Plaignant
M. Jean-Pierre
Crête (professeur, cégep de Joliette)
Mis en cause
Le Joliette
Journal et Mme Louise Bourassa (journaliste)
Résumé de la plainte
Les articles de
la journaliste Louise Bourassa titrés «Chantage au cégep : Jean-Pierre Crête
offre de vendre une note de passage» et «Le cégep impose une suspension avec
solde», parus dans l’édition du 23 décembre 1987 du Joliette Journal,
grossissent la polémique entourant une note écrite adressée par le plaignant à
une élève. La journaliste accorde un traitement sensationnaliste à cette
affaire, déforme les faits, néglige de rapporter tous les éléments pertinents
et fait preuve d’un manque d’esprit critique. Le Joliette Journal refuse de
publier la mise au point du plaignant.
Faits
Dans son édition
du 23 décembre 1987, le Joliette Journal publie deux articles de la journaliste
Louise Bourassa, «Chantage au cégep : Jean-Pierre Crête offre de vendre une note
de passage» et «Le cégep impose une suspension avec solde». Ces articles font
état d’une note écrite par M. Jean-Pierre Crête, professeur de français au
cégep de Joliette, à l’un de ses élèves, et du remous occasionné par cette note
au sein de l’association étudiante.
Suivant la
reproduction qu’en fait le journal, la note est manuscrite, sans date, sans
appel et sans signature. Elle se lit ainsi: «J’ai d’abord pensé te demander 1$
la faute pour te faire passer. Mais comme tu es un bon garçon et assez honnête,
je me contenterai d’une bière… avant le 18. Sinon tu peux t’inscrire en
janvier ’87».
Le premier
article rend compte des réactions de l’association étudiante, d’après le témoignage
de la porte-parole Chantal St-Amour. Informée de la situation par le
destinataire de la note, l’association dénonce ce «chantage» et réclame justice
en faisant des représentations auprès de la direction et en distribuant des
tracts. Elle encourage les «étudiants victimes de ces ségrégations» à lui faire
part de leurs problèmes «afin de mettre un terme à toute cette merde».
Le second
article donne les points de vue respectifs du directeur général, M. Marcel
Montreuil, et du professeur lui-même. Le premier dit que les faits entourant
cette affaire doivent être approfondis et que, en attendant, le cégep a jugé
bon d’imposer une suspension avec solde. Le second affirme que la note en
question est une blague, connue d’ailleurs de tous les élèves, puisqu’elle a
déjà été faite en pleine classe; qu’on a laissé les étudiants écrire n’importe
quoi et attaquer sa réputation; que le cégep a l’intention de le congédier. Le
lendemain, 24 décembre, M. Crête reçoit de son employeur un avis de
congédiement. Et le 4 janvier 1988, le journal L’Action publie, dans le
courrier des lecteurs «Mise au point du professeur J.-P. Crête suite à son
congédiement».
Un an après ces
événements, M. Crête porte plainte devant le Conseil de presse contre la
journaliste Louise Bourassa et le Joliette Journal.
Griefs du plaignant
Le plaignant
considère que les défendeurs ont «grossi un problème qui était strictement
d’ordre interne» et qu’ils «ont volontairement déformé les faits» en ne
diffusant qu’une partie de l’information. Sa plainte s’appuie sur les reproches
suivants:
–
«sensationnalisme», décelable dès le premier mot du titre «Chantage…»;
– manque
d’éthique journalistique: la journaliste n’a interviewé aucun des 202 autres
élèves de M. Crête; elle n’a pas rencontré l’élève à qui la note était
destinée; elle n’a pas vérifié ses sources, se contentant de rapporter les
propos mensongers des personnes rencontrées; elle a manqué d’esprit critique en
gobant tout ce qu’on lui a rapporté; elle n’a pas rapporté tous les faits
pertinents;
– refus du
journal de publier la mise au point envoyée par le plaignant le 24 décembre
1987 dans le but de «réparer les mensonges de la semaine précédente».
Commentaires du mis en cause
M. André
Lafrenière, directeur des cahiers spéciaux
M. Lafrenière
mentionne qu’il n’a pas de souvenirs de cette affaire; en particulier, il avoue
ne pas se souvenir d’avoir reçu une lettre de mise au point du plaignant pour
publication. Il précise cependant que le Joliette Journal «est allé chercher
son information là où elle se trouvait, c’est-à-dire auprès des premiers
intéressés».
