Plaignant
Mme Lucille
St-Hilaire (employée, Régie des rentes du Québec [RRQ])
Mis en cause
La Presse
[Montréal] et M. Gilles Normand (journaliste)
Représentant du mis en cause
M. Claude Masson
(vice-président et éditeur adjoint, La Presse [Montréal])
Résumé de la plainte
Dans le premier d’une
série de six articles traitant du favoritisme dans l’embauche à la Régie des
rentes du Québec (RRQ), le journaliste Gilles Normand de La Presse porte
atteinte à la réputation de la plaignante en qualifiant sa situation de «cas
criant» et en reproduisant des faussetés à son sujet. Le titre cet article
(«Favoritisme à la Régie des rentes»), publié le 6 juin 1991, et celui d’un
autre article publié le 18 juillet («Népotisme à la Régie des rentes : Trois
cadres supérieurs suspendus») présentent un caractère sensationnel. De plus, la
plaignante reproche au journaliste: de n’avoir utilisé que des sources
officielles; de n’avoir pas obtenu la version des faits des personnes nommées
dans l’article du 6 juin; de ne pas avoir publié de rectificatif malgré sa demande;
et d’avoir utilisé des termes tendancieux, propres à la discréditer aux yeux du
public. Elle reproche finalement à La Presse d’avoir accordé une place
exagérément visible à ces articles.
Faits
La plainte porte
principalement sur le premier d’une série de six articles publiés entre le 6
juin et le 4 septembre 1991 dans le quotidien La Presse, sous la signature du
journaliste Gilles Normand, au sujet de favoritisme dans l’embauche d’employés
de la Régie des rentes du Québec.
L’article du 6
juin 1991, titré «Favoritisme à la Régie des rentes», rapporte qu’au moins une
quinzaine d’employés de la RRQ, embauchés entre 1986 et 1991, ont des liens
parentaux avec du personnel cadre ou des fonctionnaires. L’article mentionne un
certain nombre de cas, dont celui de Mme Lucille St-Hilaire, la plaignante dans
le présent dossier, en le qualifiant de «cas criant».
Les cinq autres
articles rapportent que le gouvernement du Québec a ordonné une enquête
administrative pour faire la lumière sur le favoritisme à la RRQ (7 juin); que
des mesures sont prises à la RRQ pour remédier à la situation (14 juin); que
trois cadres de la RRQ ont été suspendus jusqu’à la fin de l’enquête
administrative (18 juillet); qu’une employée (en l’occurrence la plaignante) a
retourné sa carte du Syndicat des fonctionnaires provinciaux du Québec (SFPQ),
et a demandé à ce qu’elle ne soit plus considérée membre du Syndicat (cet
article rapporte également sa version des faits relativement à cette affaire)
(23 juillet); que l’enquête administrative a conduit à des sanctions
disciplinaires ou administratives contre une dizaine de membres du personnel
cadre (4 septembre).
