Plaignant
La Curatelle
publique et M. Rémi Lussier (curateur)
Mis en cause
La Presse
[Montréal], CBFT-TV [SRC, Montréal] et M. Robert Houle (journaliste, CBFT-TV
[SRC, Montréal])
Représentant du mis en cause
M. Michel Roy
(éditeur adjoint, La Presse [Montréal]) et M. Pierre O’Neil (directeur de
l’information, Société Radio-Canada [Montréal])
Résumé de la plainte
Le 27 avril 1984,
Radio-Canada diffuse un reportage du journaliste Robert Houle qui déforme le
sens d’une décision de la Commission de la fonction publique du Québec portant
sur la Curatelle publique. Le journaliste laisse croire, à tort, que la
Commission blâme le curateur pour népotisme et que ce dernier est impliqué dans
une transaction financière douteuse. La Presse, pour sa part, publie le 29
avril une dépêche souffrant des mêmes inexactitudes. Considérant la mission
sociale de la Curatelle publique, de telles accusations causent à celle-ci
d’importants préjudices.
Griefs du plaignant
Le Conseil de
presse a terminé l’étude de la plainte de monsieur Rémi Lussier, curateur
public, contre le journaliste Robert Houle de la Société Radio-Canada pour ses
reportages sur la Curatelle publique et son directeur diffusés au cours de la
journée du 27 avril. Monsieur Lussier s’en prenait également à La Presse pour
avoir repris les informations contenues dans ces bulletins dans un article paru
le 29 avril.
Le plaignant dénonçait
vigoureusement ces reportages qui ne constituaient «qu’un triste amalgame de
citations tronquées, d’omissions préjudiciables et d’interprétations
tendancieuses» d’une décision rendue en mars 1984 par la Commission de la
fonction publique du Québec (CFPQ) sur l’administration de la Curatelle.
Ainsi, nulle
part dans sa décision, la Commission de la fonction publique ne portait de
jugement sur l’administration de la Curatelle, malgré l’affirmation contraire
du journaliste à l’effet qu’il y aurait eu un blâme sévère. La Commission
n’aurait que renversé la décision du curateur de destituer l’un des cadres
supérieurs de son service.
Il était
également grave et outrageant, aux dires du plaignant, de laisser croire au
public qu’il y avait eu népotisme à la Curatelle. En effet, les reportages
faisaient état de la nomination, comme adjoint au curateur, du beau-frère de
celui-ci et ce, en contravention des règlements de recrutement en vigueur dans
la fonction publique. Pourtant, cette personne occupait déjà un poste de cadre
à la Curatelle et n’avait été nommé qu’adjoint par intérim en vue de combler un
besoin urgent, le tout s’étant fait d’ailleurs en pleine conformité avec les
règles et procédures en vigueur.
Par ailleurs, le
journaliste affirmait faussement que le plaignant avait «tenté» de transférer
200 millions de dollars de fonds de la Curatelle à une institution financière
dont il était administrateur. Il y avait eu effectivement transfert (et non
tentative), mais dans une institution dont le curateur n’était pas
administrateur et pour un montant tout autre que celui mentionné dans le
reportage.
Le congédiement
à l’origine de l’enquête de la CFPQ n’était aucunement relié au refus du cadre
destitué d’endosser un tel transfert de fonds. C’était là une autre affirmation
fausse du journaliste. La destitution en question n’était basée que sur le
manquement à son serment d’office de la part du cadre. Cette destitution fut
d’ailleurs renversée par la Commission sur cette même base, le curateur n’ayant
pas réussi «à faire une preuve prépondérante» du motif invoqué.
Enfin, monsieur
Lussier expliquait n’avoir porté plainte que quatre mois après l’incident pour
mieux en mesurer «l’impact véritable» sur les divers intervenants, individus et
organismes privés et publics avec lesquels le curateur transige dans le cadre
de son mandat. Monsieur Lussier déclarait qu’un préjudice sérieux avait été
subi par la Curatelle du fait qu’elle avait été injustement attaquée alors même
qu’elle devait conserver son image d’intégrité et être «à l’abri de toute
critique vu sa mission sociale».
Commentaires du mis en cause
L’éditeur
adjoint de La Presse, monsieur Michel Roy, reconnaissait pour sa part que la
nouvelle publiée dans son journal à ce sujet comportait des erreurs de faits.
