Plaignant
La Ligue des
droits de la personne B’Nai Brith Canada [région du Québec]
Représentant du plaignant
Mme Esther Benezra
et M. Steve Scheinberg (co-présidents, Ligue des droits de la personne B’Nai
Brith Canada [région du Québec])
Mis en cause
La Presse
[Montréal], M. Guy Cormier (éditorialiste), M. Roch Côté (journaliste), M.
Pierre Foglia (chroniqueur), M. Jean-Pierre Girerd (caricaturiste) et M. Gérald
LeBlanc (chroniqueur)
Représentant du mis en cause
M. Claude Masson
(vice-président et éditeur adjoint, La Presse [Montréal])
Résumé de la plainte
La Presse viole
les principes d’équité et de respect dans la couverture des événements touchant
la communauté juive, comme en témoignent l’éditorial «Clark a bien parlé» (M.
Guy Cormier, 12 mars 1988), l’article «Outremont se découvre un « problème
juif » : Le nombre de juifs hassidiques a doublé en vingt ans» (M. Roch Côté,
13 septembre 1988), les chroniques «Nos Juifs» (M. Gérard LeBlanc, 21 septembre
1988), «Les Juifs» (M. Pierre Foglia, 28 janvier 1989) et «Les Juifs, bis» (M.
Pierre Foglia, 4 février 1989), une caricature (4 novembre 1988) et le texte
«Montréal retrouvera son âme lorsque nous aurons nous-mêmes retrouvé la nôtre»
(5 janvier 1989), rédigé par M. Victor Barbeau de l’Académie
canadienne-française en 1942.
Faits
La plainte
concerne six textes et une caricature publiés entre le 12 mars 1988 et le 4 février
1989: un éditorial de Guy Cormier, un article de Roch Côté, deux chroniques de
Pierre Foglia, une chronique de Gérald LeBlanc, une caricature de Jean-Pierre
Girerd et un texte écrit en 1942 par le président-fondateur de l’Académie
canadienne française, Victor Barbeau, reproduit dans La Presse du 5 janvier
1989.
1. L’éditorial
«Clark a bien parlé» de Guy Cormier
Celui-ci traite
du discours prononcé le 11 mars 1988 par l’ancien Secrétaire d’Etat aux
Affaires extérieures, M. Joe Clark, devant le Comité Canada-Israël; et des
réactions de certains auditeurs aux déclarations du ministre.
Comme le titre
l’indique, l’éditorial approuve le discours de M. Clark. M. Cormier rapporte
que le ministre «s’est permis de juger incompatible avec le respect des droits
de l’homme le comportement d’Israël dans les territoires occupés de Gaza et de
Cisjordanie».
M. Cormier
commente également les réactions des auditeurs ayant hué M. Clark, quitté la
salle en guise de réprobation et menacé de voter contre le parti conservateur
lors de prochaines élections. Il écrit: «Qu’est-ce que cela veut dire
exactement? Que les membres en règle du comité Canada-Israël penseront à Israël
quand ils voteront au Canada? Est-ce qu’on peut avoir deux patries et une
double loyauté? Il est vrai que les cardinaux de la sainte Eglise sont citoyens
du Vatican. Mais cette qualité ne les entraîne pas à trahir leur patrie
charnelle».
2. L’article
«Outremont se découvre un « problème juif »: Le nombre des juifs
hassidiques a doublé en vingt ans» de Roch Côté
Celui-ci fait
état de tensions entre une partie de la population d’Outremont et la communauté
juive hassidique relativement à une demande de modification de zonage en vue de
la construction d’une synagogue.
3. Les
chroniques «Les Juifs» et «Les Juifs, bis» de Pierre Foglia
Dans sa
chronique «Les Juifs» publiée le 28 janvier 1989, Pierre Foglia commente un
fait divers rapporté dans le Jerusalem Post. Il raconte qu’un hôtel d’une
petite ville du nord d’Israël a offert à ses clients une attraction spéciale
pour le Nouvel An: le spectacle d’un couple faisant l’amour dans un hélicoptère
qui se maintenait au-dessus de la piscine de l’hôtel.
Le 4 février
1989, dans sa chronique «Les Juifs, bis», Pierre Foglia traite à nouveau du
sujet et commente les réactions de lecteurs n’ayant pas apprécié sa première
chronique.
4. Caricature de
Jean-Pierre Girerd
La caricature de
M. Girerd concerne la victoire du Likoud (l’un des partis politiques participant
à la coalition gouvernementale) lors des élections législatives du 1er novembre
1988 en Israël.
