Plaignant
La Chambre des notaires du Québec, (Antonin Fortin, représentant)
Mis en cause
Alain Laforest et Anne-Marie Rainville, journalistes, et Groupe TVA (Alain Gazaille, rédacteur en chef délégué)
Résumé de la plainte
La plainte concerne le comportement de deux équipes des émissions J.E. et J.E. en direct. La plaignante dénonce le fait que des équipes de TVA aient, au mois de mars 1998, envahi sans préavis deux études notariales, pour s’enquérir du cas de clients insatisfaits. La Chambre des notaires du Québec porte plainte pour comportement abusif et inéquitable, et demande au Conseil de presse de dénoncer et condamner cette pratique des journalistes du Groupe TVA.
Griefs du plaignant
Antonin Fortin, au nom de la Chambre des notaires du Québec, signale à l’attention du Conseil deux incidents impliquant des journalistes et cameramen des émissions J.E. et J.E. en direct. Dans les deux cas, les journalistes Alain Laforest et Anne-Marie Rainville utilisent un procédé similaire: ils s’amènent sans préavis aux bureaux des notaires Paule Mackay à Verdun et Sylvie Lafond à Laval, et insistent pour leur parler au sujet d’une plainte d’un client insatisfait. Dans un cas, cette intrusion se fait au milieu d’une salle d’attente bondée de clients, dans l’autre, on pénétrera dans le bureau alors que la notaire est en consultation avec un client. Pour la plaignante » personne n’est dupe de l’effet recherché par les journalistes de J.E. Surprise par l’arrivée intempestive du journalsite, figée par la présence de la caméra, embarrassée de voir ses clients mêlés à cette histoire bien malgré eux, la notaire est évidemment mal à l’aise et projette l’image de celle qui a quelque chose à cacher. Aux yeux des téléspectateurs, elle est forcément coupable. Ce procédé est injuste sinon odieux pour celle qui le subit ». La plaignante admettrait à la rigueur un tel comportement si le journaliste avait essayé plusieurs fois et sans succès d’obtenir les explications des notaires concernés, » et que ces derniers auraient tenté délibérément de se défiler et d’échapper à leurs responsabilités ». Ceci n’étant pas le cas des notaires Mackay et Lafond, la plaignante considère le comportement des journalistes de J.E. à leur endroit abusif et contraire au traitement juste et équitable auquel toute personne devrait avoir droit de la part des médias.
Commentaires du mis en cause
Au nom du Groupe TVA, Alain Gazaille rejette la plainte de la Chambre des notaires du Québec. Pour lui, il est trop facile de raccrocher un téléphone ou de reporter une entrevue. Quand, comme J.E. on veut » des réponses à des questions précises, de vraies réponses (pas des réponses fabriquées) et dans un délai déterminé… nous jugeons approprié, selon les circonstances, de nous présenter à un endroit sans nous annoncer. Libre à la personne visée de répondre ou non à nos questions… ». Et monsieur Gazaille ajoute : « … la caméra est l’un de nos outils de travail. Nous devons voir notre interlocuteur ». Au nom du Groupe TVA, Alain Gazaille soutient que la Chambre des notaires ne pose pas le véritable problème. Selon lui le véritable problème, c’est d’avoir la version du professionnel dans le dossier qui le concerne. « Que l’on prenne rendez-vous ou non, cela ne change rien ». Dans le cas précis soulevé par la Chambre, le mis-en-cause souligne que » les professionnels ont refusé obstinément de donner leur version. En quoi une demande de rendez-vous aurait-elle changé leur attitude »? En terminant, le mis-en-cause rejette tout à fait l’accusation de comportement abusif et traitement inéquitable portée par la Chambre des notaires: « Abusif, certainement pas si ce n’est de modifier la routine d’un bureau. Inéquitable, encore moins, toute latitude est donnée au professionnel pour fournir sa version des faits ». Pour le mis-en-cause, les principes en jeu sont clairs : « Dans un régime libre et démocratique, la presse a le droit de poser des questions quand bon lui semble, à qui il lui semble quand l’intérêt public le commande. Au même titre, à tous est reconnu le droit de refuser une entrevue. Une étude notariale est un endroit ouvert au public et la presse fait partie du public ».
