Plaignant
Valery Fabrikant
Mis en cause
Jean-Marc Beausoleil , journaliste,
et Dernière heure (Isabelle Clément, rédactrice en chef)
Résumé de la plainte
Le plaignant, Valery Fabrikant,
dépose une plainte contre le journaliste Jean-Marc Beausoleil et la rédactrice
en chef, Isabelle Clément, pour une entrevue fausse et prétendument exclusive.
Selon le plaignant, il n’a jamais accordé une telle entrevue, ni exclusive, ni
autrement. L’article contesté a été publié dans le magazine Dernière heure
le 30 mai 1998 sous le titre : » 6 ans après la tuerie – Valery Fabrikant
: » Je suis la victime des événements de Concordia « .
Griefs du plaignant
Le plaignant affirme qu’il n’a
jamais accordé d’entrevue. Quand le journaliste Jean-Marc Beausoleil l’a
contacté à l’hôpital, il lui a répondu qu’il ne donnait pas d’entrevue et a
refusé de répondre à toute question reliée aux événements de l’Université Concordia.
Tout le temps passé au téléphone a servi à discuter des conditions qu’il
imposait pour répondre par écrit à des questions écrites. Les seules questions
auxquelles il a accepté de répondre étaient sur son état de santé et sur la
visite de sa femme, pour des raisons de politesse élémentaire.
Valery Fabrikant reproche à la
rédactrice en chef de Dernière heure, Isabelle Clément, d’avoir publié
une fausse entrevue. Il dit qu’il avait informé celle-ci par téléphone le, ou
vers le 25 mai 1998, qu’il avait entendu parler à la télévision d’une supposée
entrevue, et qu’il n’avait pas accordé d’entrevue à M. Beausoleil. Elle avait
donc délibérément publié une fausse entrevue.
Le plaignant dit ne pas savoir qui
a écrit la partie éditoriale, mais que celle-ci contient des affirmations
fausses et libelleuses selon lesquelles il avait violé une étudiante, qu’il
avait tué quatre innocentes personnes juste parce que les résultats de ses
recherches n’étaient pas suffisamment reconnus, etc. Non seulement cela n’est pas
vrai mais ces informations, tirées de documents de cour, donnent une version
différente des événements. Donc, le magazine connaissait la vérité, mais a
délibérément publié une information qu’il savait être fausse.
Le plaignant ajoute enfin que M.
Michel Lebeau était en ligne, au moment de ses conversations avec les
mis-en-cause et qu’il peut confirmer la justesse de ses prétentions. Il annexe
également à sa plainte copie de correspondance adressée au journaliste,
précisant ses conditions de participation : il recevrait une attestation de
l’éditeur promettant que ses réponses ne seraient pas coupées et complètes;
avant publication, une copie de la traduction française lui serait remise pour
vérifier la conformité de la traduction; la publication ne serait faite que
seulement après avoir obtenu sa confirmation de la rectitude de la traduction.
Commentaires du mis en cause
Commentaires de Lise Paul-Hus,
vice-présidente exécutive de l’éditeur Trustar :
Mme Paul-Hus conteste d’entrée de
jeu la plainte. Elle dit qu’une lettre de M. Fabrikant datée du 13 octobre 1997
et adressée au journaliste indique l’assentiment du plaignant, à répondre aux
questions. Elle ajoute que l’entrevue menée dans Dernière heure reflète
la conversation téléphonique entre MM Fabrikant, Beausoleil, et Lebeau qu’elle
désigne comme secrétaire de M. Fabrikant.
Elle ajoute que l’encadré paru sous
le titre » Jusqu’au jour fatidique » est de l’information d’ordre
public, recueillie lors de différentes entrevues publiées, notamment dans L’Actualité.
De plus, M. Lebeau aurait confirmé au journaliste la justesse de l’entrevue
publiée dans Dernière heure. Enfin, l’entrevue aurait été effectuée
selon les normes et l’éthique journalistiques usuelles.
Commentaires du journaliste
Jean-Marc Beausoleil :
Selon le journaliste, M. Fabrikant
lui a bien accordé un entretien téléphonique et contrairement à ce que le
plaignant écrit, il lui a posé des questions sur les malheureux événements. Il
dit mal s’imaginer comment il aurait pu éviter ces questions qui constituaient
le cœur de son intérêt. Le plaignant aurait alors maintenu la version des faits
qu’il avait présentée dans un document fourni au journaliste plusieurs mois
avant leur entretien.
