Plaignant
Ligue des droits
et libertés [Office des droits des détenu(e)s]
Représentant du plaignant
M. Jean-Claude
Bernheim (représentant, Ligue des droits et libertés [Office des droits des
détenu(e)s])
Mis en cause
Allô Police [Montréal],
M. Georges-André Parent (directeur) et M. Marcel Laroche (journaliste)
Résumé de la plainte
Allô Police
traite avec sensationnalisme le meurtre de deux adolescents dans son édition du
29 juillet 1979. L’épithète «monstres» employée pour désigner les deux
prévenus, le harcèlement du photographe lors de leur comparution, le dessin de
la scène du crime et le procès d’intention fait en éditorial sont contraires au
droit à la présomption d’innocence et à une défense équitable devant les
tribunaux.
Griefs du plaignant
Le Conseil de
presse a terminé l’étude de la plainte que monsieur Jean-Claude Bernheim
logeait auprès de lui au nom de l’Office des droits des détenus de la Ligue des
droits et libertés contre l’hebdomadaire Allô Police pour la façon, selon lui
«bassement démagogique et sensationnelle», dont il a couvert, dans son édition
du 29 juillet 1979, le meurtre de deux adolescents survenu le 3 juillet 1979
sur le pont Jacques-Cartier.
Le plaignant
reprochait plus particulièrement à votre journal d’avoir, entre autres, à deux
reprises, dont une fois en première page, qualifié de «monstres» les deux témoins
importants dans cette affaire, messieurs Normand Guérin et Gilles Pimparé. Il
dénonçait également l’attitude du photographe qui aurait harcelé lesdits
accusés lors de leur comparution. Quant au dessinateur ou à la dessinatrice qui
a reconstitué la scène du crime, il lui reprochait d’avoir fait en sorte que
les traits de l’un des présumés assassins ressemblent étrangement à l’un des
accusés, contrairement à la présomption d’innocence dont ils jouissaient encore
à cette étape de la procédure, telle que consacrée par le code criminel et la
Déclaration canadienne des droits de l’Homme. Monsieur Bernheim estimait enfin
que votre éditorial camouflait mal le procès d’intention à l’endroit des deux
suspects.
En attirant
l’attention du Conseil sur un extrait du rapport de la Commission d’enquête sur
l’administration de la justice en matière criminelle et pénale au Québec
(Commission Prévost – 1969) concernant «La société face au crime», le plaignant
mettait l’accent sur la lourde responsabilité qui incombe à la presse dans la
réalisation d’une réforme de l’administration de la justice digne d’une
«société moderne, libérée d’une mentalité répressive et carrément orientée vers
le respect intégral des droits fondamentaux de la personne humaine et vers la
réhabilitation des coupables». Selon monsieur Bernheim, le traitement accordé
par Allô Police à l’affaire Guérin et Pimparé constituait une illustration de
tout le chemin qui reste à parcourir à une certaine presse pour réaliser les
espoirs de ladite Commission.
Commentaires du mis en cause
Evoquant les
difficultés éprouvées par les organes d’information dans le traitement de
l’actualité judiciaire au moment où les accusés sont présumés innocents en
attendant d’être jugés, vous indiquiez au Conseil que la solution au problème
soulevé par monsieur Bernheim ne revenait pas en premier lieu à la presse, mais
à l’organisation de notre système judiciaire. Vous estimiez que si on était
convaincu que de telles procédures publiques étaient dommageables, on devait
réviser la loi et cesser de s’attaquer aux médias qui, dans le contexte actuel
des choses, n’ont pas à prendre sur eux de censurer les procédures publiques de
mises en accusation. Aussi, le problème du «trial by newspapers» dans ce cas
débordait-il, selon vous, une simple question d’éthique professionnelle, mais
remettait davantage en cause l’examen du système judiciaire canadien.
