Plaignant
Le Devoir
[Montréal] et Mme Lise Bissonnette (directrice)
Mis en cause
Les Affaires
[Montréal], M. Gilles Des Roberts (journaliste) et M. Jean-Paul Gagné
(rédacteur en chef)
Résumé de la plainte
Le journal Les
Affaires contrevient aux règles de l’éthique en diffusant des informations non
vérifiées et erronées à propos du Devoir, son concurrent direct, puis en
refusant de les rectifier, de faire état des démentis de la partie plaignante
et d’accorder à cette dernière un droit de réplique. Les premiers textes
incriminés paraissent les 13 août et 3 septembre 1994, sous les titres «Les
difficultés financières persistent : A moins d’un nouveau financement Le Devoir
devra être vendu» (Gilles Des Roberts) et «Unimédia regarde à nouveau l’achat
éventuel du Devoir» (Jean-Paul Gagné). Un troisième texte, paru le 10 septembre
sous le titre «Les Affaires et Le Devoir» (Jean-Paul Gagné), réplique aux
démentis publiés dans le Devoir à la suite de la parution des deux articles
précédents.
Faits
La plainte fait
suite à la parution de trois textes dans le journal Les Affaires, dans ses
éditions des 13 août, 3 et 10 septembre 1994, au sujet du quotidien Le Devoir.
Le 13 août, le
journaliste Gilles Des Roberts rapporte que la direction du Devoir, confrontée
à d’autres difficultés financières, s’est de nouveau mise à la recherche de
financement, et qu’à défaut de cette «bouée de sauvetage», le quotidien sera
vendu. L’article est titré «Les difficultés financières persistent. A moins
d’un nouveau financement Le Devoir devra être vendu».
Le 3 septembre,
M. Jean-Paul Gagné, rédacteur en chef, rapporte qu’Unimédia regarde à nouveau
la possibilité d’acquérir la majorité des actions du Devoir. Cet article est
annoncé en première page par la manchette «Conrad Black étudie l’achat du
Devoir. Unimédia est, avec Quebecor, l’acheteur le plus probable du Devoir,
dont la situation financière est très critique», et titré à l’intérieur du
journal «Unimédia regarde à nouveau l’achat éventuel du Devoir».
Le 10 septembre,
dans un court texte intitulé «Les Affaires et Le Devoir», M. Gagné réplique aux
deux démentis que Mme Lise Bissonnette, directrice du Devoir, a opposés aux
informations des Affaires, les 12 août et 2 septembre 1994 sous les titres «Le
Devoir et les fausses rumeurs» et «Le Devoir dément encore».
Griefs du plaignant
Mme Lise
Bissonnette reproche au journal Les Affaires d’avoir contrevenu à des règles d’éthique
de base dans le traitement qu’il a réservé au Devoir.
D’abord, en ne
vérifiant pas les informations auprès de la direction du Devoir. Dans le
démenti qu’elle oppose à l’article du 13 août, Mme Bissonnette qualifie de
rumeurs les informations selon lesquelles la firme Lévesque, Beaubien,
Geoffrion avait obtenu mandat de rechercher du financement nouveau pour Le
Devoir, que celui-ci traversait une crise de liquidités aussi aiguë que celle
de 1993 et qu’il pourrait être vendu. Dans son démenti relatif à l’article du 3
septembre, elle qualifie de fausse nouvelle l’information selon laquelle le
groupe de presse Unimédia étudie la possibilité d’acheter Le Devoir.
Mme Bissonnette
considère que Les Affaires a contrevenu également aux règles d’éthique en ne
faisant pas écho aux démentis du Devoir; en lui refusant un droit de réplique;
et en ayant eu une attitude et des pratiques qui ont plus à voir avec la guerre
commerciale qu’avec l’information puisque Les Affaires et Le Devoir
fonctionnent au sein du même marché et qu’ils sont à certains égards en
concurrence directe.
Commentaires du mis en cause
M. Des Roberts
explique que son article du 13 août fait écho à une série de rencontres entre
M. Pierre Bourgie, alors président du conseil d’administration du Devoir, et M.
Pierre Brunet, président et chef de la direction de Lévesque Beaubien
Geoffrion. Il indique qu’il a pu confirmer auprès de deux sources de cette
firme que «le motif de ces rencontres était d’organiser une campagne de
financement pour le quotidien et que cette campagne aurait pu aller jusqu’à la
sollicitation d’offre d’achat d’un bloc d’actions important, sinon majoritaire
du Devoir». Il fait remarquer que Mme Bissonnette n’a pas nié dans son démenti
que M. Bourgie ait pu avoir des pourparlers avec Lévesque Beaubien Geoffrion,
mais a confirmé que cette firme a déposé une offre de service et précisé que Le
Devoir n’avait pas octroyé de mandat.