M. Beausoleil affirme que le
plaignant a admis, durant l’entretien téléphonique, s’être présenté à Concordia
armé parce qu’il se sentait menacé, et il trouve étrange que M. Fabrikant ne
relate pas cette partie de leur conversation. Il dit également que M. Lebeau
était en tiers sur la ligne téléphonique et discutait avec un autre individu,
si bien qu’il a dû reconstituer certaines parties de l’entrevue. Pour la partie
dite » éditoriale « , elle proviendrait de L’Actualité et d’un
journal ontarien, et c’est à eux que M. Fabrikant devrait s’en prendre.
Le journaliste ajoute qu’il aurait
aimé rencontrer M. Fabrikant, mais l’importance du document reçu en réponse à
une simple lettre l’avait découragé. C’est Michel Lebeau qui, au nom de
Fabrikant, l’avait relancé bien longtemps après, en téléphonant » chez moi
à tant de reprises et à des heures parfois si étranges » qu’il s’est
inquiété et qu’il a désiré terminer cette histoire le plus rapidement possible.
Le journaliste se dit persuadé qu’il n’aurait pu en aucune circonstance
produire un texte qui aurait satisfait le plaignant; et il est également
persuadé que s’il n’avait pas fait cette entrevue il aurait continué à être
harcelé par le courrier ou à travers la personne de Michel Lebeau.
Quant à ce dernier, il serait venu
chez lui sans avertir, aurait lu l’entrevue avant qu’elle ne soit publiée et
elle aurait semblé lui plaire. Comme il avait été témoin de l’entretien
téléphonique, il se demande pourquoi Lebeau n’a rien dit si le texte n’était
pas fidèle à l’entretien. Lebeau aurait dit que du point de vue de Fabrikant,
cette entrevue se méritait » 7/10 « . Il termine en réaffirmant qu’il
a agi le plus honnêtement possible, disant qu’il n’est pas le premier à
soulever l’hypothèse d’un puissant complexe de persécution à l’œuvre chez
Valery Fabrikant, et que tout ce que ce dernier avait à reprocher au
journaliste, c’est d’avoir raconté les faits exactement comme il les raconte
lui-même.
Commentaires de M.Michel Lebeau
Se considérant comme » le
principal mis-en-cause » dans cette plainte, Michel Lebeau dépose un texte
de sept pages où il reprend la séquence des événements ayant conduit au
différend entre M.Fabrikant et Trustar. Il tente d’apporter des
précisions sur différents aspects abordés par plaignant et mis-en-cause et
relate notamment la lettre du 13 octobre 1997 de M. Fabrikant.
M. Lebeau poursuit ses explications
sur ses échanges avec Mme Clément et M. Beausoleil, leurs ententes verbales,
les discussions avec M. Fabrikant qui redemande la lettre, l’acceptation de Mme
Clément de le faire… mais que M. Fabrikant ne recevra jamais. Car c’est à ce
moment que M. Fabrikant a une crise cardiaque et que pour avoir cette nouvelle
en primeur, Dernière heure a sauté des étapes et publié l’article en
catastrophe.
M. Lebeau situe ensuite en détail
les événements suivant la crise cardiaque :
– les gens de Dernière heure
apprennent l’accident cardiaque;
– Jean-Marc Beausoleil informe M.
Lebeau que Mme Clément écrirait la lettre et il propose : « bon,
c’est ça, on peut s’entendre si on fait une entrevue, on la fait, on l’écrit,
on vous la faxe, vous la regardez, si vous l’approuvez on la publie. »
Le témoin Lebeau ajoute qu’il
croyait avoir tacitement l’accord de M. Fabrikant et qu’il n’avait pas réalisé
que le journaliste avait parlé d’entrevue. Pour lui, quand il a organisé un
entretien téléphonique à trois, son but n’était pas la réalisation d’une
entrevue mais un premier contact humain entre les deux hommes. Dans son esprit,
comme dans celui de Fabrikant, il ne s’agissait pas d’une entrevue. Par contre,
pour les mis-en-cause, il s’agissait bel et bien d’une entrevue.
M. Lebeau donne ensuite force
détails, comme celui du brouillage de l’entretien téléphonique qui proviendrait
de ce qu’il recevait des appels sur son cellulaire (4e personne). Il
explique qu’il a vu le texte du journaliste Beausoleil quelques jours avant sa
publication. Cet « entretien » avait été rédigé à partir (d’un
résumé) d’un document transmis par Valery Fabrikant plusieurs mois auparavant.
Michel Lebeau dit qu’il avait des réserves, même si le texte semblait conforme
aux écrits de M. Fabrikant parce qu’il voyait des choses plus importantes à
publier.
À l’affirmation selon laquelle il
aurait donné 7 sur 10 à l’article de Dernière heure, M. Lebeau précise
que cela s’est produit dans le contexte où il venait d’acheter la revue au dépanneur
et l’avait lue rapidement en marchant : » J’étais surpris et un peu
ébranlé « , dira-t-il.