Réplique du plaignant
Au nom de la Chambre des notaires, Antonin Fortin rappelle que la plainte de la Chambre ne concerne pas les dossiers ayant fait l’objet de reportages à J.E., ni même la pertinence pour les journalistes de s’y intéresser. La plainte vise plutôt un comportement journalistique inacceptable qui consiste à débarquer sans préavis dans une étude notariale, » endroit privé où le notaire est gardien du secret professionnel de ses clients, pour y recueillir à froid ses commentaires sur une « supposée » plainte d’un quelconque client ». A la question de M. Gazaille, qui se demande en quoi une demande de rendez-vous aurait changé quoi que ce soit aux refus des deux professionnels de commenter les accusations les concernant, la Chambre suggère qu’il est plus sage d’éviter de répondre » spontanément » à un journaliste, lorsqu’il s’agit d’accusation de fraude ou d’erreur qui pourrait engager le secret professionnel et la responsabilité du notaire. Finalement, la plaignante rejette la thèse du mis-en-cause selon laquelle une étude notariale est un endroit public. « Une étude notariale est un endroit privé où on accède sur rendez-vous seulement. Le notaire est en effet gardien du secret professionnel qui le lie à son client et doit donc tout mettre en Œuvre pour préserver ce secret ». Pour ces raisons, la Chambre des notaires du Québec maintient sa plainte.
Analyse
La Chambre des notaires du Québec dénonce le comportement de deux équipes des émissions J.E. et J.E. en direct, comportement qu’elle estime abusif et inéquitable. La plaignante souligne qu’à la rigueur elle comprendrait cette façon de faire, si les professionnels évitaient de répondre aux journalistes et » tentaient délibérément de se défiler et d’échapper à leurs responsabilités ». Dans ce cas-ci cependant, les équipes n’ont à aucun moment contacté les notaires pour connaître leur version des faits, ou encore tenté de prendre rendez-vous pour entendre leurs explications. Alain Gazaille, au nom de Groupe TVA ne nie pas les faits. Il soumet cependant que compte tenu de l’expertise acquise dans le traitement des problèmes soulevés par ses téléspectateurs, » il est rare que J.E. soit le bienvenu chez les personnes pointées du doigt par les victimes présumées de fraudes ou de malversations ». D’où le recours à cette méthode de travail qui demande » selon les circonstances, de nous présenter à un endroit sans nous annoncer. Libre à la personne visée de répondre ou non à nos questions… ». Après examen des éléments soumis à son attention par la plaignante et le mis-en-cause, le Conseil de presse accueille la plainte de la Chambre des notaires du Québec. Les principes de la liberté de la presse et du droit du public à l’information confèrent une grande latitude aux directions de médias et aux journalistes pour rassembler les faits et expliquer les événements. Mais cette latitude n’est pas absolue. Elle va de pair avec une responsabilité de rigueur et de transparence dans la cueillette et le traitement de l’information, comme le Conseil l’a déjà énoncé : « La rigueur intellectuelle et professionnelle dont doivent faire preuve les médias et les journalistes constitue la garantie d’une information de qualité. Elle ne signifie aucunement sévérité ou austérité, restriction, censure, conformisme ou absence d’imagination. Elle est plutôt synonyme d’exactitude, de précision, d’intégrité, et de respect des personnes, des événements et du public. Les médias et les professionnels de l’information ne doivent pas déformer la réalité en recourant au sensationnalisme ». Les deux émissions en cause répondaient presque en tout point aux exigences énumérées ci-dessus. Les dossiers présentés par les journalistes Alain Laforest et Anne-Marie Rainville étaient bien documentés tout en étant nuancés. Les