Griefs du plaignant
Mme Lucille
St-Hilaire reproche au journaliste Gilles Normand et à La Presse d’avoir porté
atteinte à son honneur et à sa dignité dans l’article du 6 juin 1991. Elle dit
avoir été victime d’erreur, car elle n’a «jamais obtenu de favoritisme» à la
RRQ. Elle formule plus particulièrement les reproches suivants:
1. d’avoir, sous
le sous-titre «Un cas criant», reproduit des faussetés à son sujet provenant
pour certaines de délégués syndicaux et du président du Syndicat des
fonctionnaires provinciaux du Québec, M. Jean-Louis Harguindeguy. Elle relève,
dans l’article en question, et déclare faux les points suivants:
– qu’étant la
conjointe du directeur de relations avec la clientèle, elle a pu accéder à une
promotion sans être soumise aux examens ou concours d’usage dans la fonction
publique;
– que
lorsqu’elle a été nommée technicienne en administration en 1990, elle a été présentée
comme une étudiante, alors que l’on apprenait par la suite qu’elle était déjà
une employée de la RRQ;
– qu’elle a
obtenu un congé sans solde dans l’attente d’un poste à Montréal où elle devait
rejoindre son conjoint;
– que sa relation
de dépendance professionnelle a amené des suspicions et que son cas a
grandement affecté le climat de travail;
2. de ne s’être
alimenté qu’à des sources officielles; de n’avoir fait ressortir que la
position des présidents du SFPQ et de la RRQ; et de n’avoir pas obtenu sa
version des faits ou celle de l’une des personnes mises en cause dans
l’article;
3. d’avoir
publié un «article discriminatoire et diffamatoire, à l’endroit de travailleurs
compétents et honnêtes, qui avaient eu du favoritisme (fausses accusations)
parce qu’ils avaient des liens de parenté»;
4. d’avoir omis
de publier un article rectificatif à la suite de la lettre qu’elle a fait
parvenir au journal, le 2 juillet 1991, et, malgré cette mise au point, d’avoir
fait à nouveau mention de son cas dans l’article du 18 juillet. Elle signale
que le journal a apporté certaines corrections dans un article publié le 23
juillet, à la suite d’une rencontre qu’elle a eue avec M. Gilles Normand, le 18
juillet, mais que cette «tentative de rectification» demeure «incomplète,
insatisfaisante car trop peu en évidence par rapport aux accusations
antérieures»;
5. d’avoir
coiffé les articles du 6 juin et du 18 juillet de titres à caractère sensationnel;
d’avoir utilisé des termes tendancieux, propres à la discréditer aux yeux du
public; et d’avoir accordé une place exagérément visible aux différents
articles;
6. d’avoir
traité la question des liens de parenté de façon partiale dans les articles des
6 juin, 7 juin, 14 juin, 18 juillet et 4 septembre, ceux-ci ayant pour effet
d’exagérer les présumés problèmes.
Commentaires du mis en cause
M. Claude
Masson, vice-président et éditeur adjoint de La Presse, appuie en tous points
la réponse du journaliste Gilles Normand.
En réponse à
cette plainte, M. Gilles Normand écrit que La Presse ne s’est pas employée à
qualifier la situation, mais à faire état de faits. Il souligne que tout ce
qu’il a écrit dans ses articles «correspond fidèlement à ce que démontre une
interminable série d’interviews auprès de sources bien informées», dont les
informations lui ont été corroborées par les plus hautes autorités patronales,
syndicales, et même politiques. Il ajoute que les informations qui ont mené à
la rédaction de ces articles sont également appuyées sur une abondante preuve
documentaire.
Il fait d’abord
valoir qu’il «persistait bel et bien une situation anormale de liens de parenté
entre de nombreux employé(e)s et quelques gestionnaires du bureau de Montréal
de la R.R.Q.», comme en fait foi le rapport de l’enquête administrative de la
RRQ. L’enquête a d’ailleurs conclu que l’application des règles d’éthique en ce
qui a trait aux liens de parenté a été plus que douteuse et que certains
gestionnaires se sont placés en situation réelle ou potentielle de conflits
d’intérêts.
Il précise
également que dix fonctionnaires ont été sanctionnés. L’une des sanctions les
plus sévères a été imposée au conjoint de la plaignante «pour avoir participé à
l’affectation de sa conjointe (Mme St-Hilaire) dans son secteur de travail,
pour avoir participé à la promotion sans concours de celle-ci et pour avoir
entériné tous les engagements d’employés occasionnels ayant un lien de parenté
avec des membres du personnel.»
M. Normand écrit
que Mme St-Hilaire «a bel et bien obtenu une promotion sans concours, comme la
preuve le démontre», tout en convenant qu’une telle promotion, si elle n’est
pas courante, est parfois – rarement – accordée, lorsque cela est justifié par
exemple par l’enrichissement des tâches reliées à une fonction». Il estime que
la question est de savoir pourquoi Mme St-Hilaire l’a obtenue.