Selon lui, il est plausible que
l’entretien ait été considéré par Mme Clément comme une entrevue; elle aurait
alors agi de bonne foi en l’étiquetant » d’entrevue exclusive « . Il
apparaît aussi possible, selon M. Lebeau, que le journaliste Beausoleil ait cru
que la conversation téléphonique était une entrevue.
Michel Lebeau rappelle cependant
que les mis-en-cause étaient tenus de le consulter avant publication, afin que
le plaignant et lui-même leur donnent le feu vert, comme il aurait été
expressément entendu.
Commentaires de Mme Isabelle
Clément en réaction aux précisions additionnelles de M. Lebeau :
Mme Clément tient à préciser que M.
Lebeau a communiqué avec Dernière heure le jour de la crise cardiaque de
Valery Fabrikant pour l’informer de l’hospitalisation de ce dernier. Il a alors
été convenu qu’un échange téléphonique aurait lieu le soir-même.
Ce soir-là, le 15 mai 1997, un
appel conférence a eu lieu entre MM. Fabrikant, Beausoleil et Lebeau. Selon Mme
Clément, il y a bel et bien eu un entretien entre un journaliste et un homme
condamné pour meurtre. Les versions de MM. Beausoleil et Lebeau confirment
l’existence de cet entretien.
Mme Clément soutient que le texte
publié n’est que le compte rendu de cette conversation, contrairement aux dires
de M. Fabrikant. Elle dit ne pas comprendre pourquoi celui-ci renie les propos
qui sont les siens. Elle estime enfin que ce qui a provoqué l’ire de M.
Fabrikant c’est l’encadré : le plaignant n’a pas semblé apprécier de voir sa
version des faits remise en contexte.
Réplique du plaignant
Réponse aux commentaires de Mme
Paul-Hus :
La rédactrice en chef avait été informée le 25 mai que
l’entrevue était fausse (was a fake). Ce qui n’a pas été contredit par elle et
devrait donc être considéré comme une admission.
Il n’a jamais donné son consentement à une entrevue
orale et annexe la lettre du 13 octobre où il demandait les questions par
écrit, disant qu’il y répondrait par écrit.
M. Lebeau n’est pas son secrétaire et ne l’a jamais
été, mais il était cependant en ligne et peut confirmer que le but de la
conversation était d’établir les conditions selon lesquelles il serait prêt à
donner une entrevue écrite.
En ce qui a trait à la partie » Jusqu’au jour
fatidique… » faite prétendument d’informations publiques, le fait que
quelque chose ait été publié quelque part ne signifie pas que c’est une
information crédible et un journaliste responsable aurait dû au moins avoir la
décence de le questionner sur ces sujets. Le plaignant donne des exemples : il
n’a jamais été accusé de viol, il n’a jamais demandé au Canada d’interrompre
ses livraisons de blé à l’Union soviétique, et il est faux de dire que la
fusillade aurait eu lieu parce qu’il était frustré de ne pas être assez
apprécié.
M. Lebeau ne peut avoir confirmé la rectitude de
l’interview publiée dans Dernière heure parce qu’il savait parfaitement
qu’il n’avait pas donné d’entrevue. Il suggère de demander à M. Lebeau de
commenter.
Réponse aux commentaires de M.
Beausoleil :
Valery Fabrikant affirme, en
substance :
Je n’ai accepté de parler à M. Beausoleil que seulement
des conditions qui me permettraient de donner une entrevue écrite. Je
n’ai jamais accepté de donner une entrevue orale.
M. Beausoleil a vraiment essayé de me poser des
questions auxquelles j’ai refusé de répondre et j’ai réitéré que je ne désirais
parler que des conditions d’entrevue et de rien d’autre.
Je lui ai demandé s’il avait lu le matériel que je lui
avais expédié un peu plus tôt, et il m’a répondu que » oui « . Je lui
ai demandé ce qu’il aurait fait à ma place et il n’a pas répondu. Le fait de
lui poser cette question n’implique pas que je lui ai donné une entrevue : dans
une entrevue il aurait posé des questions et j’aurais répondu.
Il n’y avait pas de quatrième personne sur la ligne, M.
Lebeau n’a pas parlé à une autre personne et il n’y avait pas de bruit sur la
ligne. Si M. Beausoleil pense qu’il était en train de faire une entrevue, alors
il l’a sûrement enregistrée, chaque journaliste responsable le fait en cas de
conflit. Demandez-lui de produire cette preuve.
M. Beausoleil n’a rappelé M. Lebeau que pour une raison
: je lui avais demandé de me retourner mon matériel par la poste, je n’étais
pas intéressé par une interview. S’il pense que je l’ai harcelé par écrit,
qu’il le prouve ou qu’il s’excuse.
