Plaignant
M. Robert Houle
(journaliste, Société Radio-Canada [Montréal])
Mis en cause
Le Devoir
[Montréal] et M. Jean Francoeur (éditorialiste)
Représentant du mis en cause
M. Paul-André
Comeau (rédacteur en chef, Le Devoir [Montréal])
Résumé de la plainte
L’éditorial «Un beau
cas de délation», publié par Le Devoir le 10 mars 1987 sous la signature du
journaliste Jean Francoeur, dénature la série de reportages radiophoniques du
plaignant concernant des ententes conclues entre des centres de réadaptation et
des entreprises afin de favoriser, dans l’illégalité, l’intégration de
personnes handicapées. Le journaliste accuse à tort le plaignant de délation et
de collusion, en plus de s’attaquer à son intégrité professionnelle en
utilisant un langage abusif.
Griefs du plaignant
Le Conseil de
presse a terminé l’étude de la plainte de monsieur Robert Houle, journaliste à
la radio de Radio-Canada, qui reprochait à l’éditorialiste Jean Francoeur et au
quotidien Le Devoir d’avoir, dans un éditorial publié le 10 mars 1987 sous le
titre «Un beau cas de délation», caricaturé et dénaturé une série de reportages
produit par monsieur Houle quelques jours auparavant.
Selon le
plaignant, le texte de monsieur Francoeur portait «des accusations graves», en
parlant notamment de «pseudo-scandale, forgé à partir d’une vision déformée des
choses» et de «canulars de mauvais goût», pour commenter les reportages de
monsieur Houle. Ceux-ci faisaient état d’ententes clandestines conclues entre
des centres de réadaptation et des entreprises pour favoriser, dans
l’illégalité, l’intégration des personnes handicapées, lesquelles ententes
équivaudraient à une forme de travail au noir.
Précisant
n’avoir jamais prétendu qu’il y avait là scandale et avoir au contraire tenté
d’expliquer, dans ses reportages, les motifs qui amenaient les centres à de
telles pratiques (programmes et budgets insuffisants, lois mal adaptées), le
plaignant affirmait également avoir vérifié ses informations adéquatement et
avoir visité des centres d’accueil. Soutenant donc avoir fait un travail de
recherche, monsieur Houle demandait ce qu’avait fait Le Devoir, de son côté,
pour évaluer la qualité de ses reportages et la véracité de cette information;
et à cet égard, il ne relevait que deux textes parus dans ce journal, soit un
article de monsieur Laurent Soumis publié le 5 mars, et l’éditorial de monsieur
Francoeur paru quelques jours plus tard.
Par ailleurs,
contrairement à ce que l’éditorialiste laissait croire, le plaignant contestait
avoir utilisé, dans ses reportages, les expressions «racket répugnant»,
«employeurs véreux», «collusions», «établissement sans scrupule», «exploitation
éhontée des personnes handicapées». D’affirmer monsieur Houle, «nous avons
évité ce type de langage abusif et dénonciateur (…) Nous nous sommes abstenus
de porter un jugement (…), nous nous sommes contentés de rapporter cette
information au grand public».
Quant à
l’accusation de «délation» lancée par l’éditorialiste, monsieur Houle se
demandait depuis quand le fait de diffuser une information vraie sur une situation
illégale constituait de la délation. Il en allait de même de l’accusation de
collusion (du journaliste) avec des personnes qui auraient «des comptes à
régler»: «Collusion avec qui, de s’interroger le journaliste, des comptes à
régler avec qui?»
Monsieur Houle
considérait qu’il s’agissait là d’accusations «très graves (qui) représentent
un véritable procès d’intention». Et il soulignait que l’éditorialiste
proférait des insultes qui le blessaient profondément et qui attaquaient sa
réputation et sa crédibilité. A cet égard, monsieur Houle disait ne pas «manier
le micro comme un revolver», ne pas prétendre «être un justicier» et, surtout,
ne pas croire être plus «épais» que la moyenne, toutes choses auxquelles
l’éditorial faisait référence.
Et le fait que
le nom du plaignant ne soit pas mentionné dans l’éditorial «ne trompe
personne», selon lui, dans la mesure où l’article publié quelques jours plus
tôt sous la signature de Laurent Soumis identifiait monsieur Houle, dans la
mesure également où tout le milieu journalistique savait que monsieur Houle
était l’auteur des reportages commentés par l’éditorialiste, et dans la mesure,
bien sûr, où «les auditeurs de la radio de Radio-Canada le savent aussi».