Sous le
commentaire «Trois religieux ultra-orthodoxes et M. Shamir fêtent la victoire
du Likoud», quatre personnages «prennent un verre». Trois de ceux-ci des juifs
orthodoxes sont assis sur le quatrième M. Shamir. Ce dernier, écrasé sous le
poids des autres, échappe son verre.
5. La chronique
«Nos Juifs» de Gérald Leblanc
M. Leblanc
répond aux critiques de certains lecteurs concernant sa chronique «Je plaide
non coupable» du 14 septembre 1988. Celle-ci commentait les critiques formulées
à l’égard de l’article «Outremont se découvre un « problème juif »» de
Roch Côté.
M. Leblanc réagit
particulièrement aux critiques des juifs de Montréal qui lui «renvoient des
références à l’Allemagne nazie chaque fois qu’ils n’aiment pas ce que je dis
sur eux».
Il explique que
«C’est involontairement et sans malice qu’il a répété l’expression « problème
juif » (l’expression consacrée de Hitler) pour décrire leurs [les juifs
hassidiques] relations tendues avec la majorité francophone d’Outremont»; et
écrit qu’«Au lieu d’y déceler les sombres desseins d’une malice toute nazie, il
faut y voir le signe du manque de contact intime avec la communauté juive».
M. Leblanc
traite de cette question «le manque de contact intime avec la communauté juive»
en rapport avec la réalité linguistique sous-tendant les relations entre cette
communauté et la population francophone, la langue courante des premiers
n’étant pas la même que celle des seconds.
6. Le texte de
Victor Barbeau
Ce texte a été
reproduit dans La Presse du 5 janvier 1989 sous le titre «Montréal retrouvera
son âme lorsque nous aurons nous-mêmes retrouvé la nôtre».
Dans une note
d’introduction, La Presse précise que «Ce n’est pas d’hier que des voix se font
entendre pour réclamer une ville de Montréal plus authentiquement française. En
1942, à l’occasion du 3e centenaire de Montréal, Victor Barbeau, président-fondateur
de l’Académie canadienne-française, avait publié un texte combien éloquent dans
lequel il déplorait la disparition du caractère français de la métropole».
Griefs du plaignant
La Ligue des
droits de la personne B’Nai Brith Canada, région du Québec, par l’entremise des
co-présidents Esther Benezra et Steve Scheinberg, se plaint de «violations
claires et répétitives des principes d’équité et de respect dans la couverture
de la communauté juive» par La Presse.
1. L’éditorial
«Clark a bien parlé» de Guy Cormier
Le B’Nai Brith
reproche à M. Cormier d’avoir «accusé» la communauté juive de double loyauté
dans son éditorial en raison de l’opposition du Comité Canada-Israël au
changement de la politique extérieure du Canada. Il souligne qu’une telle opposition,
comme toute opposition à une politique, «ne justifie nullement l’accusation de
« trahir leur patrie »».
2. L’article
«Outremont se découvre un « problème juif »: Le nombre des juifs
hassidiques a doublé en vingt ans» de Roch Côté
Le B’Nai Brith reproche
à M. Côté d’avoir traité cette affaire en ridiculisant les Juifs hassidiques,
en les comparant notamment, à des «bonhommes sept heures».
Le B’Nai Brith
indique qu’il peut excuser le recours à l’ironie dans un article, mais pas
lorsque celui-ci se transforme en mépris.
Les plaignants
remarquent que ce qui les «a profondément choqués n’était pas simplement le
mauvais choix évident du titre (l’expression «problème juif»), mais le fait de
décrire une communauté culturelle dans son ensemble, la présentant comme
totalement bizarre et même comme une menace, à un moment où les tensions entre
les communautés culturelles étaient exacerbées».
3. Les
chroniques «Les Juifs» et «Les Juifs, bis» de Pierre Foglia
Le B’Nai Brith dit
être bouleversé par le ton et le contenu de ces chroniques. L’association
estime que ces textes «ont l’intention d’amuser les lecteurs de « La
Presse » aux dépens des autres en évoquant de manière gratuite un incident
isolé» alors que celui-ci ne se rapporte «ni à un groupe minoritaire ni à une
nation au complet».
