Plaignant
Mme Micheline
Carrier, Mme Lorraine Dagenais, Mme Luce Harnois et Mme Anne St-Cerny (membres,
Fédération du Québec pour le planning des naissances)
Mis en cause
La Vie en rose
[Montréal], Mme Ariane Emond (membre du Comité de direction) et Mme Gloria
Escomel (collaboratrice)
Résumé de la plainte
La Vie en rose
fait paraître, en la modifiant, une lettre non destinée à la publication écrite
par Mme Micheline Carrier. La revue publie la lettre de protestation de Mme
Carrier dans son numéro de novembre 1985, mais en l’accompagnant d’une réplique
qui contient des insinuations à caractère personnel. En décembre 1985, La Vie
en rose publie le texte «LVR au pilori», dans lequel Mmes Ariane Emond et
Gloria Escomel interprètent de manière erronée une lettre non publiée
critiquant l’orientation de la revue. Le texte en question accuse Mme Carrier
d’avoir manipulé les autres plaignantes afin qu’elles signent conjointement
cette lettre, et ce dans le but de se venger de ses démêlés personnels avec La
Vie en rose.
Griefs du plaignant
Le Conseil a
terminé l’étude de la plainte de mesdames Micheline Carrier, Lorraine Dagenais,
Luce Harnois et Anne St-Cerny, de la Fédération du Québec pour le planning des
naissances (FQPN), contre le mensuel La vie en rose (LVR).
Les plaignantes
reprochaient à LVR d’avoir manqué à l’éthique professionnelle en commentant,
dans un texte intitulé: «LVR au pilori» paru dans la livraison de décembre 1985
sous la signature de mesdames Ariane Emond et Gloria Escomel, une lettre non
publiée qu’elles lui avaient adressée, de même qu’à divers groupes féministes,
le 2 octobre 1985. Dans cette lettre, elles critiquaient l’orientation de la
revue et donnaient les raisons pour lesquelles elles mettaient un terme à leur
abonnement.
Selon elles, ce
texte interprétait leur lettre «de façon erronée, et de manière à préjuger le public
lecteur» en les accusant injustement de s’être livrées au «terrorisme
intellectuel» et au «moralisme culpabilisateur», «sans même fournir au public
lecteur les moyens de vérifier lui-même ces allégations». Il les accusait de
même d’avoir fait appel au boycottage de la revue.
Ce texte
dressait aussi un procès d’intention à l’une d’entre elles, soit madame
Micheline Carrier, en insinuant que cette dernière les aurait incitées à signer
la lettre dans le but de se venger de ses démêlés personnels antérieurs avec la
revue. Il portait donc atteinte à leur intégrité professionnelle et personnelle
et niait «insidieusement la responsabilité et le caractère collectif» de leur
geste, en laissant croire qu’elles avaient été manipulées par madame Carrier.
Le 12 décembre,
les plaignantes, à l’exception de madame Carrier, adressaient une nouvelle
lettre de protestation qu’elles demandaient à la revue de publier en
l’accompagnant d’une note de rétractation dans laquelle LVR reconnaîtrait ses
erreurs, notamment en ce qui concerne la confusion découlant du mélange de
leurs lettres avec la correspondance personnelle de madame Carrier ainsi que
les insinuations sur la FQPN.
La Vie en rose
leur proposa plutôt une rencontre privée, en présence d’observatrices neutres
pour vider une fois pour toute le débat, ce que les plaignantes ont refusé, et
pour cause: le débat idéologique sur l’orientation de la revue pouvait fort
bien se continuer en temps et lieu là ou il avait commencé, c’est-à-dire «sur
le terrain des idées et des opinions» et dans la revue elle-même; le problème
d’éthique soulevé en l’instance étant un acte public nécessitant aussi, selon
elles, «un correctif public».