Cette nouvelle originait d’une dépêche de la Presse Canadienne qui répétait
«les mêmes erreurs et approximations contenues dans le dossier dont elle était
tirée», c’est-à-dire celui de Radio-Canada.
Aussi La Presse
présentait-elle ses excuses au plaignant. En effet, tout en plaidant la bonne
foi, le journal admettait que la dépêche de la Presse Canadienne engageait sa
responsabilité et qu’elle avait été publiée «sans prendre la précaution de
procéder aux vérifications nécessaires». Tout en précisant que La Presse s’efforcerait
d’éviter à l’avenir de telles erreurs, monsieur Roy disait regretter que le
plaignant ait tant tardé à saisir le Conseil de presse de ce cas sous prétexte
d’en mieux mesurer l’impact. Il lui semblait en effet «qu’un acte qui trahit
l’incompétence ou la mauvaise foi dans l’exercice de la profession doit être
sanctionné sans attendre de connaître l’ampleur des conséquences».
En référant le
Conseil aux trois reportages qu’il avait écrits les 27 et 28 avril 1984, le
journaliste Robert Houle de Radio-Canada maintenait, quant à lui, sa version
des faits sur l’ensemble des points soulevés par le plaignant.
D’une part, il
considérait toujours que le jugement de la CFPQ était «un blâme sévère à
l’endroit de l’administration du curateur public Rémi Lussier (et non de la
Curatelle publique)». Ainsi, la Commission aurait clairement désapprouvé «la
décision injuste du curateur» de congédier son directeur des finances, monsieur
Lussier étant forcé de le réinstaller à son poste avec compensation pour perte
de revenu. La Commission aurait également réprouvé «la conception erronée que
se fait le curateur de la notion de confidentialité». C’est d’ailleurs cette
même conception qui faisait dire à monsieur Lussier, dans l’énoncé de sa
plainte au Conseil, que son administration devait être à l’abri de toute
critique vu sa mission sociale. Or, le journaliste prétendait que c’était
justement à cause de cette mission que le curateur devait faire face à la
critique.
Concernant le
népotisme à la Curatelle, le journaliste de Radio-Canada maintenait que le
jugement de la Commission de la fonction publique lui donnait également raison
sur ce point. Le curateur public avait en effet nommé son beau-frère à titre de
curateur adjoint par intérim et il était écrit textuellement dans le jugement
de la Commission «qu’il avait été maintenu au poste même s’il n’avait pas été
qualifié lors d’un concours pour combler ce poste». La Commission aurait même
«discrédité» le témoignage du curateur adjoint intérimaire lors de ses
audiences, son lien de parenté avec le curateur public l’empêchant d’être un
témoin désintéressé dans cette affaire.
Monsieur Houle
considérait par ailleurs comme étant «au coeur de toute l’affaire» la question
du transfert des fonds de la Curatelle dans une caisse populaire où le curateur
était administrateur. La Commission de la fonction publique enquêtait sur le
congédiement du directeur des finances de la Curatelle parce que ce renvoi
originait de l’opposition et de la «supposée indiscrétion» du directeur des
finances face aux intentions du curateur de procéder à un tel transfert. Ceci,
d’affirmer le journaliste, «démontre (…) à sa face même l’importance de
rendre publique cette affaire».
Quant au montant
impliqué dans ce transfert, le chiffre de 200 millions avancé par monsieur
Houle dans son premier reportage avait été établi à partir des états financiers
de la Curatelle. Le journaliste contacta le curateur le jour même, mais ce
dernier refusa de divulguer le montant du transfert au nom de la
confidentialité tout en affirmant qu’il s’agissait d’un montant inférieur à 200
millions de dollars.
Le second
bulletin ne mentionnait aucun chiffre et le troisième, diffusé le lendemain,
indiquait que le portefeuille de la Curatelle se chiffrait à 150 millions. Ce
dernier reportage précisait que c’était le compte d’opération de son service
que le curateur avait tenté de transférer. «Si monsieur Lussier avait voulu
faire un rectificatif à ce moment, il en avait la possibilité, et j’étais
disposé à rendre compte fidèlement de ses propos», d’affirmer le journaliste.