Elle reproche un
passage particulier de la première chronique; et considère que M. Foglia
«détourne l’indignation de ses lecteurs contre les Juifs du Québec» lorsqu’il
écrit: «[…] et la prochaine fois que vous aurez à prendre l’hélicoptère,
surtout si vos enfants vous accompagnent, renseignez-vous donc pour savoir si
le pilote est juif. Auquel cas je vous conseille vivement de prendre le métro
[…]».
Le B’Nai Brith
reproche également le caractère générique du titre «Les Juifs». Il remarque que
le texte relate un incident vulgaire où l’origine des protagonistes n’est pas
connue; et que l’obscénité n’est pas une caractéristique propre à une culture
ou à une religion en particulier.
Le B’Nai Brith
remarque enfin qu’il croit sincèrement que des «articles qui prétendent relater
un événement de l’heure ne devraient pas représenter de façon vicieuse et
arbitraire des stéréotypes, même si ce qui est dit est présenté dans un
contexte humoristique».
4. Caricature de
Jean-Pierre Girerd
La Ligue des
droits de la personne B’Nai Brith reproche à La Presse d’avoir publié une
caricature de «style nazi». Elle s’en prend particulièrement à l’utilisation de
traits qu’elle qualifie de «stéréotypes raciaux» et qu’elle considère
injurieux.
Elle explique
que les Juifs forment un groupe multiracial, d’origines et de langues diverses;
que les rabbins orthodoxes ne font pas exception en ce qu’ils présentent une
grande variété de types physiques. Le B’Nai Brith estime que l’exagération de
«prétendus traits raciaux ne peut servir qu’à isoler certains groupes et à les
exposer au ridicule».
5. La chronique
«Nos Juifs» de Gérald Leblanc
Le B’Nai Brith
reproche particulièrement le deuxième paragraphe du passage suivant:
«Quand un juif
de Montréal s’oppose à moi parce qu’il est anglophone et que je suis
francophone, je n’aime pas qu’il m’accuse d’antisémitisme, si je le lui fais
remarquer. Cette ambiguïté, qui n’a absolument rien à voir avec l’Allemagne
nazie, sous-tend les relations entre la majorité francophone et les juifs de
Montréal.
Photocopiez
cette chronique et passez-la à vos amis juifs anglophones; la lire, en
français, sera pour eux une bonne pénitence, en ce jour de Yom Kippour».
Les plaignants
considèrent ces propos insultants pour les Juifs, d’autant plus qu’ils ont été
tenus le jour sacré du Yom Kippour. Ils estiment que ceux-ci suggèrent aux
Juifs de se repentir pour leur appartenance anglophone.
Le B’Nai Brith
reproche également à M. Leblanc le titre de sa chronique «Nos juifs».
6. Le texte de
Victor Barbeau
Le B’Nai Brith
reproche à La Presse d’avoir consacré presque une page entière à ce texte «qui
rend les Juifs comme des boucs-émissaires pour avoir affaibli la langue
française et les traits raciaux, culturels et catholiques du Québec».
Commentaires du mis en cause
En réponse à
cette plainte, la direction de la rédaction de La Presse fait les commentaires
suivants:
– «on ne peut
analyser l’équité et le respect envers une communauté en ne tenant compte que d’un
nombre restreint de textes pris hors de leur contexte. L’attitude de La Presse
envers la communauté juive doit s’analyser à partir de l’ensemble de sa
couverture: c’est la seule façon d’en mesurer l’équilibre, d’en apprécier la
diversité et de comprendre les facteurs qui ont pu mener à la publication d’un
texte donné»;
– l’examen des
textes publiés dans La Presse sur une période d’un an et demi plus de cent
textes sur la communauté juive et plus de cinq cents textes sur Israël depuis
le début de 1988 montre «très clairement que la couverture de La Presse
présente un portrait nuancé et équitable de la communauté juive et respecte les
principes de l’objectivité, de l’équité, de la qualité de l’information et du
pluralisme»;
– «Il va de soi
que certains textes de nouvelles ou d’opinion publiés dans La Presse reflètent
des points de vue avec lesquels des lecteurs sont en désaccord et qui peuvent
même provoquer leur mécontentement. C’est le prix du pluralisme. Dans un tel
cas, pour assurer l’équité, la responsabilité d’un organe de presse est de
maintenir un équilibre en ouvrant ses pages à des opinions qui reflètent
d’autres points de vue et en garantissant à ceux qui s’estiment lésés un droit
de réplique. C’est ce que La Presse a fait systématiquement dans tout les
dossiers qui impliquaient la communauté juive. Les textes de MM. Côté, LeBlanc,
Foglia et Cormier ont donné lieu à de telles répliques»;
– «Cette
remarque s’applique de façon encore plus claire dans ce que l’on peut appeler
l’affaire des Juifs hassidiques d’Outremont […]. Le texte de nouvelle de Roch
Côté, intitulé «Outremont se découvre un problème Juif», a suscité un flot de
réactions et de commentaires, notamment la chronique de Gérald LeBlanc, qui
était une réponse aux critiques formulées à l’égard de la nouvelle. La Presse