Madame Carrier
contestait pour sa part les agissements de la revue à son égard, y voyant une
atteinte à sa réputation et à son intégrité professionnelle. Elle lui
reprochait d’avoir publié des extraits d’une lettre non destinée à la
publication qu’elle lui avait adressée le 6 juillet 1985. Dans cette lettre,
elle dénonçait ses désaccords avec l’idéologie de la revue, contestait «ses
choix de publication et ses orientations» et ajoutait «des opinions à caractère
plus personnel» sur ses relations avec elle. Ces extraits étaient «agencés de
telle façon à laisser croire qu’il s’agit du texte intégral (il n’y avait pas
les pointillés d’usage) et à donner un tout confus et différent tant par le
contenu que par le ton». De plus, des phrases et des mots avaient été changés
«de manière à atténuer et même, parfois, à changer le sens de (la) lettre et
son objectif premier».
Elle adressa
donc une lettre de protestation dont elle saisit aussi des personnes et des
groupes intéressés, en exigeant qu’elle soit publiée; ce qui fut le cas dans le
numéro de novembre. Cette publication fut toutefois accompagnée d’une réplique
de la rédaction qui, selon madame Carrier, contenait insinuations à caractère
personnel et procès d’intention. Le débat en serait resté là en l’absence de la
parution, le mois suivant, du texte «LVR au pilori» qui la prenait
personnellement à partie en laissant entendre qu’elle avait manipulé ses
collègues de la FQPN en les engageant à signer la lettre du 2 octobre 1985.
Comme la revue n’avait pas publié la réplique du 12 décembre de ces dernières,
l’équipe de rédaction lui ayant en outre refusé une rencontre visant à dissiper
la confusion, elle concluait que la revue, «pour des raisons obscures»,
cherchait délibérément à lui faire porter la responsabilité d’un geste
collectif et à lui faire un procès d’intention public, nuisant ainsi à son
intégrité et à sa crédibilité.
Commentaires du mis en cause
Les rédactrices
de La Vie en rose expliquaient qu’il était possible qu’elles aient commis
«quelques erreurs d’évaluation au cours de cette longue discussion publique»
avec les plaignantes. Toutefois, affirmaient-elles, «au fur et à mesure, nous
avons pris en toute bonne foi les décisions qui nous paraissaient les
meilleures, en tant qu’éditrices, mais aussi en tant que féministes (…)».
Ainsi,
avaient-elles choisi, «comme d’habitude pour la rubrique Courrier», de publier
l’extrait de la lettre du 6 juillet 1985 de madame Carrier qui lui semblait le
plus pertinent et nouveau sur la question de la pornographie.
Soucieuses
également de montrer leur bonne foi, elles avaient publié intégralement la
lettre de protestation de madame Carrier, profitant de l’occasion pour préciser
par une note de la rédaction ce qui, affirmaient-elles, «nous semblait évident
jusqu’alors de même qu’à toutes nos lectrices: compte tenu du nombre de lettres
reçues et de la variété d’opinions émises, nous devons choisir et/ou raccourcir
les textes à publier».
Elles
expliquaient, par ailleurs, que la lettre du 2 octobre 1985 dans laquelle les
plaignantes donnaient avis de leur désabonnement leur était parvenue alors que
la production du numéro de novembre était déjà terminée. Les accusations
qu’elle contenait étaient en outre «très graves» dans la mesure où elles
remettaient en cause «le fondement même du magazine» en l’accusant de réviser
ses positions «dans un sens non féministe (…) dans le but d’accrocher une
clientèle nouvelle, non féministe et/ou antiféministe», de faire «le jeu des
adversaires de la lutte féministe», d’effectuer «un virage à droite», etc.
Enfin, quelques jours plus tard elles apprenaient que cette lettre, contenant
une incitation «à mots couverts» à se désolidariser du magazine, avait été
transmise à plusieurs femmes et groupes de femmes.
Devant l’ampleur
que semblait prendre l’affaire, tel que devaient l’illustrer, entre autres, la
publication de nombreuses lettres dans le bulletin féministe Communiqu’elles
ainsi que le courrier et les commentaires qu’elles recevaient, elles avaient
décidé de réserver un espace dans le numéro de décembre/janvier pour en traiter
plus avant.