Concernant la
situation financière du Devoir, M. Des Roberts signale qu’il a pu confirmer auprès
de la Commission des valeurs mobilières du Québec que la SPEQ Le Devoir n’avait
recueilli que 500 000 $ en date du 25 juillet 1994, dans sa campagne de vente
d’actions ordinaires par rapport à la somme visée de 1,1 M $. Les résultats
escomptés n’avaient donc pas été atteints. Il a également contacté un artisan
de la relance du Devoir qui a exprimé l’avis que le journal traversait une
grave crise de liquidités.
M. Des Roberts
signale qu’il a cherché à rejoindre Mme Bissonnette, mais qu’on lui a dit qu’elle
était en vacances; qu’il a appelé plusieurs fois le président du conseil
d’administration du Devoir, mais que ce dernier, lorsque rejoint, a refusé de
commenter les informations et l’a référé au Devoir; qu’il a tenté sans succès
de rejoindre M. François Thouin, directeur délégué à l’administration au
Devoir. Il a par la suite contacté à nouveau ses premières sources pour valider
la situation financière du Devoir. Toutes s’entendaient sur la gravité de la
situation, décrivant celle-ci comme étant «périlleuse».
Pour sa part, M.
Jean-Paul Gagné souligne qu’il n’a pas fait référence dans son article du 3
septembre à une «éventuelle vente du Devoir» comme le laisse entendre Mme
Bissonnette, mais qu’il a plutôt écrit qu’Unimédia «regarde à nouveau la possibilité
d’acquérir la majorité des actions de la compagnie de publication Le Devoir».
Il indique qu’il
n’avait pas à obtenir l’opinion de la direction du Devoir puisqu’il s’agissait
d’une démarche d’Unimédia et non de négociations, d’un accord de principe ou de
la vente du Devoir. Le président d’Unimédia a été contacté, mais il a refusé de
commenter publiquement la nouvelle tout en laissant entendre que l’information
était vraie. Il en va de même des informations sur la situation financière du
Devoir, celles-ci s’appuyant sur les résultats financiers du 25 juin 1994.
Quant aux
démentis du Devoir, M. Gagné remarque que Mme Bissonnette n’a pas communiqué
avec Les Affaires après la parution de son article et de celui de M. Des
Roberts, mais qu’elle a préféré publier deux textes dans son journal
«essentiellement pour tenter de tuer dans l’oeuf les informations sur les
difficultés financières du Devoir et attaquer la crédibilité du messager des
mauvaises nouvelles».
Il explique
qu’il aurait été réceptif à publier la réplique de Mme Bissonnette si elle en
avait manifesté le désir après la publication du premier article plutôt que de
choisir, et ce librement, un autre canal de diffusion en publiant des démentis
dans Le Devoir. C’est là une des raisons pourquoi il n’a pas jugé bon de
publier cette réplique. De plus, Mme Bissonnette avait déjà suffisamment
attaqué la crédibilité des Affaires dans ses démentis en utilisant des
expressions qui frisent le libelle diffamatoire. Quant à sa lettre de réplique,
celle-ci laisse sous-entendre que tout ce que Les Affaires a publié est faux,
ce qui n’est pas le cas, et sa publication aurait exigé des explications
auxquelles Mme Bissonnette aurait à nouveau répliqué et ainsi de suite. Il
rappelle par ailleurs que le droit de réplique n’existe pas en droit au Canada.
M. Gagné indique
que la publication des articles mis en cause n’a rien à voir avec une guerre
commerciale. Les Affaires a simplement voulu informer ses lecteurs sur la
situation du Devoir comme il le fait régulièrement sur d’autres entreprises.
En conclusion,
M. Gagné considère que la plainte du Devoir est non fondée. Le journal, dans la
présente affaire comme dans d’autres, a visé la vérité et l’objectivité. Ses
articles ont privilégié les faits, mais il a fallu comme cela est le cas dans
des affaires sensibles, se contenter de sources anonymes, par ailleurs
excellentes.
Analyse
Le Conseil de presse rappelle qu’il appartient aux parties de fournir les preuves nécessaires au soutien de leur argumentation respective afin qu’il puisse se prononcer sur les éléments litigieux dans un dossier. Dans le cas présent, le Conseil ne peut établir qui a raison et qui a tort concernant les affirmations que Le Devoir dénonce comme étant fausses et sans fondement. Il en va de même en ce qui concerne les tentatives de vérifications que Les Affaires dit avoir effectuées auprès du Devoir.
Le Conseil rappelle, en outre, que les journalistes sont tenus à des efforts véritables pour obtenir la version des faits des personnes et des instances mises en cause dans leurs articles. Dans le cas présent, le Conseil estime que cela a été fait et que le président du conseil d’administration du quotidien Le Devoir constituait une source valable. Le Conseil rejette donc la plainte.
Quant au droit de réplique, le Conseil rappelle ici que les décisions en la matière relèvent de la prérogative éditoriale des médias.
Analyse de la décision
- C09A Refus d’un droit de réponse
- C11B Information inexacte
- C12C Absence d’une version des faits