Patrick Déry, directeur, section Débats, à La Presse. Ce dernier lui a expliqué qu’un nombre anormalement élevé de réponses en période estivale était une indication que les résultats avaient été manipulés.
M. Desbois n’est pas satisfait de cette réponse. Il donne l’exemple d’une autre question, posée le 24 juin 2014 : « Comment célébrerez-vous la fête nationale des Québécois aujourd’hui? », à laquelle 58 % des répondants avaient répondu qu’ils ne faisaient rien. Cette question a été maintenue en ligne, malgré le fait que 17 408 personnes y aient répondu (21 643 personnes ont répondu à la question du 1er juillet, qui a été retirée, note le plaignant), ce qu’il considère également élevé pour la saison estivale.
Me Patrick Bourbeau, du bureau des affaires juridiques de Gesca, fait valoir que « la « Question du jour » ne constitue pas un sondage et il ne prétend pas refléter l’opinion des résidents du Québec sur un sujet en particulier ». Il souligne que cette rubrique n’a aucune valeur scientifique, contrairement aux sondages exécutés pour le compte de La Presse, qui sont réalisés selon une méthodologie rigoureuse.
Le représentant des mis en cause admet que si de manière générale, les résultats sont vraisemblablement fidèles à l’opinion du lectorat de La Presse, il arrive que les résultats soient « noyautés » par des internautes, notamment par le biais des réseaux sociaux. Me Bourbeau explique que ces cas de manipulation des résultats sont dépistés soit lorsqu’une campagne concertée est portée à la connaissance de lapresse.ca ou lorsque les résultats varient de façon notable et brusque à un moment de la journée.
Me Bourbeau note que dans les deux cas signalés par les plaignants, les résultats avaient clairement été manipulés et que lapresse.ca « n’avait d’autre choix que de retirer les résultats », dans le souci de présenter une information exacte au public.
En janvier 2015, M. Patrick Déry a informé le Conseil que la rubrique n’était plus publiée par lapresse.ca, depuis la fin de l’été 2014. M. Déry a noté que les épisodes de noyautage des résultats n’étaient pas rares et étaient plus fréquents lors de périodes « agitées politiquement ». Dans tous les cas où une manipulation était détectée, une réflexion s’enclenchait sur l’intégrité de l’information diffusée et le danger de tromper les lecteurs, a-t-il expliqué. D’autres questions que celles visées par la présente plainte ont été retirées, a affirmé M. Déry. Ce phénomène de noyautage des résultats a finalement suscité une remise en question globale qui a abouti à l’abolition définitive de cette rubrique.
Invité à donner plus de détails sur les critères et le mode de décision menant au retrait de résultats déjà publiés à l’époque où la rubrique existait, M. Déry a affirmé au Conseil qu’une telle décision se prenait toujours selon les mêmes critères et de la même façon. De manière générale, un volume de réponses dépassant substantiellement la moyenne observée pour la saison, couplé à des pourcentages variant subitement en cours de journée constituait une motivation suffisante pour retirer la question, a expliqué M. Déry. Lorsque la situation ne laissait pas de place au doute, la réaction de lapresse.ca était toujours de retirer ces questions. Aucun motif idéologique n’intervenait dans ce choix, a souligné M. Déry.
Dans son guide Droits et responsabilités de la presse (DERP), le Conseil de presse rappelle le devoir des médias et des professionnels de l’information de ne pas verser dans l’autocensure. Ils doivent éviter de constituer eux-mêmes une menace au droit du public à l’information en restreignant une information pour des motifs incompatibles avec une presse libre et responsable.