questions soulevées par les reportages étaient nettement d’intérêt public. Mais le grief de la plaignante demeure. Qu’est-ce qui justifie J.E. et J.E. en direct de traiter les notaires concernés dans ces dossiers de telle sorte qu’ils risquent de paraître coupables aux yeux de leurs clients et du public, alors que l’on n’a jamais tenté d’avoir leur version des faits auparavant? La tactique qui consiste à débarquer sans préavis avec une caméra peut être utilisée par les médias quand certaines conditions sont réunies. Par exemple, lorsque le journaliste fait face à des refus répétés ou à des subterfuges de la part de personnes qui visent clairement à se dérober ou à gagner du temps. Ou encore, lorsque le fait de demander une entrevue à une personne risque de l’inciter à disparaître sans laisser de trace. Ce n’est pas la situation que décrivent la plaignante et le mis-en-cause et pour cette raison, le choix de J.E. semble arbitraire, sensationnaliste, destiné à intimider plutôt qu’à informer. L’argument selon lequel il y aurait une équitable symétrie entre le droit du journaliste de poser des questions, et le droit des personnes à refuser de répondre est fallacieux. Dans les circonstances évoquées par la plaignante, le rapport entre l’équipe et » la personne visée », pour reprendre les mots de M. Gazaille, n’est pas égal. La Chambre des notaires du Québec a raison de dire que le silence des professionnels concernés les fait » forcément » paraître coupable aux yeux des téléspectateurs. D’ailleurs parlant du » droit au silence » des notaires, le mis-en-cause qualifiera » d’obstiné » leur refus de répondre aux questions de J.E. Dans le cas de la notaire Lafond, le reportage de J.E. montrera qu’elle n’a pas commis de faute. Pour ces raisons, le Conseil blâme Groupe TVA dans ce dossier et incite J.E. à réviser des méthodes de travail qui s’apparentent à du journalisme d’embuscade, de façon à respecter davantage le droit des personnes, et ne pas banaliser une pratique journalistique qui devrait rester exceptionnelle.
Analyse de la décision
- C13B Manipulation de l’information
- C14A Sensationnalisme/exagération/insistance indue
- C15H Insinuations
- C17D Discréditer/ridiculiser
- C17F Rapprochement tendancieux
- C17G Atteinte à l’image
- C23I Violation de la propriété privée
- C23J Intimidation/harcèlement
- C23L Altercation/manque de courtoisie
Date de l’appel
18 August 1999
Décision en appel
Les membres de la Commission d’appel du Conseil de presse du Québec ont unanimement décidé de maintenir la décision rendue en première instance. La decision de la Commission d’appel repose sur la base suivante: à l’instar du CPEI, les membres de la Commission ne doutent nullement ne de la pertinence du reportage en cause, ni de son degré d’intérêt public, pas plus qu’ils ne remettent en question le caractère essentiel du journalisme d’enquête qu’a le mérite de pratiquer l’équipe de l’émission J.E. Ce qui est en cause ici, de l’avis de la Commission, c’est essentiellement l’approche journalistique, c’est-à-dire les procédés utilisés par J.E. dans la cueillette d’informations, et le comportement des journalistes à l’égard des acteurs de l’événement. Or, dans le présent dossier, rien ne justifiait de débarquer à l’improviste dans les études des notaires concernés, en leur braquant une caméra au visage et en posant des questions accusatrices. Pareil procédé est synonyme de journalisme d’embuscade, où l’objectif apparaît nettement plus de piéger l’interviewé que d’informer. L’utilisation d’un tel procédé non seulement fait fi du principe de présomption d’innocence, mais vient banaliser une pratique journalistique qui devrait rester exceptionnelle.
Griefs pour l’appel
M. Marc Blondeau et M. Alain Gazaille du Groupe TVA interjette appel à la décision du Conseil de presse.