Il ajoute qu’une
«information plus complète, comme l’aurait apparemment souhaité la plaignante,
nous aurait amenés à établir publiquement que son poste avait été enrichi
injustement, au détriment d’un autre poste». Il indique que les explications du
président de la RRQ sont précises à cet égard: «tout laisse croire qu’elle a
été placée à ce poste sous la protection de son conjoint et qu’il était manifeste
qu’on faisait le nécessaire pour enrichir sa tâche».
Quant à
l’obtention de la version des faits de Mme St-Hilaire, M. Normand explique
qu’il a cherché en vain à la rejoindre avant la publication de l’article du 6
juin, mais que la RRQ refusait de lui indiquer où il pouvait la contacter. Il
indique qu’après la publication du premier article des mesures strictes ont été
prises à la RRQ pour que quiconque évite de parler aux journalistes.
Il indique que
Mme St-Hilaire, qui dit avoir tenté de communiquer avec lui, par téléphone le
28 juin et par lettre le 2 juillet, n’a pu le rejoindre avant le 18 juillet
puisqu’il était en vacances. Il l’a alors reçue en après-midi le même jour, et
a publié le lendemain sa version des faits en page B4, sur six colonnes. M.
Normand précise qu’il ne s’agit nullement d’un rectificatif, selon le terme
utilisé par Mme St-Hilaire, mais d’un article rapportant «très largement» sa
version et apportant certaines précisions.
M. Normand fait
observer, qu’à l’exception de ce dernier article, le nom de Mme St-Hilaire n’a
été mentionné qu’une fois, dans l’article du 6 juin, assumant que «cela était
préférable pour asseoir la crédibilité de l’histoire». Une information plus
complète sur le cas de Mme St-Hilaire n’aurait pu que desservir les intérêts de
cette dernière, alors que l’intérêt public n’en commandait pas davantage.
Il souligne
enfin qu’il a mentionné plus d’une fois que la compétence des personnes visées
n’était pas en cause. Il s’est également toujours efforcé d’employer une langue
d’une correction irréprochable, de sorte qu’il se demande à partir de quelle
perception on puisse en arriver à la conclusion qu’il a utilisé un «langage
offensant».
Réplique du plaignant
Mme St-Hilaire
réitère ses griefs initiaux, et «réaffirme vigoureusement» qu’elle n’a jamais
obtenu de favoritisme à la RRQ et que son conjoint n’est jamais intervenu dans
sa promotion. Elle élabore sur plusieurs points, de nombreux documents,
arguments et informations à l’appui. Elle affirme:
– que son
affectation à Montréal, le 5 janvier 1987, s’est faite dans les règles; que la
haute direction de la RRQ connaissait son lien de parenté avant son affectation
à Montréal, et qu’«aucune instruction n’a été donnée ni aucune action prise
pour modifier cette situation, donc tout était selon les règles»; que la
promotion sans concours est un processus régulier et normal de dotation d’un
poste;
– que cette
affaire est un coup monté de la part de certains employés et délégués syndicaux,
lesquels auraient fourni des informations habilement faussées au journaliste
Gilles Normand;
– qu’elle ne
croit pas que M. Normand ait tenté de la rejoindre pour obtenir sa version des
faits avant la publication du premier article, puisqu’il y avait plusieurs
moyens de le faire;
– que le rapport
d’enquête de la RRQ était partial, puisqu’il n’a tenu compte que d’un côté de
la médaille, celui du Syndicat;
– que les liens
de parenté ont toujours existé à la RRQ, comme ailleurs, sans qu’il n’y ait eu
favoritisme dans l’embauche.
Analyse
Le choix et le traitement de l’information relèvent du jugement rédactionnel des médias et des journalistes, lesquels doivent livrer une information exacte, équilibrée, conforme aux faits et aux événements. Les choix qu’ils exercent lors de ce traitement doivent également se faire dans un esprit d’équité et de justice. La véracité des faits et leur degré d’intérêt pour le public sont deux critères qui doivent guider les choix rédactionnels, a fortiori lorsque des informations publiées risquent de porter atteinte à la réputation de personnes ou de groupes.
