Plaignant
MRC du Rocher-Percé et Mme Diane Lebouthillier, préfet
Mis en cause
MM. Charles Lecavalier, journaliste et Sébastien Ménard, rédacteur en chef et le quotidien Le Journal de Québec
Résumé de la plainte
Mme Diane Lebouthillier, préfet de la MRC Rocher-Percé, dépose une plainte le 28 octobre 2014 à l’encontre du journaliste Charles Lecavalier et du Journal de Québec, au sujet d’un titre en une, « Cimenterie de Port-Daniel-Gascons, en Gaspésie – La poubelle de l’Amérique du Nord – 175 000 tonnes de déchets du pétrole y seront incinérés », et d’un article intitulé « Cimenterie Port-Daniel – Incinérateur format géant en Gaspésie », publiés dans l’édition du 22 septembre 2014. La plaignante reproche la publication d’informations inexactes et sensationnalistes, ainsi qu’un manque d’équilibre.
Le Journal de Québec n’a pas répondu à la présente plainte.
Analyse
Grief 1 : inexactitudes et sensationnalisme
Les titres et le chapeau
Mme Lebouthillier déplore le titre de la une du journal : « Cimenterie de Port-Daniel-Gascons, en Gaspésie – La poubelle de l’Amérique du Nord – 175 000 tonnes de déchets du pétrole y seront incinérés ». Elle estime ce titre est « dénigrant, sensationnaliste et mensonger », et note que « l’affirmation que la Gaspésie deviendra de facto la poubelle de l’Amérique n’est pas démontrée ». Quant au titre de la page 3, elle fait valoir qu’« un tel incinérateur géant n’existe pas. C’est une vue de l’esprit. » La plaignante note que la référence à un incinérateur est reprise dans le chapeau : « La Gaspésie va devenir un incinérateur des déchets des raffineries américaines ».
Dans son guide de déontologie Droits et responsabilités de la presse (DERP), le Conseil stipule que : « Quel que soit l’angle de traitement retenu pour une nouvelle ou un reportage, les médias et les journalistes doivent transmettre une information qui reflète l’ensemble d’une situation et le faire avec honnêteté, exactitude et impartialité. » (p. 26) Par ailleurs, « les médias et les professionnels de l’information doivent traiter l’information recueillie sans déformer la réalité. Le recours au sensationnalisme et à l’ »information-spectacle » risque de donner lieu à une exagération et une interprétation abusive des faits et des événements et d’induire le public en erreur quant à la valeur et à la portée réelles des informations qui lui sont transmises ». (p. 22)
Sur son site Internet, Environnement Canada définit en ces termes les fonctions d’un incinérateur de déchets : « Les incinérateurs de déchets sont utilisés principalement pour traiter thermiquement (p. ex. brûler ou pyrolyser) un déchet pour en réduire le volume, détruire un produit chimique dangereux présent dans le déchet, ou détruire des pathogènes présents dans le déchet. Cela comprend les installations où la chaleur de traitement est récupérée comme sous-produit des gaz d’échappement de l’incinérateur, mais ne comprend pas les procédés industriels dans lesquels un combustible dérivé des déchets de fabrication d’un produit primaire est brûlé comme source d’énergie. » (nous soulignons)
Les installations de la future cimenterie McInnis entrent dans cette dernière catégorie, laquelle n’est pas associée aux incinérateurs de déchets. Le site de Port-Daniel-Gascon utilisera en effet un combustible, le coke de pétrole, pour le fonctionnement d’un four servant à la cuisson des intrants nécessaires à la production du ciment. Selon le ministère fédéral, qui définit un incinérateur comme une technologie d’élimination et non de production, il est techniquement inexact de parler d’incinérateur à déchets dans ce contexte.
Cependant, dans son sens usuel et répandu, le terme incinérateur réfère à une installation où des déchets sont brûlés. En effet, selon le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), l’incinération se définit comme « [L’]action de réduire en cendres les boues d’épuration des eaux résiduaires, les déchets urbains ou industriels. » (nous soulignons) Considérant que le coke de pétrole constitue un déchet produit par le raffinage du pétrole, un procédé industriel, force est de reconnaître qu’il n’était donc pas, selon le sens courant, inexact de parler d’incinération.
