Plaignant
M. Marcel
Bertrand
Mis en cause
Le Journal de
Montréal et M. Bertrand Desjardins (journaliste)
Représentant du mis en cause
M. Jean-Serge
Sasseville (conseiller juridique, Quebecor)
Résumé de la plainte
Le Journal de
Montréal publie, dans son édition du 20 septembre 1989, un article du
journaliste Bertrand Desjardins titré «Autre cas de surdose : La drogue a tué
Suzie à 25 ans : Trouvée morte dans un « shooting gallery », elle
laisse dans le deuil une petite fille de 10 ans». Cet article contient des
renseignements qui permettent d’identifier le plaignant, proche de la victime,
ce qui porte atteinte à la réputation de ce dernier. De plus, le journaliste
rapporte plusieurs informations fausses, sans avoir pris soin de les vérifier.
Finalement, Le Journal de Montréal se montre irresponsable en publiant, à la
«une», la photo de l’enfant de la victime.
Faits
Le 20 septembre
1989, Le Journal de Montréal titre à la une «Suzie, 25 ans: Trouvée morte dans
une « piquerie »: L’histoire d’une vie sordide». Ce titre s’accompagne
de deux photos: l’une, en médaillon, montre la jeune femme assise avec sa
petite fille sur ses genoux; l’autre, couvrant les deux tiers de la page,
présente la mère de la jeune femme assise à côté de la fillette.
Cette manchette
renvoie à un article du journaliste Bertrand Desjardins publié en page trois et
intitulé «Autre cas de surdose: La drogue a tué Suzie à 25 ans: Trouvée morte
dans un « shooting gallery », elle laisse dans le deuil une petite
fille de 10 ans». Cet article raconte l’histoire de la jeune femme à partir du
témoignage de sa mère.
Certains
passages de l’article font référence à l’ami de coeur de la jeune femme, M.
Marcel Bertrand, le plaignant dans le présent dossier. Ces passages le
présentent comme un élément négatif dans la vie de la jeune femme. L’article ne
mentionne pas son nom, mais indique le nom de la rue et du quartier où il
habite, ainsi que le moment et le lieu de sa rencontre avec la jeune femme.
Après la
parution de cet article, le plaignant réclame une correction de la part du
journal, qui refuse toutefois d’acquiescer à sa demande (les versions
contradictoires des parties concernant cette demande et la réponse du journal,
ne permettent pas d’avoir l’heure juste à ce sujet). Suite aux résultats
négatifs de sa démarche, le plaignant dépose une plainte au Conseil de presse
le 12 octobre 1989.
Griefs du plaignant
M. Bertrand s’en
prend d’abord aux passages de l’article le concernant. Il indique que ceux-ci
lui ont valu d’être identifié par son entourage (ses connaissances, ses
voisins, le propriétaire de son logement), et qu’ils ont porté atteinte à sa
réputation. Il fait remarquer que les défendeurs n’ont jamais vérifié les
informations qu’ils ont publiées à son sujet; informations qu’il qualifie par
ailleurs de «mensonges». Il ajoute qu’il n’acceptera jamais que l’on traîne
dans la boue sa réputation, celle de la jeune femme et de sa fille.
M. Bertrand
trouve ensuite indigne que le journal et le journaliste traitent d’un tel sujet
à la légère. Il laisse à notre imagination ce que la fillette aura à faire face
à l’école et au cours de sa vie en raison de la publication de sa photo en
première page et de l’histoire racontée dans l’article.
Commentaires du mis en cause
M. Jean-Serge
Sasseville, conseiller juridique de Québécor
En réponse à
cette plainte, M. Sasseville, au nom de Québécor Inc., du Journal de Montréal
et de M. Bertrand Desjardins, indique:
– que l’article
en litige a été rédigé et publié dans le cadre d’une série d’articles sur le
fléau de la drogue chez les jeunes et la prolifération des «piqueries» à
Montréal;
– que le
journaliste Bertrand Desjardins a été mis en contact avec la mère de la jeune
femme par un policier du Service de police de la communauté urbaine de Montréal
spécialisé dans les dossiers de jeunes victimes de la drogue;
– que cette
dernière a raconté avec beaucoup d’émotion l’histoire de sa fille, ses
fréquentations et son cheminement dans le monde de la drogue;
– qu’elle a pris
soin, ce faisant, de ne pas nommer les amis de sa fille;
– que Le Journal
de Montréal et le journaliste Bertrand Desjardins n’auraient jamais publié le
nom de ces personnes de toute façon;
– que le
plaignant n’a jamais nié la véracité des propos rapportés à son sujet lorsqu’il
a communiqué avec le journal;
– que l’article
du 20 septembre 1989 traite d’un sujet d’intérêt public et que la plainte de M.