En ce qui concerne le présent dossier, il y a d’abord lieu de préciser qu’il n’appartient pas au Conseil de presse de porter un jugement:
– sur les gestes de la Régie des rentes (RRQ) relativement à l’embauche de son personnel; ni s’il y a eu ou pas du favoritisme;
– sur la façon dont la RRQ a conduit son enquête administrative en la matière;
– sur la concordance des points de vue exprimés et soutenus par le Syndicat des fonctionnaires provinciaux du Québec (SFPQ) et la Régie des rentes du Québec avec la réalité des faits.
Le rôle du Conseil consiste plutôt à déterminer si le traitement accordé à cette affaire par La Presse et le journaliste Gilles Normand est conforme aux règles et aux principes d’éthique journalistique. Les conclusions du Conseil à cet égard sont les suivantes:
1. La Presse et le journaliste Gilles Normand étaient en droit de rapporter l’embauche d’employés ayant des liens parentaux avec des cadres ou des fonctionnaires, et de faire un suivi sur l’évolution de cette affaire. Le travail d’enquête effectué par le journaliste sur le comportement de la RRQ revêtait clairement un caractère d’intérêt public. Quant à l’information publiée par La Presse sur cette affaire, le Conseil estime qu’elle était dans l’ensemble juste et équilibrée.
2. En ce qui concerne l’article du 6 juin 1991, M. Normand a nommé un certain nombre d’employés ayant des liens parentaux avec des personnes en autorité. Puisqu’il a choisi et pris la responsabilité de le faire, le Conseil déplore qu’il n’ait pas indiqué pourquoi il n’a pas rapporté leur version des faits. Par ailleurs, le Conseil n’est pas en mesure d’évaluer si M. Normand a fait ou non des démarches suffisamment poussées pour rejoindre les personnes mises en cause.
3. En ce qui concerne les titres des articles du 6 juin et du 18 juillet, le Conseil ne retient pas le grief de la plaignante selon lequel ceux-ci s’avéraient sensationnels. Le Conseil est d’avis que ces titres sont conformes au contenu des articles qu’ils coiffaient.
4. Le Conseil ne retient pas non plus le grief de la plaignante comme quoi le journaliste a utilisé dans ces articles des termes tendancieux, propres à la discréditer aux yeux du public. Le Conseil n’a pas relevé de termes de cette nature dans lesdits articles.
5. Quant à l’emplacement accordé aux différents articles par La Presse, que la plaignante juge exagérément visible, le Conseil ne saurait adresser de reproche au journal à cet égard. En vertu de leur liberté rédactionnelle, les médias sont libres de leurs choix en la matière. Le Conseil a toujours reconnu cette prérogative.
En conclusion, et malgré ce qui est déploré au deuxième point de la présente décision, le Conseil ne peut conclure, à l’instar de la plaignante, que La Presse et le journaliste Gilles Normand ont accordé un traitement partial à la question de l’embauche de personnel ayant des liens de parenté avec des personnes en autorité à la Régie des rentes du Québec.
Analyse de la décision
- C02A Choix et importance de la couverture
- C03D Emplacement/visibilité de l’information
- C12C Absence d’une version des faits
- C13A Partialité
- C14A Sensationnalisme/exagération/insistance indue
- C17C Injure
Date de l’appel
12 April 1994
Appelant
Mme Lucille
St-Hilaire (employée, Régie des rentes du Québec [RRQ])
Décision en appel
Après étude, les
membres de la commission d’appel ont jugé qu’il n’y avait pas lieu de rouvrir
ce dossier et ils ont convenu à l’unanimité de rejeter l’appel et de maintenir
intégralement la décision du tribunal d’honneur.
Griefs pour l’appel
Mme Lucille
St-Hilaire a interjeté appel de cette décision.