Plaignant
Le Conseil des
Montagnais de Uashat et Maliotenam et M. Elie-Jacques Jourdain (chef)
Représentant du plaignant
M. Raymond
Nepveu (avocat – Gauthier, Nepveu, Leblanc 1/4 Brouillette)
Mis en cause
La Presse [Montréal]
et M. Gérald LeBlanc (journaliste)
Représentant du mis en cause
M. Marcel
Desjardins (directeur de l’information, La Presse [Montréal]) et M. Claude
Masson (vice-président et éditeur adjoint, La Presse [Montréal])
Résumé de la plainte
Le 26 février
1994, le journaliste Gérald LeBlanc de La Presse signe six articles traitant de
la société montagnaise de Sept-Iles. Un d’entre eux, titré «Quand un chef fait
emprisonner l’autre», dresse un portrait des tensions politiques qui divisent
cette communauté. Ce texte déforme la réalité et induit le public en erreur: 1)
en taisant des faits essentiels; 2) en rapportant faussement que le chef de
bande Elie Jourdain a fait emprisonner le chef séparatiste Jules Bacon; 3) en
faisant un rapprochement erroné et trompeur entre l’injonction prononcée par la
Cour supérieure et une loi sur les mesures de guerre; 4) en établissant une
comparaison trompeuse entre le chef Jules Bacon et le chef séparatiste
québécois Jacques Parizeau. Les précisions publiées par le journaliste,
quelques semaines après la parution de l’article litigieux, s’avèrent
insuffisantes.
Faits
La plainte
concerne un article du journaliste Gérald LeBlanc titré: «Quand un chef fait
emprisonner l’autre». Cet article est l’un des six textes que M. LeBlanc a
signés dans le cahier Plus du quotidien La Presse, édition du 26 février 1994,
au sujet de la société montagnaise de Sept-Iles.
L’article en
litige dresse un portrait des tensions politiques qui divisent cette communauté.
Les Montagnais de Maliotenam veulent se séparer pour former leur propre bande,
alors que les Montagnais de Uashat veulent maintenir la «fédération» actuelle.
L’article mentionne que plusieurs événements spectaculaires sont survenus sur
la réserve depuis deux ans: barricades, sauf-conduits, référendum gagné par les
séparatistes et injonction de la Cour supérieure, à la suite d’une requête du
Conseil de bande Uashat / Maliotenam, contre des gens de Maliotenam.
Griefs du plaignant
M. Raymond
Nepveu, procureur pour le compte du Conseil des Montagnais de Uashat et
Maliotenam / Innu Takuaikan Uashat mak Mani-Utenam et de son chef, M. Elie
Jourdain, reproche à La Presse et au journaliste Gérald LeBlanc d’avoir déformé
la réalité et induit le public en erreur dans cet article:
1. En passant
sous silence des faits essentiels, à savoir toute une série de condamnations
pour divers actes criminels et des outrages au tribunal qui ont perturbé le
fonctionnement d’institutions démocratiques et, à au moins trois reprises en
deux ans, le processus électoral.
2. En rapportant
faussement que le chef de bande Elie Jourdain a fait emprisonner le chef
séparatiste Jules Bacon. Ce sont pour les actes criminels et les outrages au
tribunal que M. Bacon et des membres de son groupe ont été emprisonnés, et non
pour leurs idées politiques.
3. En faisant un
rapprochement erroné et trompeur entre l’injonction prononcée par la Cour
supérieure et une loi sur les mesures de guerre. L’application des mesures de
guerre lors de la crise d’octobre 1970 a donné lieu à des arrestations et des
perquisitions sans mandat, des détentions prolongées sans comparution devant un
tribunal, à la présomption de culpabilité, etc.), alors que l’injonction de la
Cour supérieure interdisait des actes illégaux dont plusieurs sont prohibés par
le Code criminel du Canada, à savoir les blocus de routes, les occupations
illégales d’édifices publics (écoles et bâtiments administratifs), les menaces,
les gestes d’intimidation et toute autre forme de violence.
