Plaignant
M. Richard
Miller
Mis en cause
La Presse
[Montréal] et M. Jooneed Khan (journaliste)
Représentant du mis en cause
M. Claude Masson
(vice-président et éditeur adjoint, La Presse [Montréal])
Résumé de la plainte
Une série de
reportages du journaliste Jooneed Khan, publiés par La Presse entre les 17 juillet
et 7 août 1988, présentent une guerre complexe de façon superficielle et
sentimentale. Titrés «La révolte palestinienne», ces textes adoptent un biais
propalestiniens et anti-Juifs. Ils exploitent des clichés servant à promouvoir
la haine d’un peuple envers un autre. La Presse refuse de publier la lettre
ouverte du plaignant à ce sujet.
Griefs du plaignant
Le Conseil a
terminé l’étude de la plainte de monsieur Richard Miller contre le quotidien La
Presse et le journaliste Jooneed Khan concernant une série de douze articles
publiés entre les 17 juillet et 7 août 1988 sous la rubrique «La révolte
palestinienne».
Monsieur Miller
reprochait d’abord au quotidien de ne pas avoir publié une lettre ouverte qu’il
soumettait en réaction à cette série de reportages. Il reprochait ensuite à ces
articles de présenter une situation de guerre difficile et complexe de façon
superficielle et sentimentale, ainsi que des «clichés instantanés» qui ne
servaient «qu’à promouvoir la haine de notre peuple envers un autre».
Monsieur Miller
soutenait que ces articles étaient «unilatéralement» propalestiniens et
anti-Juifs et qu’il était presque impossible pour un lecteur non informé sur
les faits en Israël et dans les territoires occupés de rester objectif.
Il s’en prenait
au fait que ces articles ne parlaient pas des conditions de vie qui prévalaient
durant les vingt années précédant le contrôle des territoires par Israël, des
«fréquents refus [1937 et 1947]» des Palestiniens d’accepter un territoire
national à côté de celui d’Israël, des guerres déclenchées contre ce pays afin
de l’éliminer, de la charte de l’Organisation de libération de la Palestine
[OLP] qui «stipule clairement que la destruction d’Israël par la force armée
est le but ultime de l’OLP».
Monsieur Miller
soutenait que si le public lecteur connaissait ces «importants faits»
historiques, il aurait une vision très différente de la situation qui prévaut
en Israël et dans les territoires occupés. Ajoutant que c’était une telle
«recherche d’information réelle» qui lui avait permis de mieux «discerner la
réalité de l’apparence», monsieur Miller faisait remarquer qu’il était toujours
triste qu’un père de famille soit emprisonné, qu’un enfant pleure, mais qu’il
fallait faire très attention de ne pas se «laisser aveugler par ces «gros
plans» pendant que, sous la surface, des actions beaucoup plus dommageables se
préparent». Il remarquait que «malheureusement peu de [ses] concitoyens juifs
ou non arabes» avaient assez de connaissances pour pouvoir séparer la vérité de
la propagande.
Commentaires du mis en cause
M. Claude
Masson, vice-président et éditeur adjoint, La Presse
En réponse à
cette plainte, monsieur Masson faisait d’abord remarquer que La Presse avait
exceptionnellement publié presqu’une page entière des réactions sur la série
d’articles de monsieur Jooneed Khan en raison de l’importance du sujet et des
opinions contradictoires qui y étaient exprimées. Monsieur Masson précisait
cependant que la lettre que le plaignant lui avait fait parvenir et qu’il
demandait de faire paraître, n’avait pas été publiée parce qu’elle contenait
des attaques personnelles à l’endroit du journaliste Jooneed Khan et que la
publication de telles lettres était contraire à la politique de La Presse.
Concernant la
série d’articles intitulée «La révolte palestinienne», monsieur Masson
expliquait que celle-ci donnait effectivement un seul point de vue, mais que
tel était le mandat qui avait été donné à monsieur Khan.
Monsieur Masson faisait
toutefois remarquer qu’au printemps 1986, un autre journaliste de La Presse,
monsieur Gilles Toupin, s’était rendu en Israël afin de rédiger des textes
faisant ressortir le point de vue israélien, «cet encerclement psychologique et
physique d’un petit Etat juif cerné par le monde arabe». Il ajoutait qu’en mars
1988, le journaliste Gilbert Grand avait réalisé un reportage en Israël
présentant, d’une part, une partie de la situation dans les territoires
occupés, telle que perçue par les Palestiniens, et, d’autre part, divers points
de vue recueillis au sein de la société israélienne qui «est loin d’avoir une
pensée monolithique sur le soulèvement».
Monsieur Masson
disait enfin qu’au cours des dernières années, La Presse avait «rapporté le
plus fidèlement, honnêtement et professionnellement la situation que vit Israël
et la Palestine» et que la série d’articles de monsieur Jooneed «visait à
établir un certain équilibre dans l’économie générale de [la] politique
d’information [de La Presse] sur cette question».
