Plaignant
M. Yvon Picotte
(ministre, ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du
Québec)
Mis en cause
La Presse
[Montréal] et Telbec [Montréal]
Représentant du mis en cause
M. André Noël
(journaliste, La Presse [Montréal]), M. Marcel Desjardins (directeur de
l’information, La Presse [Montréal]) et M. André Lecompte (président, Telbec
[Montréal])
Résumé de la plainte
La Presse
intervient auprès de Telbec, le 18 septembre 1992, afin d’empêcher la diffusion
d’un communiqué de presse émis par le plaignant au sujet d’une affaire qui
implique la Commission des courses du Québec. Telbec suspend la transmission de
ce communiqué, à la suite d’une demande du cabinet du Premier ministre du
Québec, jusqu’au 19 septembre à 15 h 02. Par ces agissements, La Presse et
Telbec empêchent le plaignant de faire connaître publiquement ses positions,
portant ainsi atteinte au droit du public à une information complète, impartiale
et rapide.
Faits
La plainte
concerne des gestes posés par le quotidien La Presse et Telbec, une agence de
transmission de communiqués de presse, au sujet de la diffusion d’un
communiqué, daté du 18 septembre 1992, de M. Yvon Picotte, ministre de l’Agriculture,
des Pêcheries et de l’Alimentation. Il est reproché à La Presse d’être
intervenue auprès de Telbec afin d’empêcher la diffusion immédiate de ce
communiqué; et à Telbec d’en avoir suspendu la transmission jusqu’au 19
septembre à 15 h 02.
Ce communiqué
indique qu’à la suite de certains faits portés à son attention par le
journaliste André Noël, du quotidien La Presse, au sujet du président de la
Commission des courses du Québec et de l’un de ses inspecteurs, le ministre
Yvon Picotte a demandé qu’une enquête soit tenue dans les plus brefs délais et
que le président de la Commission soit relevé de ses fonctions jusqu’à ce que
les faits allégués aient été vérifiés.
Les informations
dont il est question ont été portées à l’attention du ministre à la fin d’une
conférence de presse qu’il tenait le même jour pour faire le point sur la
Commission des courses du Québec par suite de la parution, dans La Presse du 12
septembre 1992, d’un article sur l’industrie des courses de chevaux au Québec.
Emis à 17 h 45,
le 18 septembre, pour diffusion immédiate sur le réseau Telbec, et transmis à
La Presse et à certains autres médias, ce communiqué a été mis en attente par
Telbec en raison d’une panne satellite.
Pendant cette panne,
Telbec a reçu un appel du journaliste André Noël, à 18 h 15, et de M. André
Pratte, alors adjoint au directeur de l’information de La Presse, à 18 h 30,
l’informant que le communiqué de M. Picotte contenait des informations
incomplètes, devant être vérifiées avant publication, et que sa transmission
intégrale pourrait faire l’objet de complications légales.
Egalement, à 18
h 40, l’attaché de presse de M. Picotte, constatant que le communiqué n’avait
pas encore été diffusé, a contacté Telbec pour en connaître les raisons; il a
été informé que le réseau était en panne et que le communiqué serait transmis,
à son tour, lorsque celle-ci serait terminée.
Devant les
pressions de différentes sources, l’importance de l’émetteur du communiqué, la
crédibilité du journaliste André Noël et de La Presse, Telbec a décidé de
soumettre le texte du communiqué à son avocat pour avis légal, lequel a émis
l’opinion, plus tard dans la soirée, que celui-ci «contient des éléments de
risque s’il devait être diffusé dans sa forme actuelle».
C’est après un
appel du cabinet du Premier ministre du Québec, à 20 h 00, demandant de ne pas
diffuser ce communiqué, que Telbec a mis en suspens la transmission de
celui-ci. A 22 h 00, l’attaché de presse de M. Picotte a de nouveau téléphoné à
Telbec qui, selon l’agence, l’a informé de l’intervention du cabinet du Premier
ministre. Selon la partie plaignante, Telbec n’aurait alors fait aucune
tentative pour discuter de la question du contenu du communiqué.
Le 19 septembre,
La Presse publiait un article en première page, sous la signature d’André Noël,
faisant état de la teneur du communiqué de presse. Telbec, pour sa part,
transmettait le communiqué sur son réseau à 15 h 02, après que le cabinet du
Premier ministre lui en eût donné le feu vert.
Griefs du plaignant
M. Yvon Picotte
explique que, compte tenu de l’importance des allégations portées à son
attention par le journaliste André Noël, de prendre rapidement des décisions à
cet égard afin que le public puisse continuer d’avoir confiance dans ses
institutions, il était nécessaire de faire connaître ses décisions au public le
plus tôt possible, à savoir le 18 septembre pour les médias électroniques et le
19 septembre pour les médias écrits.