Dans l’ensemble
donc, Le Devoir aurait diffusé une information incomplète et biaisée, alors que
l’information diffusée dans les reportages du plaignant s’était avérée juste,
pour l’essentiel, et avait été confirmée par l’Association des centres
d’accueil.
A cet égard
d’ailleurs, le plaignant se demandait pourquoi Le Devoir n’avait pas fait
couvrir la conférence de presse de l’Association des centres d’accueil,
conférence au cours de laquelle le président de cette association avait
confirmé que près d’une dizaine de centres de réadaptation avaient pratiqué des
ententes sous la table avec des entreprises? «Où peut-on lire dans Le Devoir,
de poursuivre le plaignant, que le président de l’association des centres
d’accueil a admis lui-même que cette pratique n’était pas acceptable parce
qu’elle plaçait les personnes handicapées dans une situation illégale? Où
peut-on lire dans Le Devoir que la ministre Thérèse Lavoie-Roux a elle aussi
condamné cette pratique?»
Commentaires du mis en cause
Invité à
commenter cette plainte, monsieur Francoeur expliquait avoir «entendu les allégations
portées contre certains centres d’accueil» et avoir «réagi à cette nouvelle».
Pour le reste, monsieur Francoeur s’en remettait au Conseil «pour
l’appréciation de (sa) conduite».
Note: Monsieur
Francoeur fait ici référence au reportage de la journaliste Julie
Miville-Dechênes, diffusé à la télévision de Radio-Canada au cours de
l’émission «Montréal Ce Soir» du 6 mars 1987, et faisant état des reportages
radiodiffusés de son confrère Robert Houle et des réactions suscitées par ces
informations.
Le rédacteur en
chef du Devoir, monsieur Paul-André Comeau, signalait pour sa part que le
commentaire éditorial à l’origine de cette plainte adoptait «le ton et le style
de la polémique sinon du pamphlet».
L’éditorialiste avait
réagi «vivement, et en poussant le trait au noir», à l’information à l’effet
que «des centres de réadaptation et certains employeurs s’adonnent à des
pratiques illégales en rémunérant, chichement d’ailleurs, des personnes
handicapées (…)» Et «l’impression négative» créée par cette nouvelle chez
l’éditorialiste se serait trouvée confirmée par un communiqué de l’Association
des centres d’accueil du Québec qui s’insurgeait «contre le sensationnalisme
dont est entourée toute cette affaire» et jugeait utile de rétablir les faits,
l’Association déplorant que le tout ait nui aux efforts des centres et privé
certaines personnes d’une expérience de vie constructive.
Enfin, monsieur
Comeau soutenait qu’il était exact que certains journalistes pratiquent leur métier
à la manière de «justiciers» et que «ce n’est faire ni injure à un journaliste
ni porter atteinte à sa réputation que de préciser le type d’approche qui est
la sienne (…)». Quant au micro porté «sur la hanche, comme dans les
westerns», monsieur Comeau précisait qu’il s’agissait bien sûr d’une figure de
style utilisée par l’éditorialiste.
Réplique du plaignant
Répliquant
d’abord à l’affirmation à l’effet que monsieur Francoeur avait réagi à une
manchette diffusée une semaine avant son éditorial, monsieur Houle considérait
que l’éditorialiste aurait pu, «durant cette semaine de réflexion», procéder à
une analyse plus froide de la réalité. Et en lisant «son journal préféré, Le
Devoir», l’éditorialiste aurait pu approfondir davantage le problème et
apprendre que monsieur Houle était l’auteur des reportages dénoncés.
Comme les
intimés affirmaient s’être contentés de réagir à un communiqué de l’Association
des centres d’accueil et à une manchette du téléjournal, monsieur Houle
prétendait que Le Devoir n’avait «pas fait l’effort nécessaire pour faire le
tour du problème», d’autant qu’aucun reporter de ce journal n’avait «daigné se
présenter à la conférence de presse convoquée par l’association des centres
d’accueil». L’éditorial de monsieur Francoeur était donc «incomplet», manquait
«totalement de rigueur» et informait «faussement ses lecteurs sur le problème
mis en cause».
Le plaignant
maintenait également que Le Devoir s’était lancé dans une attaque injustifiée à
son endroit, celui-ci étant identifié dans l’article de monsieur Soumis et
étant accusé, dans l’éditorial de monsieur Francoeur, d’avoir commis un acte de
délation et d’avoir manié le micro comme un cow-boy.
On s’attaquait
donc directement à sa réputation et à sa crédibilité, alors que l’éditorialiste
n’avait pas le pouvoir ni le devoir de se substituer au Conseil de presse pour
porter ainsi un jugement «sur la qualité de ses confrères et de ses
« concurrents »».