même a publié un éditorial sur la question, qui s’excusait de certaines
formulations qui auraient blessé la communauté juive. Nous avons également
publié de nombreuses lettres et analyses, d’autres chroniques de Gérald LeBlanc
et des chroniques de Lysiane Gagnon. C’est l’ensemble de ces documents qui
constitue la couverture de La Presse. Leur variété et leur équilibre indiquent
très clairement que La Presse a agi avec équité et en respectant tous les
critères qui régissent notre profession»;
– tous les
textes dénoncés par le B’Nai Brith sont des textes d’opinion à l’exception de
l’article de Roch Côté. En matière de textes d’opinion, «La Presse doit pouvoir
jouir de la plus totale liberté d’expression. Cette liberté doit bien sûr être
encadrée, se soumettre aux normes du professionnalisme, respecter les
communautés. Mais la démarche du B’Nai Brith a pour effet concret de remettre
en cause cette liberté d’expression»;
– «dans le cas
de la chronique de Gérald LeBlanc, le fait de déplorer que la communauté juive
ait, historiquement, choisi le camp anglophone, est une opinion valide, qui
peut être publiée sans aucunement compromettre les normes d’éthique qui nous
régissent»;
– dans le cas de
l’éditorial de Guy Cormier, le passage contesté par le B’Nai Brith portait sur
le «rôle des groupes de pression de Juifs canadiens dans l’élaboration des
positions du gouvernement canadien face à l’Etat d’Israël. Selon nous, c’est un
fait qu’il est légitime d’évoquer, susceptible d’éclairer les lecteurs parce
qu’il fournit une grille d’interprétation des politiques canadiennes»;
– dans le cas de
la caricature de Girerd, celle-ci a été publiée quelques jours après les
élections en Israël, et se «voulait un commentaire sur le déséquilibre provoqué
par le poids disproportionné des partis religieux»;
– dans ces deux
derniers cas, «on ne peut en aucun cas parler de manque d’équité de la part de
La Presse; il s’agit de positions adoptées par notre journal avec lesquelles le
B’Nai Brith est en désaccord. Un tel désaccord ne peut constituer un fondement
à une plainte»;
– «Deux des
textes évoqués par le B’Nai Brith soulèvent la question de l’humour.
L’utilisation de l’humour dans les textes d’un quotidien n’a strictement rien
d’anormal et correspond aux règles du genre. Les inquiétudes du B’Nai Brith
peuvent là aussi avoir des conséquences plus graves. Le risque est réel en
poussant cette logique de forcer les médias à adopter dans le cas des Juifs un
ton différent de celui qui est employé pour d’autres groupes de la société. Ce
serait un manquement inquiétant aux règles d’équité. Les pointes humoristiques
du texte de M. Côté, par exemple, visaient également la communauté juive et la
majorité non juive d’Outremont. Quant à la caricature de Girerd, faut-il
rappeler que l’exagération et l’utilisation de stéréotypes font partie
intégrante du genre de la caricature. Ces procédés s’appliquent à tous les
individus et à tous les groupes qui sont les sujets d’une caricature»;
– «Le B’Nai Brith,
à notre grand étonnement, a accordé une importance démesurée à deux chroniques
de Pierre Foglia». Ce dernier «a utilisé les mêmes techniques dans ses
chroniques sur les Juifs que celles qu’il utilise pour tous les sujets de ses
textes. Le B’Nai Brith peut trouver ces textes de mauvais goût, comme le font
de nombreux lecteurs de La Presse. Mais peut-on, comme le fait le B’Nai Brith,
parler de représentation vicieuse? Certainement pas. Et surtout, peut-on dire
que M. Foglia détourne l’indignation des lecteurs contre les Juifs? La phrase
même qui suscite cette réaction démontre le contraire: «Et la prochaine fois
que vous aurez à prendre l’hélicoptère, et surtout si vos enfants vous
accompagnent, renseignez-vous donc pour savoir si le pilote est Juif. Auquel
cas je vous conseille vivement de prendre le métro». L’absurdité de la
situation décrite est telle qu’aucun lecteur ne peut y voir une attaque contre
les Juifs»;
– «nous sommes
conscients que La Presse, un quotidien traditionnellement canadien-français,
produit d’une culture ethnocentriste, peut faire des erreurs, manquer de
sensibilité face à une communauté, par ignorance ou simplement en raison de la
masse des textes publiés à chaque jour. Le premier outil dont nous disposons
pour corriger ces lacunes est, comme nous l’avons dit plus haut, le droit de
réplique. A plus long terme, La Presse s’est engagée dans une démarche
d’ouverture face aux divers groupes, comme en fait foi la publication régulière
d’une chronique sur les communautés ethniques»;
– «dans le cas
des Juifs, nous sommes également conscients qu’un effort particulier s’impose
pour tenir compte du poids du passé, l’antisémitisme qui a terni les cultures
occidentales de même que les cicatrices encore vives laissées par l’Holocauste.