4. En
établissant une comparaison trompeuse entre le chef séparatiste des Montagnais
Jules Bacon et le chef séparatiste québécois Jacques Parizeau: «Un peu comme si
après un OUI au référendum, Chrétien faisait emprisonner Parizeau». M. Parizeau
a toujours prôné et pratiqué le respect des règles démocratiques et du
processus électoral, alors que M. Bacon et son groupe ont recours à
l’intimidation, aux menaces et aux actes criminels, tel qu’en font foi les
nombreuses condamnations pour complot criminel, introduction par effraction,
méfait, port de déguisement (cagoule) et violation à trois reprises du
processus électoral.
M. Nepveu
considère par ailleurs que les précisions publiées par le journaliste Gérald
LeBlanc quelques semaines après la parution de cet article sont insuffisantes
et ne corrigent pas l’impression laissée par son texte initial.
Il trouve
surprenant que M. LeBlanc explique qu’il n’a pas «indiqué en détail les
« actes criminels » ayant entraîné l’emprisonnement des dissidents
parce [qu’il voulait] plutôt montrer, en donnant la parole à chaque camp, que
la communauté était profondément divisée et qu’il s’agissait clairement d’un
conflit politique». Or, selon M. Nepveu, c’est précisément en omettant ces
faits que l’article a déformé la réalité et induit le public en erreur.
Il fait
également valoir que compte tenu de la méconnaissance de la réalité autochtone
par le grand public, le recours à des comparaisons historiques, sociologiques
ou politiques doit être fait avec grand discernement. A cet égard, les
comparaisons de M. LeBlanc, en plus de constituer des raccourcis faciles, sont
trompeuses et peuvent avoir pour effet de banaliser des actes illégaux et
violents et légitimer de telles formes de contestation politique.
Commentaires du mis en cause
Dans un premier
temps, le vice-président et éditeur adjoint de La Presse, M. Claude Masson,
considère que le journaliste Gérald LeBlanc a accompli son travail de façon
journalistique et professionnelle. Il a vulgarisé un sujet complexe en
utilisant à juste titre des comparaisons avec la situation politique connue des
Québécois.
Pour sa part, M.
Gérald LeBlanc souligne que ce reportage n’est ni une nouvelle ni un compte
rendu de procès ou des événements survenus à Uashat-Maliotenam, mais un
portrait de société fondé sur ce qu’il a pu observer lors d’un séjour d’une
semaine dans cette communauté.
Il a voulu faire
ressortir la profonde division entre les gens de Maliotenam et ceux de Uashat,
les premiers voulant se séparer et former leur propre bande, les seconds voulant
conserver la situation actuelle. Dans ce contexte, il lui apparaissait à propos
d’aider les lecteurs à comprendre cette division politique en utilisant des
points de référence et de comparaison avec lesquels ils sont familiers, à
savoir nos propres divisions, «nos Chrétien-Parizeau».
En ce qui
concerne les actes illégaux, M. LeBlanc souligne que de nombreuses gens de
Maliotenam «ont dû comparaître devant la justice pour des actes posés dans ce
conflit de nature politique. Ce ne sont évidemment pas des criminels de droit
commun, pas des voleurs ou des meurtriers». S’il n’a pas décrit ces actes en
détail, c’est qu’il n’en fut pas témoin et que ce n’était pas le but de ce
reportage, lequel visait à présenter une communauté, ses origines, son
évolution (sociale, scolaire, culturelle, économique et politique) et les
différents acteurs en présence dans ce conflit politique.
Analyse
Le Conseil de presse estime que le choix des faits présentés dans un article, tout comme les comparaisons établies entre deux situations données, relèvent de la discrétion éditoriale. C’est sur ce principe que le journaliste Gérald LeBlanc s’appuie pour dire qu’il ne voulait pas faire un compte rendu du procès, mais qu’il voulait plutôt dresser un portrait de la société montagnaise de Sept-Iles.
Toutefois, dans l’article coiffé du titre: «Quand un chef fait emprisonner l’autre chef», il est trois fois question de la conclusion que tirent le journaliste et La Presse dudit procès. D’abord dans le titre, ensuite au troisième paragraphe de l’article: «Le tout couronné par l’emprisonnement du chef séparatiste, Jules Bacon, en vertu d’une injonction obtenue par le chef fédéraliste, Elie Jacques Jourdain. Un peu comme si après un OUI au référendum, Chrétien faisait emprisonner Parizeau». Et finalement dans la légende qui accompagne la photo des deux antagonistes: «Le chef fédéraliste, Elie Jacques Jourdain (à gauche) a fait emprisonner le chef séparatiste, Jules Bacon».