Analyse
Le Conseil ne peut d’une part se prononcer sur l’attitude du photographe de Allô Police qui, selon le plaignant, aurait harcelé les prévenus lors de leur comparution devant le coroner, n’étant pas en mesure de vérifier si dans les circonstances il a pu avoir un comportement qui pouvait être contraire aux normes de l’éthique journalistique.
Le Conseil ne retient pas non plus le grief du plaignant tel qu’énoncé concernant la ressemblance que le dessinateur responsable de l’illustration remplissant la dernière page de l’édition en question aurait fait en sorte de donner aux traits de l’un des accusés, étant d’avis qu’il s’agit-là matière d’opinion. Le Conseil fait plutôt grief au journal Allô Police pour le caractère sensationnel de ce dessin qui n’ajoute rien à l’information du public sur le drame en question, mais qui semble plutôt inspiré du désir d’attirer l’attention du public sur les aspects morbides ou spectaculaires du drame en question. Le Conseil regrette d’avoir à déplorer trop souvent une telle pratique qui, soit par inconscience ou par vénalité, a comme résultat inévitable de diminuer la qualité de l’information d’une façon générale et plus particulièrement de l’information judiciaire.
Il ne relève pas enfin de la compétence du Conseil de se prononcer sur le contenu des opinions éditoriales. Celles-ci relevant de l’autorité rédactionnelle de l’éditeur, dans le prolongement de sa liberté d’expression et d’opinion, le Conseil ne saurait se substituer à son propre jugement sans risquer de devenir un organisme de direction et d’orientation de l’information, sauf pour revoir, si besoin est, les critères rédactionnels qui ne seraient pas conformes au rôle des organes d’information de renseigner adéquatement le public.
Or, le Conseil considère qu’en l’occurrence l’éditorial de monsieur Parent, loin de camoufler un procès d’intention à l’égard des prévenus, constituait une manifestation normale de la liberté d’expression répondant aux exigences de l’éthique journalistique.
Quant à l’utilisation du mot «monstres» pour désigner les deux accusés, le Conseil est d’avis, bien qu’il n’ait pas à établir un lexique des termes que la presse doit employer ou éviter, que dans le présent cas, l’emploi de ce qualificatif a pu avoir comme effet de discréditer, auprès de l’opinion publique, les deux prévenus en compromettant la présomption d’innocence que leur reconnaît comme une garantie fondamentale le système de droit criminel canadien. Ainsi des personnes, même simples suspectes, perdront le bénéfice du doute raisonnable voulant qu’elles soient réputées innocentes tant que les instances compétentes ne les ont pas déclarées coupables, danger qui fait référence à l’expression consacrée par le droit amÉricain de «trial by newspapers».
En agissant comme l’a fait Allô Police dans le présent cas, la presse non seulement assume un rôle qui ne lui appartient pas de jouer, puisqu’elle se substitue à l’appareil judiciaire, mais elle grève sérieusement, auprès de ceux qui peuvent être appelés à décider de la culpabilité de la personne, le droit de cette dernière à un procès juste, impartial et libre de toute idée préconçue. Aussi, le Conseil ne saurait-il trop insister sur la circonspection et la rigueur que doit s’imposer la presse en matière judiciaire en gardant constamment à l’esprit qu’une personne, qu’elle soit suspecte ou accusée d’un crime, est présumée innocente tant que sa culpabilité n’a pas été reconnue par un tribunal compétent. Autrement, la presse s’expose à en faire prématurément un coupable devant l’opinion publique.
Outre cette règle fondamentale de l’administration de la justice, le Conseil est d’avis que la presse, au nom même de la liberté de la presse, devrait faire elle-même les distinctions qui s’imposent de sorte qu’en assurant le droit du public à l’information sur les aspects d’intérêt public qu’offre l’actualité judiciaire, elle ne compromette pas d’autres droits tout aussi fondamentaux de la personne.
Analyse de la décision
- C01B Objection à la prise de position
- C14A Sensationnalisme/exagération/insistance indue
- C17H Procès par les médias
- C23J Intimidation/harcèlement