C’est pourquoi nous avons rencontré les dirigeants du B’Nai Brith de même que
nous avons rencontré à deux reprises ceux d’un organisme tout aussi
représentatif de la communauté juive, le Congrès Juif. Nous notons cependant
que s’il a été possible d’établir des relations fructueuses avec le Congrès
Juif, […], tel n’est pas le cas avec le B’Nai Brith. Nous croyons en outre
que la démarche du B’Nai Brith avec le dépôt d’une plainte au Conseil de presse
n’est pas de nature à rapprocher les communautés».
Analyse
Rappelons d’abord que la Ligue des droits de la personne B’Nai Brith Canada, région de Québec, se plaint de «violations claires et répétitives des principes d’équité et de respect dans la couverture de la communauté juive» par le quotidien La Presse.
Au soutien de cette plainte, le B’Nai Brith a soumis à l’attention du Conseil un éditorial de Guy Cormier, un article de Roch Côté, deux chroniques de Pierre Foglia, une caricature de Jean-Pierre Girerd, une chronique de Gérald Leblanc et un texte que le président- fondateur de l’Académie canadienne française, Victor Barbeau, avait publié en 1942 et qui a été reproduit dans La Presse du 5 janvier 1989.
Il y a lieu de préciser au départ, que la décision du Conseil porte sur la caricature et les textes mis en cause par le B’Nai Brith, et qu’elle ne constitue pas un prononcé sur l’ensemble de la couverture de la communauté juive par La Presse. Voici donc les conclusions du Conseil concernant chacun des textes en litige, suivies d’une conclusion générale.
1. L’éditorial «Clark a bien parlé» de Guy Cormier
Dans le cas de l’éditorial «Clark a bien parlé», le B’Nai Brith reproche à M. Cormier d’avoir «accusé» la communauté juive de double allégeance. Ce grief concerne le commentaire de l’éditorialiste au sujet des réactions de certains membres du Comité Canada-Israël lors du discours de M. Joe Clark sur le comportement d’Israël dans les territoires occupés.
Le Conseil ne saurait retenir ce grief et reprocher à M. Cormier d’avoir formulé une telle critique à l’endroit des auditeurs concernés. Le Conseil ne considère pas que l’expression de ce commentaire constitue une atteinte au respect dû à la communauté juive.
L’éditorial constitue essentiellement du journalisme d’opinion. Ce genre journalistique est une manifestation de la liberté d’expression et de la liberté de la presse. L’éditorialiste peut donc, à l’intérieur des limites de l’éthique journalistique, prendre position, exprimer ses critiques et faire valoir ses points de vue sur les questions et les événements de son choix.
La liberté de la presse et le droit du public à l’information perdraient de leur sens et de leur réalité si la presse s’abstenait d’opiner et d’exprimer ses critiques sur des questions comme celle traitée dans l’éditorial mis en cause en raison des désaccords et des mécontentements qu’elles pourraient susciter.
Le Conseil note, par ailleurs, que le B’Nai Brith a pu faire valoir son point de vue sur le sujet puisque La Presse a publié sa réponse à l’éditorial de M. Cormier. Le Conseil tient également à souligner que le journal a fait place à la discussion et à l’expression d’opinions contraires en publiant cette réponse, des lettres de lecteurs et la mise au point de l’éditorialiste.