Mme Louise
Bourassa, journaliste
Mme Bourassa se
défend d’avoir mené une «opération scandale», estimant plutôt avoir étouffé la
paranoïa de M. Crête. Elle fait valoir les points suivants:
– elle a été
contactée par la porte-parole de l’association étudiante et a pris soin
d’obtenir la version du professeur et celle de la direction du cégep avant de
publier ses textes;
– elle a mis de
côté certains faits parce qu’elle considérait «que cette histoire se devait
d’être traitée à l’interne» et qu’il ne lui incombait «pas de faire le procès
de cet enseignant dans les pages du journal ou d’entreprendre une enquête
relative à ce dossier» [«le principal intéressé semble déplorer que je ne l’aie
pas fait»]; elle a fait son travail «sans étaler sur la place publique des
éléments qui n’auraient pas servi la cause du professeur»;
– la version des
faits du professeur a été correctement rapportée;
– à propos des
mensonges qu’elle aurait rapportés, elle pose la question: «Un journaliste
doit-il assermenter les personnes qu’il reçoit en entrevue?»;
– elle ne se
souvient aucunement de la lettre de mise au point que le plaignant aurait
remise au journal.
Réplique du plaignant
Le plaignant déplore
que la journaliste ait attaqué sa personne au lieu de répondre à ses arguments.
Selon lui, en faisant de tels commentaires, elle évite de faire face aux vraies
questions.
Il continue de
penser que Mme Bourassa a pris parti pour les accusateurs et qu’elle n’a pas
respecté les normes professionnelles du journalisme: «vérifier ses sources»,
«voir si l’interlocuteur est crédible», «voir si c’est un cas isolé ou
collectif», «aller à toutes les sources», «voir si l’article cause un
préjudice… ». Il s’interroge sur la logique de la journaliste: puisqu’elle
reconnaît que l’affaire devait être traitée à l’interne, pourquoi alors en
avoir publié la partie la plus vendable, la plus spectaculaire?
Il réplique
aussi aux commentaires de M. Lafrenière en niant que le Joliette Journal soit
«allé chercher l’information là où elle se trouvait». Le journal n’a interrogé
ni le directeur des études (supérieur immédiat de M. Crête), ni l’élève à qui
la note était destinée (pourquoi avoir tu son identité et révélé celle du
prof?), ni le syndicat des professeurs, ce qu’il aurait fait s’il avait cherché
l’information où elle était.
Analyse
P1-La diffusion de certaines informations risque d’affecter la vie privée, la réputation, l’emploi ou les fonctions sociales des personnes qu’elles concernent; elle risque d’entraîner, à leur détriment, des conséquences désagréables, fâcheuses ou même dommageables. Cependant, telle diffusion est justifiée lorsque l’intérêt public le commande. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, médias et journalistes doivent en rendre compte, en faisant preuve de vigilance et de circonspection, soucieux du respect des droits fondamentaux de la personne. Ils doivent également en rendre compte avec rigueur, situer les faits dans leur contexte, et ne pas déformer la réalité en recourant au sensationnalisme.
Dans le cas présent, le Conseil considère que la journaliste Louise Bourassa et le Joliette Journal ont manqué de rigueur professionnelle dans la façon dont ils ont traité les informations concernant M. Jean-Pierre Crête. Le Conseil relève quelques manquements à l’éthique.
Le journal a versé dans le sensationnalisme en titrant l’un des articles en cause «Chantage au cégep : Jean-Pierre Crête offre de vendre une note de passage». La juxtaposition du terme «chantage» et du titre «Jean-Pierre Crête offre de vendre une note de passage» a l’effet d’une mise en accusation, alors que le fondement de cette affaire n’est pas établi. Tout aussi sensationnaliste, la reproduction de la note manuscrite comme pièce à conviction.
La journaliste a traité les faits d’une manière qui ne permet pas d’établir s’il s’agit ici d’une affaire d’intérêt public. Les articles ne renferment aucun élément probant susceptible de le démontrer; au contraire, ils ont pour effet, de semer le doute sur le comportement du professeur Crête à partir d’un fait dont la signification demeure controversée (plaisanterie? chantage?) et que les autorités du cégep sont précisément en train d’étudier.
Le Conseil considère que la journaliste a manqué d’esprit critique en rapportant telles quelles les affirmations de l’association étudiante, sans les placer dans un contexte plus large qui aurait permis au lecteur d’en saisir le sens et la portée. Le Conseil déplore, par ailleurs, l’absence de la version des faits du principal intéressé, l’étudiant qui aurait reçu ladite note.
D1-Pour ces raisons, le Conseil adresse un blâme à la journaliste Louise Bourassa et au Joliette Journal.
Enfin, concernant la non-publication de la mise au point de M. Crête dans le Joliette Journal, le Conseil ne peut se prononcer étant donné les versions contradictoires données respectivement par le journal et le plaignant.
Analyse de la décision
- C09A Refus d’un droit de réponse
- C12C Absence d’une version des faits
- C13C Manque de distance critique
- C14A Sensationnalisme/exagération/insistance indue
- C15A Manque de rigueur
- C16D Publication d’informations privées