Comme les
lettres de la FQPN étaient trop longues pour être publiées in extenso, et
craignant qu’on leur reproche de n’en publier que des extraits, elles
décidèrent d’en résumer les arguments dans la première moitié du texte «LVR au
pilori». Que ces arguments aient «déjà été exprimés par la publication (partielle
ou intégrale) des lettres de madame Carrier», expliquait aussi pourquoi elles
avaient identifié cette dernière, bien qu’il fut clair dans leur esprit que la
démarche de la FQPN était un texte collectif comme le reflétait le texte où
elles utilisaient les expressions «quatre travailleuses de la FQPN… ces
femmes… la FQPN… elles».
Elles disaient
n’avoir aucunement voulu «insinuer que madame Carrier ait pu manipuler ses
collègues de travail»; mais comme celle-ci avait déjà manifesté sa colère à la
suite de la publication d’extraits de sa première lettre, «de même que sa
déception devant le peu de cas de son expertise féministe», elles s’étaient
crues justifiées de penser «que cette colère ait pu influencer ses compagnes et
déclencher leur solidarité, d’autant plus que leurs critiques de fond sont les
mêmes, et s’expriment de la même façon dans toutes leurs lettres, individuelles
ou collectives». Bien sûr, elles auraient pu nommer les trois collègues de
madame Carrier et «employer un ton moins pamphlétaire». Il leur avait semblé
urgent toutefois de répondre à «un mouvement de désaveu qui ne se limite pas
aux quatre femmes de la FQPN» et avoir réitéré «le credo pluraliste du
magazine».
Quant à la
lettre de protestation des collègues de madame Carrier, elles avaient décidé de
ne pas la publier parce que les choses étaient «déjà allées trop loin». Le
différend étant d’abord idéologique, elles proposèrent aux plaignantes une
rencontre, en présente d’observatrices de l’extérieur, pour discuter le fond de
leurs critiques dont elles étaient prêtes à publier le compte rendu. Comme les
plaignantes exigeaient qu’une telle rencontre porte plutôt sur la
non-publication de leur lettre de protestation de même que sur leur manque
d’éthique professionnelle et qu’elles avaient refusé la présence
d’observatrices, elles avaient décidé de retirer leur offre.
Elles estimaient
donc, somme toute, ne pas avoir commenté un texte non publié, mais avoir
répondu plutôt à ce qu’elles et d’autres interprétaient comme une campagne de dénigrement
contre leur magazine et leur groupe sans avoir aucunement dénaturé les
récriminations de la FQPN. Plutôt, elles avaient «résumé des propos répétitifs»
avant d’exposer leur version des faits à un public «déjà informé de celle de la
FQPN, par lettres ou par Communiqu’elles, ou susceptible de l’être sous peu».
Elles
expliquaient aussi au Conseil qu’elles n’avaient aucunement insinué que madame
Carrier avait incité ses collègues à écrire et à signer leur lettre de
protestation. Plutôt, elles auraient établi un lien pour elles évident entre
ses deux lettres et le désabonnement de la FQPN. Enfin, elles niaient avoir
prêté à ce dernier groupe des intentions douteuses, ou de l’avoir accusé de
lancer un campagne de désabonnement et d’appel au boycottage. Elles auraient
plutôt relaté «des faits réels comme l’envoi massif» de l’avis de la FQPN en
précisant que cet avis incitait «à des mots couverts» au boycottage.
Réplique du plaignant
Dans leur réplique,
les plaignantes maintenaient que la revue avait manqué à l’éthique. Elles
dénonçaient ses abus d’interprétation ainsi que ses procès d’intention.
Reconnaissant l’existence d’un différend idéologique et les diverses réactions
qu’il n’avait pu manquer de susciter dans le mouvement des femmes, elles
considéraient qu’il ne pouvait pour autant justifier un tel comportement. Elles
ne croyaient pas non plus que les groupes impliqués aient vu dans leur
protestation un appel au boycottage qui, au demeurant, ne justifiait ni les
attaques personnelles ni les procès d’intention. La décision de Communiqu’elles
de publier leurs lettres ne pouvait non plus être invoquée comme preuve d’une
campagne contre la revue.