M. Jooneed Khan,
journaliste
En réponse à
cette plainte, monsieur Khan disait, pour sa part, que son reportage sur «La
révolte palestinienne» était motivé par «l’honnête souci» d’entendre le «côté
de l’histoire» des Palestiniens et, reprenant l’expression du plaignant, par la
«recherche d’information réelle».
Soulignant que
le gouvernement d’Israël parrainait régulièrement des journalistes pour
«promouvoir son point de vue dans le conflit du Proche-Orient», monsieur Khan faisait
remarquer que depuis le début du soulèvement non armé [l’intifada] contre
l’occupation militaire dans les territoires, «un Palestinien est tué chaque
jour en moyenne, plusieurs autres sont blessés, portés disparus ou détenus sans
procès, d’autres encore sont expulsés, des villes et villages entiers sont
perquisitionnés ou placés sous couvre-feu total, des dizaines de maisons sont
démolies au bulldozer ou à la dynamite».
Monsieur Khan
ajoutait que le pouvoir israélien continuait cependant de «faire taire les voix
palestiniennes, fermant des journaux et des agences de presse, et emprisonnant
ou déportant des journalistes». Ce pouvoir avait aussi «imposé la censure [tout
article traitant des territoires occupés doit être soumis au préalable aux
censeurs de l’armée], et avait interdit l’accès des médias aux «secteurs des
territoires qu’il proclame de temps à autre «zones militaires» pour y mener des
opérations de répression «à huis clos», directives que les militaires sur place
appliquent avec un zèle brutal». Monsieur Khan renvoyait au rapport du 1er août
1988 d’Amnistie internationale à ce sujet.
Il signalait que
c’était dans ces conditions où, selon un article du 22 juillet 1988 du
Jerusalem Post, les «sources officielles paraissent de plus en plus suspectes
aux médias israéliens eux-mêmes», que fonctionnaient les grandes agences de
presse internationales «qui nous alimentent quotidiennement sur l’intifada
depuis Israël». Il indiquait par conséquent que le «projet d’aller vivre
quelques jours avec des familles prises au coeur de l’intifada» permettait de
«percer le mur de la censure israélienne et de faire entendre au public lecteur
quelques voix palestiniennes».
Monsieur Khan
ajoutait qu’il n’y avait rien d’étonnant à ce que ses articles aient paru propalestiniens,
puisque la «parole était donnée aux Palestiniens et le regard était braqué sur
leur vie quotidienne réelle et concrète». Il faisait remarquer cependant que
ses articles n’étaient pas anti-Juifs, car tous les Palestiniens qui y étaient
cités se déclaraient «prêts à vivre « à côté d’Israël »», et qu’ils
invitaient celui-ci à «négocier avec l’OLP en vue d’une reconnaissance mutuelle
entre deux Etats voisins».
Monsieur Khan
disait qu’il aurait pu citer de nombreux Israéliens abondant dans le même sens,
et ce, «jusqu’à l’intérieur du Parti travailliste au pouvoir», mais qu’il s’en
était «tenu au cadre du reportage», soit «laisser les Palestiniens se raconter
eux-mêmes».
Monsieur Khan
disait enfin que le conflit du Proche-Orient qui «dure depuis 40 ans» était
«complexe et passionnel» et que l’un de ses «développements récents les plus
spectaculaires était l’acceptation d’Israël comme réalité par l’OLP et la ligue
arabe». Il ajoutait que de plus en plus d’Israéliens se montraient sensibles,
«bien que méfiants», à l’égard de cette acceptation et qu’un «vigoureux débat
public» les mobilisait pendant la période pré-électorale, sur «ce qu’ils
perçoivent comme un «dérapage» de la société israélienne sous l’intransigeante
poussée d’extrémistes de droite, annexionnistes et messianiques».
Réplique du plaignant
En guise de
réplique, monsieur Richard Miller soumettait deux textes de l’éditorialiste
adjointe de la publication Mabatt, madame Magali Marc, et disait que les
commentaires de cette dernière sur les articles de Jooneed Khan «abondaient
dans le même sens» que ceux qui étaient exprimés dans sa plainte au Conseil.
Analyse
La liberté de la presse serait compromise si les médias et les journalistes devaient s’interdire de mettre en lumière des situations engendrées par des conflits et des guerres, ou de témoigner des réalités vécues par les gens impliqués et touchés par ces conflits.
Les professionnels de l’information sont également libres du traitement qu’ils accordent aux événements et aux situations qui retiennent leur attention. Ils doivent cependant tenir compte, ce faisant du respect à l’égalité et à la non-discrimination des individus et des groupes mis en cause dans leurs écrits. Ils doivent éviter, par conséquent, d’utiliser des mots et des expressions, ou de structurer leurs textes de façon à cultiver ou à entretenir des préjugés ou des attitudes discriminatoires.