2. L’article «Outremont se découvre un « problème juif »: Le nombre des Juifs hassidiques a doublé en vingt ans» de Roch Coté
L’article de M. Côté porte sur les tensions qui se sont manifestées à l’automne 1988 entre deux groupes de citoyens d’Outremont les francophones et les juifs hassidiques en raison d’un problème de zonage.
Les griefs des plaignants concernent le traitement accordé à cette affaire par M. Côté. Ils reprochent notamment l’utilisation de l’expression « problème juif » et la manière dont la communauté hassidique a été présentée dans l’article.
D3-Après étude de l’article, le Conseil relève certains manquements dans le traitement de cette affaire pour lesquels il adresse un reproche à La Presse et au journaliste Roch côté.
Dans un premier temps, le Conseil estime que l’utilisation de l’expression «problème juif» dans le titre, l’article et l’un des bas de vignettes, témoigne d’un manque de sensibilité envers la communauté juive, d’autant plus si l’on tient compte des antécédents historiques de cette communauté. Cette expression peut également laisser entendre, dans le contexte de l’affaire alors rapportée, que les juifs hassidiques sont les principaux, sinon les seuls responsables de la situation en litige.
Le Conseil note toutefois que La Presse s’est excusée publiquement de cette mention dans un éditorial d’Alain Dubuc; et que M. Côté a reconnu, dans ses commentaires au Conseil de presse, qu’il aurait dû éviter l’emploi de cette expression puisque celle-ci «a derrière elle un lourd passif historique qu’il ne faut pas ignorer».
Dans un deuxième temps, le Conseil constate que l’article et la présentation de celui-ci ont davantage mis l’accent sur la communauté hassidique que sur les autres acteurs impliqués dans cette affaire, à savoir la communauté francophone et la municipalité d’Outremont. Cette attention est importante dans l’article, mais encore plus dans la présentation de celui-ci. Le titre, les photos et les bas de vignettes renvoient presque exclusivement à la communauté hassidique. Une telle attention, de même que l’importance accordée à l’accroissement de la population hassidique à Outremont, viennent renforcer l’idée ou l’impression que les principaux responsables du litige sont les juifs hassidiques.
Dans un troisième temps, le Conseil est d’avis, dans le contexte de l’affaire rapportée, que les expressions utilisées pour décrire la minorité hassidique («L’Outremont chrétien et francophone s’était pourtant habitué à cette minorité bizarre, à ces hommes « à couettes », tout en noir comme des bonhommes sept heures, ces femmes et ces enfants habillés comme des oignons») étaient susceptibles d’offenser certaines personnes en raison des différences culturelles alors en présence.
Sans vouloir établir un lexique des termes à utiliser ou à ne pas utiliser, le Conseil estime que les médias et les journalistes doivent être attentifs à cette dimension lorsqu’ils traitent de questions ou d’événements impliquant des groupes de cultures différentes.
D3-Le Conseil considère enfin que les aspects tout juste soulevés concernant le traitement accordé à cette affaire étaient susceptibles d’alimenter les préjugés et les attitudes discriminatoires à l’endroit de la minorité hassidique et de la communauté juive en général.
3. Les chroniques «Les Juifs» et «Les Juifs, bis» de Pierre Foglia
Décision majoritaire:
Dans le cas des chroniques «Les Juifs» et «Les Juifs, bis», les plaignants en reprochent le ton et le contenu. Ils estiment que ces chroniques «ont l’intention d’amuser les lecteurs de La Presse aux dépens des autres en évoquant de manière gratuite un incident isolé» alors que celui-ci ne se rapporte «ni à un groupe minoritaire ni à une nation au complet».
Ils considèrent également que le passage «et la prochaine fois que vous aurez à prendre l’hélicoptère, surtout si vos enfants vous accompagnent, renseignez-vous donc pour savoir si le pilote est juif. Auquel cas je vous conseille vivement de prendre le métro» détourne l’indignation des lecteurs contre les Juifs du Québec. Ils reprochent enfin le caractère générique du titre «Les Juifs».
La chronique du genre que signe Pierre Foglia permet à son auteur de présenter une vision personnalisée du sujet qu’il choisit de traiter. Elle lui permet de s’exprimer dans un style qui lui est propre et de faire appel à l’humour, à l’ironie, aux propos incisifs ou à autre procédé qu’il juge opportun de mettre en oeuvre. Ce genre journalistique accorde une place importante à la subjectivité et à la personnalité de l’auteur; et lui confère une grande latitude dans ses écrits.