Il considère que
La Presse et Telbec, par leurs tentatives de bloquer la diffusion du
communiqué, l’ont «empêché volontairement de faire connaître publiquement et en
temps opportun la nature des décisions (qu’il avait) prises relativement à la
Commission des courses du Québec»; et ont ainsi manqué à l’éthique
professionnelle et porté atteinte au droit du public à une information
complète, impartiale et rapide. M. Picotte dit ne pas s’expliquer les
interventions de La Presse puisque celle-ci a publié en première page, le 19
septembre, la presque totalité du communiqué: «Est-ce que ces manoeuvres
auraient été faites dans le seul but de conserver une primeur journalistique?»
Commentaires du mis en cause
M. André
Lecompte, président de Telbec, précise d’abord que Telbec n’a pas à se défendre
de quelque responsabilité dans ce qui semble être une situation conflictuelle
entre le Ministère, le journaliste André Noël et La Presse.
Il signale
ensuite que la demande d’avis légal ne constitue pas un précédent; et que
Telbec a recours occasionnellement à une telle consultation lorsqu’un
communiqué semble contenir des risques de diffamation. C’est là une politique
administrative aux fins de protection des abonnés, des médias et de Telbec.
Il indique
également que Telbec a «considéré que l’intervention du cabinet du Premier
ministre devait faire l’objet d’une attention prioritaire», compte tenu que
cette instance «constitue la plus haute autorité gouvernementale au Québec et
nous la respectons sans réserve, au-dessus de toute autre considération».
Enfin, M.
Lecompte remarque que l’allégation selon laquelle Telbec aurait cherché à
privilégier un média et sa primeur est gratuite, injustifiable et porte
atteinte à sa réputation d’impartialité envers ses abonnés et les médias. Il
ajoute que des stations radiophoniques ont fait état du communiqué de M.
Picotte bien avant que Telbec ne l’ait reçu; et que si des médias ont été
privilégiés, il faut en chercher la responsabilité ailleurs qu’à Telbec.
M. Marcel
Desjardins, directeur de l’information, indique que c’est «la nature, la teneur
et le ton du communiqué» qui ont surpris les journalistes et les ont amenés à
poser des questions à Telbec.
Il souligne que
M. André Noël n’avait pas fait d’allégation publique, mais avait plutôt tenté
de vérifier des faits auprès du ministre Yvon Picotte après la conférence de
presse, «comme cela doit se faire régulièrement dans l’exercice normal du
métier de journaliste». Il était par conséquent surprenant que le ministre, «en
s’appuyant sur des informations (non publiées) dont nous tentions, toujours,
d’établir la véracité […] s’en inspire publiquement, officiellement, pour
demander la tenue d’une enquête».
Se demandant
quelles responsabilités légales et publiques La Presse devait assumer dans de
telles circonstances, la démarche auprès de Telbec visait essentiellement à
gagner du temps afin d’en connaître plus long sur les répercussions légales et
sur les recours à envisager le cas échéant.
M. Desjardins
indique que La Presse n’a jamais donné l’ordre à Telbec de ne pas diffuser ce communiqué,
mais s’est contenté de faire part de ses interrogations légales; et qu’elle a
«simplement voulu éviter que des informations qui nous étaient attribuées, mais
dont nous n’avions pas encore réussi à établir l’absolue exactitude, circulent
et entachent inutilement la responsabilité des (deux) personnes visées».
M. André Noël,
pour sa part, estime que M. Picotte «a fait un geste grave et condamnable en
diffusant, par voie de communiqué, des questions qu'(il avait) posées en privé»
et des informations qu’il tentait de vérifier dans le cadre d’une enquête
journalistique.
Il précise que
le communiqué «aurait pu […] éviter de préciser les détails de l’enquête
(demandée par le ministre) […], ou, à tout le moins, éviter de (l’)impliquer
personnellement». S’il est vrai qu’il a demandé qu’une partie du crédit soit
donnée à La Presse, c’est qu’il croyait, lorsque l’attaché de presse du
ministre l’a informé plus tard en après-midi que des décisions exceptionnelles
avaient été prises, que le cabinet du ministre avait vérifié ces informations.
Il a cependant
constaté, en prenant connaissance de la teneur du communiqué, que ces
informations n’avaient pas été vérifiées. C’est pourquoi des démarches ont été
faites auprès du cabinet de M. Picotte afin que des modifications soient
apportées au contenu du communiqué, et auprès de Telbec afin d’en retarder la
diffusion. Le cabinet de M. Picotte a toutefois refusé de modifier le
communiqué. Par la suite, constatant que des stations radiophoniques
diffusaient déjà celui-ci, La Presse a décidé d’en faire état dans son édition
du lendemain.
