Plaignant
Un groupe de
plaignants
Représentant du plaignant
M. Jacques Gagné
(avocat)
Mis en cause
Le Journal de
Québec, M. Eddie Labrie et M. Jacques Dussault (journalistes)
Résumé de la plainte
La série d’articles
consacrés à l’affaire Field, parus dans Le Journal de Québec entre le 29
décembre 1977 et le 15 janvier 1978, va à l’encontre du droit de cette personne
à la présomption d’innocence. Le contenu et les titres de ces articles
renferment des propos injurieux et des accusations dirigés contre M. Field,
alors que ce dernier n’était encore qu’un simple suspect.
Faits
Le 2 novembre
1978, le juge Jean Bienvenue de la cour supérieure, chambre criminelle,
condamnait M. Guy Field à 25 ans de pénitencier après l’avoir reconnu coupable
du meurtre d’une fillette, survenu à Lévis le 28 décembre 1977.
Griefs du plaignant
Le Conseil de
presse, quant à lui, fut saisi d’une plainte concernant le traitement que le
Journal de Québec avait accordé à cette affaire dans une série d’articles
s’échelonnant au lendemain du meurtre jusqu’au 15 janvier 1978. Les signataires
de cette plainte, ne minimisant aucunement l’odieux de ce crime non plus que la
responsabilité des experts qui avaient estimé que M. Field n’était pas un être
dangereux, reprochaient au Journal de Québec et au journaliste Eddie Labrie
d’avoir bafoué, par leur façon de traiter cette affaire, le droit de cette
personne à la présomption d’innocence consacrée par le Code criminel et la
Déclaration canadienne des droits.
Les plaignants
rappelaient qu’au moment où ces articles furent publiés, M. Field n’était
encore qu’un suspect retenu comme témoin important sur ordre du coroner et
qu’ainsi, outre son droit incontestable à la présomption d’innocence, le
Journal de Québec aurait dû redoubler de prudence et de circonspection à son
endroit.
Ils retenaient
comme exemple l’article paru le 30 décembre où le lecteur pouvait lire en
première page, en gros caractères rouges: «Ce monstre a fait de Brigitte une
martyre». Ce titre était accompagné des photos de M. Field, alors suspect, et
de la victime. A la page 5 de la même édition, on retrouvait le titre suivant
sur quatre colonnes: «Le monstre dénoncé par un individu qui les a vus
ensemble». Le 3 janvier, le journal titrait en gros caractères et en première
page «Brigitte partie à son dernier repos, pendant qu’on doit protéger son
bourreau». Ces titres et d’autres du même style étaient renforcés par des
articles où se retrouvaient les épithètes suivantes à l’égard du suspect: «Le
monstre de la Rive-Sud», «le bourreau de Brigitte», «l’odieux personnage a tué
la fillette», «le monstrueux personnage».
Une telle façon
de traiter ainsi les affaires de nature criminelle à laquelle a recours trop
souvent le Journal de Québec constitue, selon les plaignants, une entrave au
droit des personnes à une défense pleine et entière devant les instances
compétentes puisque cela a comme conséquence de faire d’un suspect, un accusé
et, de celui-ci un coupable déjà condamné devant l’opinion publique.
Analyse
Le Conseil de Presse a examiné ce qui lui est apparu comme un exemple d’exploitation de la violence criminelle, non pas pour remettre en cause les conclusions du tribunal dans le présent cas, mais pour dégager les principes qui devraient, selon lui, guider la presse et plus particulièrement les chroniqueurs judiciaires dans l’exercice responsable de leur métier.
Il apparaît clairement au Conseil que lorsque la presse adopte, dans le traitement des événements de nature criminelle, une telle attitude envers une personne, qu’elle soit témoin principal, suspecte ou accusée d’un crime, elle en fait un coupable devant l’opinion publique.
Or, un tel traitement trop souvent étalé à la une cause, au sens du Conseil, un préjudice grave à la personne dont il risque de compromettre la présomption d’innocence que lui reconnaît, comme une garantie fondamentale, le système de droit criminel canadien. Une personne, même simple suspecte, perdra ainsi le bénéfice du doute raisonnable voulant qu’elle soit réputée innocente tant que les instances compétentes ne l’ont pas déclarée coupable.
En agissant comme l’a fait le Journal de Québec, dans le présent cas, la presse non seulement assume un rôle qui ne lui appartient pas de jouer puisqu’elle se substitue à l’appareil judiciaire, mais grève sérieusement, en discréditant la personne auprès de l’opinion publique et de ceux qui, comme citoyens, peuvent être appelés à décider de sa culpabilité, son droit à un procès juste et impartial, libre de toute idée préconçue.
Ce danger grave fait référence à l’expression consacrée par le droit amÉricain de «Trial by Newspaper». Et, aux Etats-Unis, on a même assisté au renversement d’un verdict de culpabilité pour le seul motif que la publicité faite avant le procès d’un prévenu avait empêché la tenue d’une audition impartiale de l’affaire.
Les tribunaux canadiens et québécois, conscients de ces inconvénients que comportent de tels procédés de la presse, observent une grande prudence, comme l’affirmait pour sa part, dans un arrêt récent, le juge Ruston Lamb de la cour supérieure du Québec:
«La liberté de presse est un des principes les plus fondamentaux et les plus précieux de notre système de gouvernement, mais cette liberté ne saurait être exercée au point d’entraver la bonne administration de la justice et le droit d’un individu, également fondamental, d’être jugé par un tribunal impartial et libre de toute pression indue ou de toute atmosphère nocive».
Le Conseil de presse considère aussi, pour sa part, que la liberté de la presse cesse de jouer son rôle de garantie fondamentale dans une société lorsqu’elle atteint des droits tout aussi fondamentaux des individus qui la composent.
Aussi, une grande circonspection s’impose-t-elle à la presse qui, en matière judiciaire, devrait constamment garder à l’esprit que: – un accusé, et à plus forte raison un simple suspect, est présumé innocent tant que sa culpabilité n’a pas été reconnue par un tribunal compétent; – le lecteur, l’auditeur et le téléspectateur étant des juges ou des jurés en puissance, il importe que la presse prenne toutes les mesures de prudence pour éviter d’entacher ou de porter atteinte à l’impartialité de leur jugement.
Outre cette règle fondamentale de l’administration de la justice, le Conseil est d’avis que la presse, au nom même de la liberté de la presse, devrait faire elle-même les distinctions qui s’imposent de sorte qu’en assurant le droit du public à l’information sur les aspects d’intérêt public qu’offre l’actualité judiciaire, elle n’entrave pas les droits tout aussi fondamentaux de la personne.
Analyse de la décision
- C17H Procès par les médias