En ce qui
concerne la rencontre proposée par LVR, elles se disaient «étonnées»
d’apprendre que cette dernière songeait à en publier le compte rendu, chose qui
ne leur avait jamais été mentionnée en aucune façon. Par ailleurs, elles
affirmaient avoir transmis de façon formelle à la revue l’offre d’une rencontre
avec madame Carrier. «Si LVR estimait que l’offre manquait de précision,
pourquoi n’a-t-elle pas vérifié auprès de la personne concernée, se
demandaient-elles?» Appuyant cette version des faits, madame Carrier ajoutait
avoir elle-même proposé à l’une de ses collègues de suggérer une telle
rencontre, parce qu’elle ne voulait pas «que l’équipe soit tenue responsable
des griefs que LVR nourrissait» à son endroit à cause de sa lettre du 6
juillet.
C’est aussi en
soulevant les mêmes objections que ses collègues sur le comportement et les
justifications de LVR, que madame Carrier se demandait pourquoi LVR avait
attendu trois mois après la publication de «LVR au pilori» pour proposer une
rencontre «sur le différend idéologique»?
Quant au débat
public engendré par leur démarche, elle soulignait que la revue elle-même
l’avait également prolongé dans d’autres publications – entrevue à L’Autre
actualité, texte dans le Montreal Mirror, demande d’espace à Communiqu’elles
pour répondre à sa lettre – sans qu’elle ni ses collègues n’aient crié «à la
campagne de dénigrement».
Enfin, elle
rappelait que ni ses collègues ni elle n’avaient demandé que leur lettre
collective du 2 octobre soit publiée. Le tout serait donc «tombé dans l’oubli»
si la revue n’avait pas publié «LVR au pilori» sans informer le public lecteur
de leur point de vue. Il ne s’agissait donc pas de contester à LVR le droit «de
publier ce qu’elle veut». Cependant, comme cette dernière avait plutôt «choisi
de présenter une interprétation partiale de cette lettre et de faire porter
l’attention sur la plus connue des signataires», il lui semblait évident
qu’elle avait «délibérément détourné la controverse» sur sa personne.
Analyse
Personne ne peut prétendre avoir accès de plein droit à la tribune des lecteurs d’un média. La décision de publier ou non une lettre relève de l’autorité rédactionnelle de ce dernier qui se doit de favoriser l’expression de plus grand nombre de points de vue possible. S’il décide de faire état d’une lettre, le média doit effectivement en respecter le sens. S’il décide de la commenter sans la publier, il se doit d’informer exactement ses lecteurs de son contenu de sorte que ceux-ci soient en mesure de porter, en tout connaissance de cause, leur propre jugement sur la question débattue.
Or, dans le présent cas, le Conseil doit reprocher, d’une part, à La Vie en rose d’avoir commenté, dans «LVR au pilori» la lettre du 2 octobre des plaignantes sans informer suffisamment ses lectrices et lecteurs de son contenu. Le résumé qu’elle en a fait aurait dû être plus complet et plus précis.
Le Conseil s’étonne aussi que LVR ait cru devoir personnaliser le débat en question en le centrant sur l’une des plaignantes alors qu’il s’agissait manifestement d’une démarche collective.
D’autre part, le Conseil ne perçoit pas la démarche des plaignantes comme un appel formel au boycottage contre LVR. Le Conseil, qui s’est toujours opposé à de tels appels contre les médias, regrette cependant qu’elle ait pu être perçue comme telle.
Le Conseil estime enfin que LVR aurait dû faire état de la lettre de réplique du 12 décembre des plaignantes. A cet égard, le Conseil déplore que la revue ait mis fin au débat sans donner la chance à ses lectrices et lecteurs de prendre connaissance du point de vue des plaignantes d’autant plus qu’elle était elle-même partie au débat.
Analyse de la décision
- C06C Appel au boycottage/représailles
- C09A Refus d’un droit de réponse
- C12B Information incomplète
- C17E Attaques personnelles