Toujours selon
le journaliste, le lien entre ce transfert de fonds et le congédiement du
directeur des finances était bel et bien établi par le jugement de la CFPQ. Le
texte du jugement précisait que l’opposition du directeur des finances à ce
transfert était «l’une des sources de conflit entre le curateur et l’appelant»
(c’est-à-dire le directeur des finances) et que «prise dans son exemple, la
preuve a démontré (…) que l’unique motif de destitution n’a paru être que le
point culminant d’une série de désaccords entre l’intimé et l’appelant.
Le directeur de
l’information de Radio-Canada, monsieur Pierre O’Neil, affirmait pour sa part
que le plaignant ne remettait en question aucun des faits qui constituaient l’essentiel
des bulletins diffusés sur la question, faits qui se retrouvaient d’ailleurs
«pratiquement tous» dans le texte du jugement de la CFPQ.
Monsieur O’Neil
admettait cependant que la série de bulletins de nouvelles avait souffert de
«l’utilisation de la technique de la double manchette, qui consiste à mettre en
exergue deux volets d’un reportage. Technique délicate, qui peut faire
apparaître comme reliées entre elles deux séries de faits qui ne le sont pas».
De plus,
monsieur O’Neil faisait remarquer que c’était le bulletin de 9 heures, repris
aux heures suivantes, que monsieur Lussier commentait le plus longuement:
«Rédigé, en l’absence du texte original de la «Décision» (de la CFPQ), à partir
du topo précédent de notre reporter comme cela se faisait couramment, ce
bulletin syncope certains éléments du topo et omet certaines nuances et
précisions techniques, comme la différence entre un «concours» et un «concours
de recrutement», une «nomination» et une «nomination par intérim». Mais, pour
la plupart des auditeurs, qui ne connaissent pas tous les rouages et mécanismes
de la Fonction publique, ces précisions étaient-elles vraiment importantes?»
Enfin, monsieur
O’Neil admettait que s’il n’y avait pas eu «la frénésie du «scoop» apparent»,
reliée à un autre dossier impliquant le curateur, la décision de la CFPQ
n’aurait pas fait l’objet d’un texte dans un des bulletins de nouvelles et que
la Société Radio-Canada avait accordé une importance exagérée à cet élément
d’information. Monsieur O’Neil disait regretter que certaines techniques de
traitement de l’information utilisées dans la série de bulletins de nouvelles
aient pu semer la confusion.
Analyse
L’attention que décide de porter un journaliste ou un organe d’information à un sujet particulier relève de son jugement rédactionnel. Le choix et l’importance du sujet, de même que la façon de le traiter lui appartiennent en propre. Les critères qui président à ces choix doivent cependant être conformes au rôle des professionnels et des organes d’information de renseigner, d’une façon adéquate, la population sur une question donnée.
Dans le présent cas, le Conseil blâme le journaliste Robert Houle et la Société Radio-Canada pour la façon dont ils ont traité la décision de la Commission de la fonction publique. Sans voir là un «amalgame de faussetés» tel que le prétendait le plaignant, le Conseil est d’avis que la technique utilisée était inadéquate et pouvait semer la confusion dans l’esprit des auditeurs en laissant entendre que la Commission de la fonction publique avait blâmé le curateur public pour la nomination de son beau-frère comme curateur adjoint.
Le Conseil estime que le journaliste et la Société Radio-Canada auraient pu faire preuve de plus de rigueur en vérifiant d’abord toutes les données du dossier. Les rectifications successives faites sur les ondes par monsieur Houle ont d’ailleurs ajouté à la confusion du départ vu l’imprécision des données qu’elles contenaient, notamment au sujet des montants impliqués dans la question du transfert des fonds de la Curatelle. Cependant, le Conseil regrette à ce sujet que le plaignant ait refusé sa collaboration au journaliste.
Le Conseil blâme également La Presse pour avoir fait paraître une dépêche souffrant des mêmes imprécisions que les informations diffusées à Radio-Canada.
Le Conseil prend toutefois note des excuses que La Presse a offertes au curateur public et des regrets que Radio-Canada a exprimés dans cette affaire.
Enfin, le Conseil s’étonne de l’ampleur du délai écoulé entre les événements dénoncés et le dépôt de la plainte du Curateur public ainsi que des raisons données par le plaignant à cet égard. La gravité d’un manquement à l’éthique journalistique ne doit pas, de l’avis du Conseil, être mesurée à ses seuls effets.
Analyse de la décision
- C11C Déformation des faits
- C15D Manque de vérification
- C24C Règles de procédure