Plus particulièrement : « Les médias et les professionnels de l’information contreviennent à leur rôle dans la société et aux responsabilités qui en découlent lorsque, dans leur façon d’aborder les événements, ils se laissent imposer une philosophie, une idéologie ou un courant d’idées donné, ou lorsqu’ils taisent ou rapportent avec parti pris l’information. Il en est de même si les entreprises de presse imposent à leurs journalistes des consignes de silence subtiles ou fermes, ou exercent sur eux des pressions les engageant à taire une information ou à la traiter selon leurs intérêts politiques, commerciaux ou autres, ou fondent leurs choix rédactionnels sur des motifs partisans. » (p. 23)
D’autre part, le guide mentionne : « Il est aussi de la responsabilité des entreprises de presse et des journalistes de se montrer prudents et attentifs aux tentatives de manipulation de l’information. Ils doivent faire preuve d’une extrême vigilance pour éviter de devenir, même à leur insu, les complices de personnes, de groupes ou d’instances qui ont intérêt à les exploiter pour imposer leurs idées ou encore pour orienter et influencer l’information au service de leurs intérêts propres, au détriment d’une information complète et impartiale. » (p. 22)
Le Conseil note l’affirmation des mis en cause à l’effet que les résultats de la rubrique « Question du jour » ont été à plusieurs occasions la cible d’internautes désirant influencer les résultats. On observe en effet régulièrement des campagnes organisées, sur les réseaux sociaux, par des groupes de pression.
Le Conseil est d’avis que lorsque ces influences ont un impact notable sur l’information diffusée, il est justifié et nécessaire pour un média d’agir pour corriger, rectifier, mettre au point ou faire ce qui est requis pour éviter de communiquer une information qui est manipulée par une action extérieure. Ne pas le faire serait une faute, car cela permettrait à des personnes ou groupes d’user du média comme une courroie de transmission de leurs intérêts particuliers et de présenter une information trompeuse pour le public.
Le Conseil estime que les plaignants n’ont pas démontré que les décisions de retirer ces deux rubriques étaient fondées sur des motifs partisans et sur les intérêts idéologiques des mis en cause. De plus, ils n’ont pas prouvé que, lorsque les résultats de la rubrique correspondaient aux intérêts idéologiques des mis en cause, et que ces derniers constataient une manipulation extérieure, ils publiaient néanmoins la rubrique.
Le Conseil juge qu’en raison des motifs invoqués par lapresse.ca, à savoir l’existence de manipulations extérieures fréquentes observées dans cette rubrique et de la lourdeur qu’impliquait la gestion de ces situations, la décision de lapresse.ca de retirer les questions visées et plus globalement de mettre définitivement un terme à la rubrique « Question du jour » ne peut être assimilée à de l’autocensure.
Pour toutes ces raisons, le grief d’autocensure est rejeté.
COMMENTAIRE ÉTHIQUE
Le Conseil n’est cependant pas insensible au danger de l’apparence d’autocensure mis en lumière par les plaignants. Dans le cadre de la publication régulière de cette chronique, le simple retrait d’une information, sans explication à l’attention du lecteur, pouvait être perçu comme un geste arbitraire, voire guidé par une idéologie, un parti pris ou tout autre motif incompatible avec une presse libre et responsable. Cette perception a pu nuire à la crédibilité du média et à la confiance que lui accorde le public.
Afin de ne pas alimenter la perception négative des lecteurs, il apparaît mieux indiqué, d’un point de vue éthique, de concevoir un moyen transparent de corriger, rectifier ou de faire une mise au point lorsque l’intégrité d’une information est remise en doute. Dans le cas d’une rubrique telle que la « Question du jour », une note au lecteur ajoutée aux résultats semble une meilleure solution.
Décision
Au vu de ce qui précède, le Conseil de presse du Québec rejette les plaintes de MM. Frédéric Babin et Laurent Desbois contre lapresse.ca, pour le grief d’autocensure.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Mme Micheline Bélanger
M. Adélard Guillemette
Mme Jackie Tremblay
Représentants des journalistes :
Mme Katerine Belley-Murray
M. Marc-André Sabourin
Représentant des entreprises de presse :
M. Luc Simard
Analyse de la décision
- C02F Création/retrait de rubriques/d’émissions
- C07A Entrave à la diffusion/distribution