Plaignant
Centre de
services sociaux Richelieu
Représentant du plaignant
M. Florian
Gaudreault (directeur de la protection de la jeunesse, Centre de services sociaux
Richelieu)
Mis en cause
La Voix de l’Est
[Granby]
Représentant du mis en cause
M. Guy Crevier
(éditeur et directeur général, La Voix de l’Est [Granby])
Résumé de la plainte
Trois articles
qui relatent le procès d’un homme accusé d’avoir abusé de sa fille, publiés les
2 mai, 5 et 15 juin 1984 dans La Voix de l’Est, permettent d’identifier
facilement la victime mineure. Une telle façon de faire s’avère d’autant plus
dommageable pour la victime que cette dernière habite un centre rural où tous
les gens se connaissent.
Griefs du plaignant
Le Conseil a terminé
l’étude de la plainte portée par monsieur Florian Gaudreault, directeur de la
protection de la jeunesse du Centre de services sociaux Richelieu, contre le
quotidien La Voix de l’Est de Granby.
Le plaignant
s’en prenait à l’article publié dans ce journal le 2 mai 1984 sous le titre:
«Accusé d’avoir abusé de sa fille et battu sa femme, Lefebvre devra subir un
examen psychiatrique». Selon monsieur Gaudreault, ce texte, de même que deux
autres publiés les 5 et 15 juin sur le même sujet, permettaient d’identifier
facilement la fillette victime de son père.
Une telle façon
de faire serait d’autant plus dommageable que, dans les petits centres ruraux,
tous les gens se connaissent. Aussi la famille concernée a-t-elle été
stigmatisée et étiquetée, risquant «d’être pointée du doigt à tout moment»,
ceci en grande partie à cause de la publicité faite à cette affaire par La Voix
de l’Est. En effet, l’article identifiait clairement le père ainsi que le nom
du village où il habitait tout en précisant qu’il était accusé «de divers
délits sexuels sur sa fille». Le titre le précisait également en plus de
signaler que le prévenu était accusé d’avoir battu sa femme.
Outre les
conséquences néfastes d’une telle publicité pour la fillette elle-même, la mère
risquait de se culpabiliser davantage à la suite de l’étalement du drame dans
le journal, et les autres enfants de la famille pouvaient faire face à des
difficultés lors de leur réinsertion à l’école.
Commentaires du mis en cause
L’éditeur et
directeur général de La Voix de l’Est, monsieur Guy Crevier, dissociait pour sa
part l’aspect légal et l’aspect moral de la plainte.
Légalement, La
Voix de l’Est s’était conformée à la «Loi sur la presse» en rapportant
fidèlement et de bonne foi les faits et événements reliés au procès auquel
l’accusé Lefebvre avait plaidé coupable sous six chefs d’accusation. En outre,
ce procès n’était pas tenu à huis clos. Le journal s’était également conformé
au Code criminel en ne publiant aucune information indécente ou de nature à
offenser la morale publique. Enfin, la cause rapportée ne relevait pas du
Tribunal de la jeunesse et La Voix de l’Est s’était conformée à toutes les
directives du juge ayant été chargé de cette cause à la Cour des sessions de la
paix.
En termes
d’éthique, le journal n’aurait que «suivi la règle qui veut que
l’administration de la justice relève du domaine public». Aussi, monsieur
Crevier considérait-il que La Voix de l’Est avait agi adéquatement en publiant
les comptes rendus du procès de monsieur Lefebvre. En aucun moment le journal
n’aurait tenté d’exploiter le «spectaculaire» de la nouvelle.
En outre,
c’était la deuxième fois en moins d’un an que survenait dans la région un
procès relié à des cas d’agression sexuelle de cette nature. Ces crimes sont
difficiles à dépister et souvent cachés selon plusieurs experts, et La Voix de
l’Est se devait «d’informer correctement ses lecteurs sur le milieu qui les
entoure et conséquemment, dans une certaine mesure, sur les dangers qu’un
individu peut représenter pour une communauté». En l’occurrence, l’accusé avait
déjà eu maille à partir avec les tribunaux en 1979 et 1980 pour des crimes de
même nature que ceux dont il fut accusé en 1984.