Par trois fois donc on a suggéré au lecteur que le chef Jourdain a fait emprisonner le chef Bacon. Le chef Jourdain a demandé une injonction qui a certainement limité les gestes que pouvait poser son adversaire politique, mais c’est parce qu’il a violé l’ordre du tribunal que le chef Bacon s’est retrouvé en prison.
Il y a là une nuance importante. L’omission d’établir cette nuance, de même que l’insistance qui a été mise sur ce point (le titre, la légende qui accompagne la photo et le troisième paragraphe de l’article), étaient susceptibles d’induire le public en erreur.
Egalement, il découle de ce qui précède qu’il aurait été plus à propos de traduire cet événement par une comparaison disant que c’était un peu comme si Parizeau était emprisonné pour n’avoir pas respecté l’injonction obtenue par Chrétien, plutôt que par celle qui a été établie dans l’article: «Un peu comme si après un OUI au référendum, Chrétien faisait emprisonner Parizeau». Le Conseil ne conteste pas le choix du journaliste de traduire cet événement par une comparaison mettant en scène Chrétien et Parizeau, mais d’avoir entretenu une erreur de fait dans la manière dont il a établi cette comparaison.
En conclusion, le Conseil de presse adresse un reproche à La Presse et au journaliste Gérald LeBlanc pour les aspects du traitement soulevés plus haut; et ne retient pas les autres griefs formulés par la partie plaignante.
Analyse de la décision
- C03A Angle de traitement
- C11C Déformation des faits
- C12B Information incomplète
Date de l’appel
21 August 1995
Appelant
Le Conseil des
Montagnais de Uashat et Maliotenam, M. Elie-Jacques Jourdain (chef), La Presse
[Montréal] et M. Gérald LeBlanc (journaliste)
Décision en appel
a) La commission
d’appel a estimé que l’analogie utilisée par le journaliste pour décrire un
climat à l’intention de personnes d’un autre milieu pouvait aisément être
comprise comme telle et n’induisait donc pas en erreur. Elle a aussi jugé que
les omissions dont il est question avaient trait à des actes qui ne faisaient
pas directement l’objet du reportage.
b) La commission
d’appel a estimé que les «raccourcis» d’un titre et du texte d’accompagnement
de photos donnant clairement à entendre, en dépit des précisions apportées dans
le texte, qu’«un chef fait emprisonner l’autre chef» étaient de nature à
induire le lecteur en erreur.
La commission a
donc considéré le reproche antérieurement formulé comme fondé, sans pour autant
mettre en cause la qualité générale du reportage.
La commission
d’appel a donc maintenu la décision rendue, ce qui, pour le Conseil de presse
du Québec, clôt le dossier.
Griefs pour l’appel
M. Raymond
Nepveu, au nom du Conseil des Montagnais de Uashat et Maliotenam / Innu
Takuaikan Uashat mak Mani-Utenam et M. Elie-Jacques Jourdain, chef, ainsi que
M. Gérald LeBlanc, journaliste, et M. Marcel Desjardins, directeur de
l’information, au nom du quotidien La Presse, ont interjeté appel de cette
décision.
a) Le Conseil
des Montagnais de Uashat mak Mani-Utenam (Uashat et Maliotenam / Innu
Takuaikan) et son chef M. Élie-Jacques Jourdain, de leur côté, demandaient que
soit revue la décision rendue touchant une comparaison jugée inadéquate (entre
une ordonnance d’injonction et la Loi sur les mesures de guerre) et certaines omissions.
b) Le
journaliste Gérald LeBlanc et le directeur de l’information du quotidien La
Presse en appelaient du reproche qui leur était adressé en alléguant que
certaines omissions dans le reportage tenaient du «raccourci de bon aloi» dans
un reportage rendant compte moins d’un événement que de la situation d’une
communauté.