Commentaires des tiers
Par ailleurs,
également invité à faire part au Conseil de son point de vue sur cette affaire,
le président de l’Association des centres d’accueil du Québec, monsieur Roger
Pedneault, soutenait que les reportages de monsieur Houle, particulièrement
ceux des 3 et 4 mars, portaient préjudice aux centres de réadaptation.
Ainsi, alors que
monsieur Houle rapportait que des «directeurs de centres d’accueil acceptent de
conclure des entendes sous la table» et qu’il parlait «d’une forme de travail
au noir… répandue dans tout le réseau des Affaires sociales», monsieur
Pedneault précisait qu’approximativement 30 des 4 000 personnes inscrites dans
les centres de réadaptation dispensant un service d’intégration au travail
recevaient effectivement, de l’employeur chez qui elles effectuaient un stage,
«une prime de motivation» s’ajoutant à l’aide sociale reçue. Et ces ententes
«n’étaient pas faites sous le couvert de l’obligation et encore moins,
« sous la table »».
De plus,
monsieur Houle n’aurait retenu des entrevues accordées par les dirigeants de
l’Association que les éléments «susceptibles de confirmer sa thèse». Monsieur
Pedneault en voulait pour preuve le fait que le journaliste ait appuyé ses
reportages des 3 et 4 mars sur une citation d’un directeur général et du
président de l’Association, laquelle leur aurait été «extorquée à force de
manoeuvres» et aurait été «présentée hors de son contexte».
L’Association avait
donc voulu rétablir les faits en convoquant une conférence de presse le 6 mars
dernier, conférence à laquelle l’éditorialiste Jean Francoeur avait bel et bien
assisté. Et monsieur Pedneault disait trouver dommage que monsieur Houle n’ait
pas profité de l’occasion pour clarifier la situation face aux auditeurs de
Radio-Canada. «Eut-il été difficile, de s’interroger monsieur Pedneault, de
reconnaître qu’il ne s’agissait que d’un accroc mineur, par quelques personnes,
à l’application d’une disposition de la Loi d’aide sociale, plutôt que de
parler «d’ententes sous la table», de «travail au noir» ou de laisser planer
l’idée d’une exploitation éhontée de personnes ayant une déficience
intellectuelle».
Monsieur
Pedneault concluait en soutenant que le plaignant avait «réussi à semer la
méfiance chez les employeurs qui commencent à peine à ouvrir leur porte, à
jeter le doute sur les pratiques d’intégration des centres de réadaptation et
la confusion dans le public». Aussi le président de l’Association des centres
d’accueil du Québec se disait-il heureux d’avoir lu l’éditorial de monsieur
Francoeur «qui a véritablement rétabli les faits dans leur juste et réelle
perspective».
Analyse
L’éditorial constitue essentiellement du journalisme d’opinion et est une manifestation de la liberté d’expression. L’éditorial est donc libre de commenter les événements de son choix et d’énoncer ses positions en faisant appel au style qui lui est propre, celui-ci fut-il pamphlétaire ou polémiste.
Cela dit, l’éditorialiste a le devoir de mesurer la portée de ses écrits aux mêmes exigences de rigueur que tout autre professionnel de l’information. Ses jugements doivent donc être formulés sur la base d’une information exacte et vérifiée, soucieuse de respecter la nature des faits commentés et l’intégrité des personnes impliquées.
Dans le cas présent, le Conseil est d’avis que l’éditorialiste du Devoir n’a pas outrepassé la latitude qui était sienne en rendant compte des perceptions et points de vue qui lui inspiraient sa lecture des événements à l’origine de son commentaire.
Cependant, le Conseil déplore que, ce faisant, l’éditorialiste se soit attaqué à l’intégrité professionnelle du plaignant en utilisant à son endroit un langage abusif.
Analyse de la décision
- C01A Expression d’opinion
- C17C Injure
Date de l’appel
1 September 1987
Appelant
Le Devoir
[Montréal]
Décision en appel
Les membres du
Conseil jugent que les conclusions du Comité des cas étaient basées sur une
juste analyse des faits soumis à son attention et tenaient compte adéquatement
des principes déontologiques sur lesquels reposent la réflexion et l’action du
Conseil.
Les membres du
Conseil conviennent donc à l’unanimité de rejeter cet appel et de maintenir la
décision rendue par le Comité des cas.
Griefs pour l’appel
Le rédacteur en
chef du Devoir, M. Paul-André Comeau, en appelle de cette décision.