M. Noël dit
qu’il est ridicule d’affirmer que ces démarches ont été faites en vue de
s’assurer la primeur; et qu’il a «de fortes raisons de croire que M. Picotte a
cherché par tous les moyens à placer La Presse dans l’embarras» par suite de
son reportage d’enquête du 12 septembre. Il estime que c’est «le ministre, et
non La Presse, qui devrait être condamné pour avoir diffusé un communiqué aussi
irresponsable»; et qu’un blâme à l’endroit de La Presse viendrait «refroidir
les ardeurs des journalistes qui veulent mener des enquêtes», lesquelles
«amènent souvent les journalistes à poser des questions potentiellement
libelleuses».
Réplique du plaignant
M. Claude
Simard, avocat, et mandataire du ministre Yvon Picotte dans le présent dossier,
rejette les raisons avancées par Telbec, La Presse et M. André Noël pour le
retard dans la diffusion du communiqué.
En ce qui
concerne Telbec, M. Simard indique que cette entreprise, en vertu de son
contrat avec le gouvernement du Québec, est dans l’obligation de diffuser un
communiqué de presse (de 51 lignes et moins) dans les deux heures de sa
réception; et que cette obligation «n’est soumise à aucune restriction relative
au contenu des communiqués».
Un communiqué
«n’engage que la personne qui l’émet ou le signe». Partant, Telbec «ne devrait
jamais se pencher sur le contenu des communiqués de presse» à moins d’un mandat
spécifique à cet effet, ce qui n’était pas le cas dans la présente affaire.
Même après l’opinion légale émise par son propre avocat, Telbec n’a fait aucune
tentative auprès de M. Picotte pour discuter du contenu du communiqué, alors
qu’une chance lui a été donnée de le faire lorsque l’attaché de presse de M.
Picotte a téléphoné vers 22 h 00.
De plus,
l’agence Telbec n’a aucun lien hiérarchique ou de subordination avec le cabinet
du Premier ministre. Par conséquent, elle se devait de respecter son engagement
contractuel envers M. Picotte, un représentant du gouvernement dûment élu,
plutôt que d’accepter «de recevoir une directive du cabinet du Premier ministre
contredisant la demande de l’émetteur et ce, sans aviser ce dernier
immédiatement afin qu’il prenne les mesures nécessaires».
M. Simard
dénonce par ailleurs le manque de prudence et de rigueur professionnelle du
journaliste André Noël. Selon M. Simard, ce dernier ne peut invoquer qu’il
tentait de vérifier certaines informations incriminantes pour les personnes
visées. Si celles-ci n’étaient pas vérifiées, pourquoi alors y a-t-il fait référence
publiquement lors de la conférence de presse et a-t-il affirmé à la fin de
cette conférence, devant le ministre, des membres de son cabinet et un
représentant de la Commission, qu’il «avait des preuves et des affidavits
démontrant la véracité de ses allégations»? Pour ces raisons, M. Simard
considère que la conversation qui a eu lieu après la conférence de presse ne
peut être assimilée à une conversation de nature privée.
Enfin, M. Simard
considère que La Presse, en tentant de bloquer la diffusion du communiqué en
s’adressant auprès de Telbec et du cabinet du Premier ministre, a utilisé des
méthodes incorrectes et porté atteinte à la liberté d’un représentant de la
population d’informer le public sur des décisions qu’il avait prises dans
l’intérêt public, et ainsi interféré dans le droit du public à l’information.
Analyse
Le Conseil de presse a pris connaissance des arguments des parties en rapport au retard dans la diffusion du communiqué émis le 18 septembre 1992 par le ministre Yvon Picotte, ainsi que des préoccupations exprimées par La Presse, le journaliste André Noël et l’agence Telbec eu égard au contenu de ce communiqué, lesquelles les ont amenés à diverses interventions ayant eu pour conséquence d’en retarder la transmission sur le réseau Telbec.
Après examen, le Conseil conclut ce qui suit sur la présente affaire:
Considérant que le ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, M. Yvon Picotte, était le propriétaire du communiqué mis en cause, il assumait par conséquent la responsabilité de la diffusion publique de l’information contenue dans celui-ci.
Partant, le Conseil estime que les interventions de La Presse et du cabinet du Premier ministre du Québec auprès de Telbec, en vue respectivement de retarder et de suspendre la diffusion de ce communiqué sur le réseau, n’étaient pas à propos. C’est là une décision qui appartenait, en définitive, au ministre Yvon Picotte.
Le Conseil considère également que l’agence Telbec, si elle entrevoyait un problème avec le contenu de ce communiqué, par suite des craintes exprimées par le journaliste André Noël et La Presse et de l’opinion émise par son propre avocat, aurait dû s’en rapporter au ministre qui en était l’émetteur et le responsable, plutôt que d’en suspendre la transmission sous une directive du cabinet du Premier ministre.
Analyse de la décision
- C07C Entrave à la diffusion d’un communiqué