Il y a ainsi lieu de se demander laquelle des deux définitions doit servir de critère pour déterminer s’il était exact, ou non, de parler d’incinération. Aux yeux du Conseil, il faut distinguer les vérités scientifiques (ou encore techniques ou administratives) des vérités journalistiques. Autrement dit, il faut reconnaître que chacun de ces domaines de la communication humaine admet des règles différentes, et que les exigences de l’un ne sauraient se transposer automatiquement à l’autre. Dans le cas présent, le Conseil juge que le sens usuel ne trahissait pas le sens des événements, d’autant plus qu’il est clairement établi, dans la suite du texte, que l’incinération n’était pas une fin en soi, mais bien un moyen pour parvenir à une autre fin : la production de ciment.
Le grief est donc rejeté sur ce premier point, à la majorité (3/5). Deux membres du comité ne partagent pas cette opinion et sont d’avis que le titre de la une introduit une inexactitude, en associant la future cimenterie à un incinérateur à déchets, dont l’objectif premier est l’élimination des déchets, ce qui n’est pas conforme à la réalité. Ils font valoir que le terme incinérateur renvoie en effet le plus souvent à une installation dont la vocation est d’accueillir quantité de divers résidus non valorisables, notamment des ordures ménagères, d’autant que le terme « incinérateur » est associé au mot « poubelle » qui est imprimé en très gros caractères gras.
Quant à la formulation « la poubelle de l’Amérique », utilisée en une, le Conseil n’y voit pas la marque d’une quelconque forme de sensationnalisme. En effet, dans la mesure où il a été établi que la cimenterie serait, à terme, le site produisant le plus d’émissions de gaz à effet de serre du Québec, il ne semble pas exagéré d’affirmer, dans un langage coloré, qu’un tel site fera de la Gaspésie « la poubelle de l’Amérique ».
Le grief est rejeté sur ce deuxième point, à la majorité (3/5). Deux membres du comité ne partagent pas cette opinion, et sont d’avis que la formulation « la poubelle de l’Amérique » relève davantage de l’information-spectacle que d’une information rigoureuse. La référence à un incinérateur à déchets, qu’ils estiment erronée, est ainsi montée en épingle, ce qui ajoute à la déformation du réel, encore amplifiée par l’infographie appuyée de la une. Le tout est susceptible de tromper le public plutôt que de l’éclairer sur le sens et la portée véritable du sujet, estiment les dissidents.
Enfin, affirmer que « la Gaspésie va devenir un incinérateur des déchets des raffineries américaines », comme le fait le journaliste dans le chapeau, n’est pas, de l’avis du Conseil, inexact et hors de proportion comme le prétendait la plaignante, qui estimait en outre qu’une telle affirmation constituait un élément « dégradant pour la Gaspésie et ses citoyens ». Aux yeux du Conseil, il faut plutôt voir dans cette affirmation une figure de style, en vertu de laquelle une partie est désignée par le tout.
Le grief est rejeté sur ce troisième point, à la majorité (3/5). Deux membres du comité estiment quant à eux que cette affirmation est à la fois inexacte, pour les raisons invoquées précédemment au sujet de l’utilisation du terme « incinérateur » et hors de proportion. Bien qu’ils admettent qu’il s’agit d’une figure de style, ils sont d’avis qu’elle est abusive et met en scène l’information au détriment de la rigueur journalistique.
« Le projet industriel le plus polluant »
Mme Lebouthillier affirme que le journaliste, dans son article, publie une information inexacte en écrivant que la future cimenterie est le « projet industriel le plus polluant de l’histoire du Québec ».
D’après les données (2013) du Ministère du Développement durable, de l’Environnement, et de la Lutte contre les changements climatiques, la cimenterie McInnis serait, sur la base du scénario de l’émission de 1,76 tonne de gaz à effet de serre (GES) par année, le site à la source des émissions les plus importantes de GES.
Une porte-parole de l’entreprise McInnis Ciment a confirmé l’exactitude de ces données au Conseil, mais note que le mot « polluant » n’est pas approprié, lorsqu’il est question de GES.
Vérification faite auprès d’experts, une distinction est en général établie entre les émissions de polluants atmosphériques, qui engendrent des impacts directs sur la santé humaine et les émissions de GES, qui n’ont que des effets indirects sur ce plan. En conséquence, au sens strict, l’utilisation du mot « polluant » relativement aux GES peut être abusive.
Cependant, le Conseil a répertorié diverses sources reconnues, dont la Cour suprême des États-Unis, l’Agence américaine de protection de l’environnement et l’Organisation météorologique mondiale (ONU), qui utilisent le mot « polluant » pour désigner les GES. Il semble donc qu’une mouvance se dessine, sur les plans juridiques et scientifiques, quant à l’acceptabilité de l’utilisation de ce mot dans le contexte des émissions de GES.