En ce qui concerne la chronique «Les Juifs», celle-ci s’apparente, selon le Conseil, à une caricature sur une anecdote. Que l’humour de M. Foglia ait porté sur une anecdote impliquant des Juifs ne signifie pas comme le laissent entendre les griefs des plaignants qu’il tienne des propos ou porte un jugement sur l’ensemble des Juifs.
Quant à la chronique «Les Juifs, bis», elle est une réponse aux lettres reçues par le journal concernant la chronique «Les Juifs». Le Conseil estime que M. Foglia n’a pas abusé de sa latitude en répliquant, comme il l’a fait, à ces lettres. Le Conseil note à nouveau, comme il l’a fait dans le cas de l’éditorial de Guy Cormier, que le B’Nai Brith a pu faire valoir son point de vue sur ces chroniques. La Presse, en effet, a publié ce point de vue, de même qu’un certain nombre de lettres de lecteurs réagissant positivement et négativement à ces textes.
Que ces chroniques aient pu susciter diverses réactions, il va de soi. Les lettres de lecteurs publiées par La Presse en font d’ailleurs foi. Les différences culturelles, l’humour et les sensibilités propres à chacun expliquent ces réactions et les différences de perception. Le Conseil est d’avis toutefois qu’il n’y a pas lieu, ici, d’interpréter l’humour de M. Foglia comme étant un manque de respect envers la communauté juive ou d’y déceler une intention malicieuse de sa part.
Compte tenu des considérations qui précèdent, le Conseil ne retient pas les griefs du B’Nai Brith concernant les chroniques de M. Foglia.
4. La caricature de Jean-Pierre Girerd
Il est reconnu que la caricature est un véhicule d’opinions qui fait appel à l’humour, à la satire et à l’exagération pour illustrer un personnage, un fait ou un événement. Ce mode d’expression confère une grande latitude à ses auteurs, laquelle n’est toutefois pas absolue. Le caricaturiste doit s’acquitter de sa tâche dans le respect des personnes et des groupes et éviter d’alimenter des préjugés à leur endroit.
Le Conseil estime que M. Girerd n’a pas abusé de cette latitude en illustrant, comme il l’a fait, les personnages présentés dans sa caricature. Les traits et les clichés qu’il a utilisés pour ce faire ont servi à identifier ces personnages. Le Conseil ne considère pas que ceux-ci sont injurieux.
Le Conseil ne retient pas non plus l’argument des plaignants selon lesquels l’exagération de «prétendus traits raciaux ne peut servir qu’à isoler certains groupes et à les exposer au ridicule». L’exagération des traits et l’emploi des clichés sont à la base même de la caricature. Ces procédés qui sont souvent utilisés aux fins d’identification des personnages ne constituent pas, en soi, une forme de discrimination à l’endroit des personnes ou des groupes faisant l’objet d’une caricature.
Le Conseil rejette donc ces griefs.
5. La chronique «Nos Juifs» de Gérald Leblanc
Ce texte de M. Leblanc est une réponse aux critiques de certains lecteurs concernant la chronique «Je plaide non coupable» qu’il signait le 14 septembre 1988. Celle-ci commentait les critiques formulées à l’égard de l’article «Outremont se découvre un « problème juif »» de M. Roch Côté.
Le grief des plaignants repose sur une interprétation des propos tenus par M. Leblanc au dernier paragraphe de son texte: «Photocopiez cette chronique et passez-là à vos amis juifs anglophones; la lire, en français, sera pour eux une bonne pénitence, en ce jour de Yom Kippour».
Les plaignants soutiennent que ces propos sont insultants pour les Juifs, d’autant plus qu’ils ont été tenus le jour sacré du Yom Kippour; et qu’ils suggèrent aux Juifs de se repentir pour leur appartenance anglophone. De son côté, M. Leblanc explique: «J’ai fait une référence au jour du Grand Pardon, comme j’aurais parlé du vendredi Saint pour les chrétiens ou du grand jeûne des musulmans. C’était ma manière de dire que les Juifs anglophones n’aimeraient pas ce que j’avais à dire et la lecture de ma chronique constituerait une pénitence pour eux».
Après avoir étudié cette chronique et pris en considération le point de vue respectif des parties, le Conseil juge qu’il n’y a pas lieu de retenir ce grief. M. Leblanc, de l’avis du Conseil, n’a pas contrevenu à l’éthique journalistique, ni abusé de sa latitude, en tenant ces propos, même si ceux-ci ont pu déplaire à certains.