L’éditeur de La
Voix de l’Est disait croire que la position traditionnelle du Conseil de presse
à l’effet de ne divulguer aucun détail susceptible de permettre
l’identification des personnes mineures impliquées dans de tels drames
contribuerait «à maintenir dans l’anonymat l’épineux sujet des crimes sexuels
envers des enfants en restreignant le débat public».
Il y avait
également le risque de créer deux formes de justices pour un même crime: «Une
personne reconnue coupable d’avoir commis des crimes sexuels sur un membre
mineur de sa propre famille se verrait accorder un traitement différent par les
médias qu’une autre personne ayant commis des crimes similaires sur des
enfants».
Par ailleurs,
monsieur Crevier mettait le Conseil en garde contre une volonté d’aller au-delà
de l’interprétation des lois sur la protection de l’identité des personnes
mineures, cette question devant plutôt être abordées dans un cadre global et à
la suite d’une consultation élargie des personnes et milieux concernés.
Enfin, l’éditeur
de La Voix de l’Est niait que les malheurs de la famille Lefebvre aient pu être
attribuables en grande partie à son journal. Au contraire, la situation pénible
vécue par cette famille datait déjà de plusieurs années, tel que démontré au
tribunal.
Analyse
Dans le présent cas, le Conseil reconnaît le caractère d’intérêt public de l’affaire criminelle rapportée par La Voix de l’Est. Le Conseil reconnaît également que le journal n’a pas traité cette affaire avec sensationnalisme. Les normes de rigueur et de sobriété ont été respectées.
Toutefois, les professionnels de l’information devraient éviter d’identifier des victimes de crimes à caractère sexuel d’autant plus si elles sont mineures. Ainsi, le Conseil blâme La Voix de l’Est pour avoir permis d’identifier indirectement la personne mineure impliquée dans cette affaire. La nécessité de ne pas compromettre les chances de réinsertion sociale et familiale de cette personne prime ici sur la nécessité invoquée par le journal d’informer le public sur l’identité d’un individu potentiellement dangereux pour la communauté.
Le Conseil n’essaie aucunement d’aller au-delà de l’interprétation des lois ou de nier l’importance du droit collectif qu’a le public à être informer. Cependant, les professionnels de l’information doivent tenir compte en tout temps de l’existence de droits individuels tout aussi fondamentaux dont celui à la vie privée.
Analyse de la décision
- C02A Choix et importance de la couverture
- C14A Sensationnalisme/exagération/insistance indue
- C16B Divulgation de l’identité/photo
Commentaires des dissidents à propos de la décision
Dissidence de MM.
Clément Trudel et Jean-René Ferron:
Nous ne
partageons pas la conclusion de nos collègues et ne pouvons retenir aucun blâme
contre La Voix de l’Est dans le dossier qui oppose ce quotidien au directeur de
la protection de la jeunesse, monsieur Florian Gaudreault, du Centre de
services sociaux Richelieu.
Il s’agit ici de
textes parus en rapport avec l’affaire «L»: textes qui auraient permis
d’identifier une victime mineure d’abus sexuels commis par son père. Nous
sommes portés ici à faire profiter le quotidien de Granby du bénéfice du doute
et ce, pour trois raisons principales: 1. L’absence de directives du tribunal
quant à la «non-publication»; 2. L’absence d’exploitation sensationnelle de
l’affaire par la rédaction de La Voix de l’Est; 3. La Voix de l’Est aurait pu
choisir de ne pas parler de cette affaire, il est vrai. Nous avons à juger des
circonstances dans lesquelles ce journal a fait paraître les articles qui font
l’objet de la plainte.
Sans approuver
les exposés spécieux qui tentent d’établir une frontière entre le légal et le
moral dans cette affaire – arguments qui pourraient donner le feu vert au
dévoilement de l’identité des victimes mineures – nous ne voyons pas pourquoi
il y aurait blâme, le dossier nous apparaissant avoir été traité avec discernement.
Si des tiers sont éclaboussés dans une affaire scabreuse, il faut souhaiter en
minimiser les dégâts et non pas aseptiser les comptes rendus, attitude qui,
transposée dans d’autres champs de l’actualité, créerait le danger de
l’insignifiance.
Dissidents
M. Jean-René
Ferron et M. Clément Trudel