Si M. Beausoleil envisageait d’écrire une section
» d’information publique « , il aurait dû me poser des questions au
sujet de son contenu.
Le plaignant réitère sa demande de
condamner les mis-en-cause pour malhonnêteté professionnelle.
M. Fabrikant annexe à son envoi
copie de sa lettre du 13 octobre 1997 à M. Beausoleil. Le plaignant expliquait
:
qu’il n’avait pas d’objection à répondre aux questions
du journaliste, mais qu’il aimerait préalablement recevoir l’engagement écrit
que ses réponses seraient imprimées intégralement (without editing) et
complètes;
que la version française lui parviendrait pour qu’il en
confirme l’exactitude de la traduction;
que la seule réponse à sa première question pourrait
représenter plus de 8 000 caractères, soit probablement 3 pages.
Analyse
Le droit à l’information précise les conditions d’existence d’une presse libre dans une société démocratique, de même que les prérogatives et les responsabilités de ceux dont la fonction première est d’informer. Ce droit comprend à la fois le droit d’informer et le droit d’être informé, c’est-à-dire le droit pour les médias de transmettre l’information sans entrave ni contrainte, et le droit pour l’individu et la collectivité d’y avoir accès en toute liberté.
L’étude de la présente plainte met en lumière la difficulté de concilier les droits de la presse et celle des individus, et partant de faire coïncider les besoins d’une source journalistique avec les contraintes professionnelles de la presse, au quotidien.
Une personne qui raconte son histoire ressentira sans doute le besoin, surtout si cela concerne un tournant capital de sa vie, de garder la maîtrise du contenu publié. Particulièrement quand il s’agit d’une personne ayant œuvré dans une discipline scientifique et qui a vu son existence fortement médiatisée, lors des tristes événements survenus à l’Université Concordia en 1992.
L’exercice de la pratique journalistique consacre cependant le droit de choisir, pour les journalistes, les informations qu’ils publieront, comme en témoigne le principe déontologique suivant :
Les médias et les professionnels de l’information doivent être libres de relater les événements et de les commenter sans entrave ni menace ou représailles. L’attention qu’ils décident de porter à un sujet particulier relève de leur jugement rédactionnel. Le choix de ce sujet et sa pertinence, de même que la façon de le traiter, leur appartiennent en propre. Nul ne peut dicter à la presse le contenu de l’information sans s’exposer à faire de la censure ou à orienter l’information.
Dans le cas soumis à son attention, le Conseil de presse considère que la principale cause d’opposition tient à la fois d’une méconnaissance des principes inhérents à la liberté de presse et du malentendu entre la vision et les attentes du plaignant et des mis-en-cause.
Le plaignant avait manifestement une idée très claire des informations qu’il voulait voir publier. Pour ce faire, il a tenté de négocier des conditions qui lui permettaient de répondre à ses besoins, notamment obtenir une entrevue avec questions et réponses écrites et la révision par lui de la traduction française avant publication. C’est en prévision de cette entrevue qu’il a fourni le matériel journalistique ayant servi à constituer le contenu de l’article publié et qu’il s’est entretenu avec un journaliste de Dernière heure.
Le Conseil comprend les frustrations du plaignant à l’égard de Dernière heure qui présente son reportage comme une » entrevue excluvive « , sans prendre soin d’expliquer à ses lecteurs que l’article découle à la fois d’un texte fourni par Valery Fabrikant et d’un entretien téléphonique ayant eu lieu le soir-même de l’accident cardiaque du plaignant.
En contrepartie, le Conseil a vu dans l’attitude de M. Fabrikant une tentative de contrôler l’information, en voulant dicter littéralement le contenu de son entrevue à Dernière heure; une pratique qui a toute légitimité en milieu scientifique, mais qui est contraire à l’éthique journalistique.
Enfin, si le journaliste Beausoleil et la direction de la revue Dernière heure avaient le droit de traiter l’événement comme ils l’ont fait, ils avaient en revanche, la responsabilité d’agir de façon plus transparente avec le plaignant en prenant mieux soin d’exposer clairement les règles du jeu.
Aussi, compte tenu de l’ensemble de ces considérations, le Conseil rejette-t-il la présente plainte.
Analyse de la décision
- C03A Angle de traitement
- C03B Sources d’information
- C11B Information inexacte
- C15B Reprendre une information sans la vérifier
- C17D Discréditer/ridiculiser
- C23D Tromper sur ses intentions
- C23F Faire voir un texte avant publication
- C23K Exclusivité/primeur
Date de l’appel
18 August 1999
Décision en appel
Les membres de la Commission
d’appel ont conclu à l’unanimité de maintenir intégralement la décision de
première instance.
Griefs pour l’appel
M. Valery Fabrikant interjette
appel à la décision du Conseil de presse.