Tenant compte du contexte dans lequel ces propos ont été écrits, le Conseil ne considère pas que ceux-ci, ni le moment où ils ont été publiés, constituent un manque de respect ou soient l’expression de mépris envers les Juifs ou la communauté juive.
Quant au titre «Nos Juifs», celui-ci indique que le texte en litige traite des Juifs de Montréal et non ceux d’ailleurs. Il y a lieu de signaler ici, que la chronique que signe M. Leblanc dans La Presse est une chronique posant un regard sur la société montréalaise. Dans ce contexte, le Conseil estime que le titre «Nos Juifs» n’est aucunement péjoratif.
Le Conseil reconnaît par ailleurs que certaines phrases ou certaines expressions peuvent être interprétées différemment selon les cultures; et rappelle l’importance, pour les médias et les journalistes, d’être attentifs à cette dimension lorsqu’ils traitent de questions ou d’événements impliquant des groupes de cultures différentes.
6. Le texte de Victor Barbeau
Les plaignants reprochent à La Presse d’avoir consacré presque une page entière au texte de M. Barbeau qui, selon eux, «rend les Juifs comme des boucs-émissaires pour avoir affaibli la langue française et les traits raciaux, culturels et catholiques du Québec».
Concernant la publication de ce texte, il y a lieu d’abord de rappeler que plusieurs journaux réservent une section à différents textes d’opinions sur des sujets d’intérêt pour les lecteurs. Tel est le cas du texte de M. Barbeau, écrit en 1942, dans lequel il pose un regard sur la ville de Montréal des années 40. Le Conseil ne saurait reprocher au journal d’avoir publié ce texte, ni d’avoir accordé l’espace qu’il a choisi de lui accorder. Le Conseil ne considère pas que ces choix constituent un manque de respect envers la communauté juive ou toute autre communauté mentionnée dans le texte.
Le Conseil déplore par contre que La Presse n’ait été plus rigoureuse dans sa «note de la rédaction». Celle-ci aurait dû mettre en garde le lecteur sur le contexte de l’époque et l’inviter à tenir compte de l’évolution historique, culturelle et économique du Québec depuis 1942.
7. Conclusion générale
Après examen de la caricature et des textes soumis par la Ligue des droits de la personne B’Nai Brith au soutien de sa plainte, le Conseil a rejeté un certain nombre de griefs et relevé quelques manquements pour lesquels il a adressé un reproche.
Le Conseil reconnaît ces lacunes, mais ne peut retenir la plainte telle que formulée par le B’Nai Brith, à savoir que les éléments en litige dans le présent dossier constituent des «violations claires et répétitives des principes d’équité et de respect dans la couverture de la communauté juive».
Le Conseil, par ailleurs, ne peut qu’encourager les médias à se sensibiliser aux différentes communautés qui composent la société.
Analyse de la décision
- C05A Réplique abusive
- C08A Choix des textes
- C09A Refus d’un droit de réponse
- C12D Manque de contexte
- C18B Généralisation/insistance indue
- C18C Préjugés/stéréotypes
- C18D Discrimination
- C19A Absence/refus de rectification
Commentaires des dissidents à propos de la décision
Même dans le
domaine de la satire, les journalistes doivent être attentifs à l’impact
possible de leurs écrits, surtout quand leur sujet touche un aspect de la vie
d’un groupe ethnique. Dans le cas du texte «Les Juifs», une partie de la
chronique du 28 janvier 1989, il est évident que M. Foglia n’avait pas
l’intention d’attaquer la réputation des Juifs. Je considère toutefois que le
passage suivant de cette chronique était susceptible d’alimenter des préjugés à
l’endroit des Juifs chez certains lecteurs: «On a beau ne pas être raciste, ce
sont-là des choses qui choquent et la prochaine fois que vous aurez à prendre
l’hélicoptère, surtout si vos enfants vous accompagnent, renseignez-vous donc
pour savoir si le pilote est juif. Auquel cas je vous conseille vivement de
prendre le métro…».
Il est essentiel
que les chroniqueurs soient prudents lorsqu’ils font allusion aux différents
groupes ethniques dans leurs écrits. Les relations entre ces groupes étant un
sujet délicat, les journalistes doivent porter une attention particulière
lorsqu’ils en traitent afin d’éviter d’entretenir des préjugés.
Dissidents
M. Robert
Winters