Enfin, le Petit Robert définit le mot « polluant » en des termes très larges : « agent provoquant une dégradation dans un milieu donné ». Cette définition est compatible avec l’utilisation usuelle du terme dans le contexte des émissions de GES.
Le grief est rejeté sur ce quatrième point.
Projet appuyé par l’État québécois
La plaignante soutient que d’affirmer que le « projet est appuyé par l’État québécois à la hauteur de 450 M$ en prêts et en capital-action », comme le fait le journaliste, est de la « désinformation ». Selon Mme Lebouthillier, « il ne s’agit pas, à proprement parler, de « prêts », mais de garantie de prêts ».
Selon un document réalisé par McInnis Ciment et présentant le montage financier associé au projet, la partie publique de ce montage est composée d’investissements en capital de la Caisse de dépôt et placement (CDP) du Québec, ainsi que d’un investissement en capital et d’un prêt commercial (aux conditions du marché) d’Investissement Québec (IQ), comme l’avance M. Charles Lecavalier. Ces deux sources financières totalisent bien 450 M$, selon McInnis Ciment. Dans le même document, on précise toutefois qu’il est faux de parler de subvention gouvernementale, dans ces cas.
Dans son article, le journaliste n’a pas employé le mot subvention. Il affirme plutôt que le projet « est appuyé » par l’État québécois. Dans la mesure où IQ et la CDP sont des créations du gouvernement québécois et que ce dernier nomme les membres de leur conseil d’administration, le Conseil juge que l’emploi du verbe « appuyer » pour illustrer une implication financière indirecte du gouvernement par des investissements et un prêt émanant de la CDP et d’IQ n’est pas abusif.
Le grief est rejeté sur ce cinquième point.
Au vu de tout ce qui précède, le grief pour inexactitudes et sensationnalisme est rejeté, à la majorité (3/5). Deux membres du comité ont toutefois exprimé leur dissidence sur le premier, deuxième et troisième point.
Grief 2 : manque d’équilibre
Selon la plaignante, l’article présente « un scénario d’apocalypse sur le plan de l’environnement, ce qui est bien loin de la vérité ». Mme Lebouthillier déplore, par ailleurs, que le journaliste n’ait pas mentionné que McInnis Ciment mettra de l’avant un plan de réduction des GES. « La cimenterie de Port-Daniel émettra 20 % moins de gaz à effet de serre par tonne de ciment produit que la plupart des cimenteries existantes au Québec. »
Dans son guide DERP, le Conseil rappelle que « dans les cas où une nouvelle ou un reportage traite de situations ou de questions controversées, ou de conflits entre des parties, de quelque nature qu’ils soient, un traitement équilibré doit être accordé aux éléments et aux parties en opposition». (p. 26)
Il est indéniable que le dossier de la cimenterie de Port-Daniel-Gascons a suscité beaucoup de controverse. Dans un pareil cas, le journaliste avait le devoir de faire valoir les points de vue favorables au projet, notamment celui de McInnis Ciment, ce qui n’a pas été fait.
Le grief de manque d’équilibre est retenu.
Refus de collaborer
Le Journal de Québec n’a pas répondu à la présente plainte.
Le Conseil reproche au Journal de Québec son manque de collaboration pour avoir refusé de répondre, devant le Tribunal d’honneur, de la plainte les concernant.
Décision
Au vu de ce qui précède, le Conseil de presse du Québec rejette, à la majorité (3/5), la plainte de la MRC du Rocher-Percé et de Mme Diane Lebouthiller contre Le Journal de Québec, pour les griefs d’inexactitudes et sensationnalisme dans les titres. Cependant, deux membres du comité ont exprimé leur dissidence sur trois éléments de ce grief. De plus, le Conseil retient la plainte contre le journaliste Charles Lecavalier et le Journal de Québec pour manque d’équilibre.
Pour son manque de collaboration, en refusant de répondre à la présente plainte, le Conseil de presse blâme Le Journal de Québec.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membre s’engagent pour leur part à respecter cette obligation, et à faire parvenir au secrétariat du Conseil une preuve de cette diffusion au maximum 30 jours suivant la date de la décision. » (Règlement No 2, article 8.2)
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
- Mme Micheline Bélanger
- M. Adélard Guillemette
Représentants des journalistes :
- Mme Katerine Belley-Murray
- M. Denis Guénette
Représentant des entreprises de presse :
- M. Raymond Tardif
Analyse de la décision
- C11B Information inexacte
- C12A Manque d’équilibre
- C14A Sensationnalisme/exagération/insistance indue
- C24A Manque de collaboration