Par ailleurs, la jurisprudence du Conseil relativement à la publication des lettres ouvertes précise que nul ne peut prétendre avoir accès de plein droit aux pages d’un journal et que la décision de publier ou non une lettre relève de la prérogative de l’éditeur. Si celui-ci doit favoriser l’expression de plusieurs points de vue, il doit cependant éviter que la publication de lettres ne devienne une tribune pour l’expression de propos irrespectueux ou d’attaques personnelles.
Dans le cas présent, le journaliste Jooneed Khan et le quotidien La Presse étaient libres d’aborder la situation qui prévaut dans les territoires occupés de la manière dont ils l’ont fait, soit de donner la parole aux Palestiniens et de témoigner des réalités vécues par ces derniers au coeur de l’intifada.
Le Conseil blâme cependant les défendeurs pour avoir utilisé et cité certaines expressions telles que «macoutes», «la louve des SS», «aboyé en hébreu», qui sont susceptibles d’attiser la haine et l’hostilité envers le peuple israélien ou, à tout le moins, de contribuer à entretenir des préjugés à son égard.
Le Conseil blâme également les défendeurs d’avoir présenté les parties mises en cause dans les reportages d’une façon qui tient d’une description manichéenne des situations et des gens. Ainsi, les Israéliens et leurs actions sont constamment présentés sous un éclairage négatif, alors que les Palestiniens sont présentés sous un jour favorable.
Par contre, le Conseil ne retient aucun blâme contre le quotidien pour ne pas avoir publié la lettre du plaignant. Cette décision relevait de la prérogative du journal en matière de publication des lettres ouvertes. Le Conseil note par ailleurs avec satisfaction que La Presse a publié plusieurs lettres de lecteurs exprimant leur opinion sur la série d’articles du journaliste Jooneed Khan.
Enfin, le Conseil tient à signaler que si le but et l’orientation de cette série de reportages ont été clairement signalés aux lecteurs dans l’édition de La Presse précédant leur publication, il aurait été souhaitable qu’un rappel accompagne chacun des articles subséquents.
Analyse de la décision
- C03A Angle de traitement
- C08A Choix des textes
- C18C Préjugés/stéréotypes
- C18D Discrimination
- C20A Identification/confusion des genres
Date de l’appel
25 January 1990
Appelant
La Presse
[Montréal]
Décision en appel
La décision du
Comité des cas est portée en appel. Saisie de la demande, la Commission d’appel
procède à son tour à l’examen de la plainte de monsieur Miller. Réuni en
assemblée générale, le Conseil de presse étudie les recommandations de la
Commission d’appel et rend une nouvelle décision. En voici les termes.
Bien que les
considérations exposées par le plaignant et les critiques formulées par le
Comité des cas ne soient pas dénuées de tout fondement, elles ne justifient pas
un blâme envers l’ensemble de la série d’articles «La révolte palestinienne».
Fondamentalement,
cette nouvelle décision découle de la liberté que le Conseil de presse
reconnaît aux médias et aux journalistes de couvrir une situation en
privilégiant un angle particulier. La série mise en cause ici se veut le récit
d’un drame humain décrit du point de vue de ceux qui le vivent, c’est-à-dire
les Palestiniens des territoires occupés. Il s’agit là d’un choix qui,
inévitablement, déterminera l’orientation de cette série de reportages. Mais ce
choix est défendable sur le plan journalistique. Pour cette raison, le Conseil
ne peut reprocher au journal et au journaliste d’avoir mis l’accent sur le
point de vue palestinien.
Cependant, le
droit de choisir une telle orientation journalistique comporte, en
contrepartie, certaines obligations. L’éditeur doit prévenir les lecteurs en
mentionnant clairement l’option qui préside aux textes publiés. De son côté, le
journaliste doit situer l’information transmise dans son contexte [historique,
politique ou autre] de manière à fournir au public les éléments nécessaires à
la compréhension – et à la relativisation – des faits qui lui sont présentés;
il doit également, de manière à ne pas reprendre à son compte la situation
qu’il décrit ni à en donner l’impression, conserver une certaine distance par
rapport à l’objet de son reportage.
En regard de ces
obligations, le Conseil décèle dans la série sur la révolte palestinienne des
faiblesses qu’il convient de noter. Il aurait été nécessaire que la mention
annonçant l’orientation de la série de reportages, publiée la veille de la
parution du premier reportage, ait accompagné tous les autres ensuite. De plus,
le journaliste aurait pu conserver une plus grande distance critique dans sa
série de reportages et se préoccuper d’en situer certains épisodes dans un contexte
plus global. Ces faiblesses ne remettent pas pour autant en question l’intérêt
ni l’importance ni la crédibilité de cette série, eu égard à son orientation.
Analyse de la décision en appel
- C03A Angle de traitement
- C12D Manque de contexte
- C20A Identification/confusion des genres