Bertrand est non fondée.
Réplique du plaignant
M. Bertrand réplique
qu’il n’a pas à nier ou à ne pas nier la véracité de ce qui a été écrit à son
sujet dans l’article; et maintient que sa plainte est fondée.
Analyse
Le plaignant formule trois reproches:
– des passages de l’article ont permis qu’il soit identifié par des lecteurs, portant ainsi atteinte à sa réputation;
– certaines informations sont fausses et n’ont pas été vérifiées par les défendeurs;
– la publication de la photo de l’enfant de la victime est indigne et témoigne de l’irresponsabilité du journal et du journaliste.
Ces reproches renvoient au traitement journalistique des drames humains. Les médias et les professionnels de l’information, le Conseil l’a souvent affirmé, doivent traiter ces questions avec prudence et discernement. Les décisions rédactionnelles qu’il prennent en la matière – que ce soit les informations qu’ils publient, les photos ou les illustrations qui accompagnent ces informations, ou les témoignages qu’ils rapportent – doivent être fonction de l’intérêt public et non d’un désir de faire du sensationnalisme ou de piquer la curiosité du public.
Ils doivent également traiter de ces sujets dans le plein respect du droit des personnes à la vie privée, à la dignité et à la réputation; et éviter de publier des informations qui ne sont pas d’intérêt public susceptibles d’être préjudiciables ou de causer des tracas et des peines inutiles aux victimes, à leurs parents ou à leurs proches.
Voici les conclusions du Conseil concernant chacun des reproches de M. Bertrand.
1. Au sujet du premier grief, le Conseil considère que des renseignements concernant le plaignant (noms de la rue et du quartier où il habite, moment et lieu de sa rencontre avec la jeune femme) permettaient effectivement qu’il soit identifié par des lecteurs. Une fois le plaignant identifié, certaines informations publiées à son sujet risquaient de le discréditer et de lui causer tort et tracas.
Le Conseil estime, par ailleurs, que la publication desdites informations constitue une intrusion dans sa vie privée. Le Conseil considère qu’il est possible de faire un reportage sur le fléau de la drogue chez les jeunes sans divulguer des renseignements sur la vie privée des gens.
Le Conseil blâme donc le journaliste Bertrand Desjardins et Le Journal de Montréal pour la publication des informations concernant le plaignant.
2. Au sujet du deuxième grief, le Conseil ne peut se prononcer sur la véracité des informations publiées sur le plaignant. Il ne peut également établir, à la lumière des éléments soumis à son attention dans ce dossier, si les défendeurs ont vérifié ou non lesdites informations.
Le Conseil rappelle toutefois l’importance pour les professionnels de l’information de faire preuve d’esprit critique vis-à-vis les témoignages qui leur sont faits, de s’assurer de leur crédibilité et de vérifier l’authenticité des informations qu’ils en tirent. Il en va de même de l’importance d’obtenir ou de rendre compte de la version des personnes concernées par les informations rapportées à leur sujet.
3. Concernant le troisième grief, le Conseil s’interroge sur la décision du journal de publier, de surcroît à la une, la photo de l’enfant de la victime, ainsi que son nom en page trois, considérant les répercussions négatives qu’une telle publication peut avoir sur sa vie actuelle et future. Que le journal ou le journaliste ait eu ou non un consentement pour cette publication, l’identification écrite ou visuelle de la fillette n’était certes pas un élément d’intérêt public. Le Conseil adresse donc un blâme au journal et au journaliste pour leur responsabilité respective à cet égard.
Analyse de la décision
- C15D Manque de vérification
- C16B Divulgation de l’identité/photo