Plaignant
Peter Kohl
Mis en cause
The Gazette
(Peter Stockland, rédacteur en chef et Larry Smith, président-éditeur)
Résumé de la plainte
Peter Kohl porte
plainte contre deux organismes : l’entreprise Canwest, à titre d’auteur, et le
quotidien The Gazette, à titre
d’exécutant de sa politique d’entreprise intitulée
National Editorials Policy. Les motifs de la plainte sont les
suivants : atteinte à la liberté de la presse, atteinte à la liberté
d’expression, manque de respect et conduite négligente à l’égard du public, et
menace et entrave aux droits des journalistes dans l’exercice de leurs
fonctions. La nouvelle politique d’entreprise avait été rendue publique le 6
décembre 2001.
Griefs du plaignant
Pour M. Kohl, cette politique (
National Editorials Policy) avait la prétention de représenter ce
qui est bon pour toute la nation (what’s
good for the nation as a whole) et ce qui est bon pour le pays, avec
l’objectif avoué de réunir les Canadiens dans une discussion nationale d’idées.
Cette politique représente une tentative de prendre le contrôle des questions
nationales (national agenda) en
portant atteinte à la liberté de presse de même qu’à la liberté d’expression.
Le plaignant détaille ses griefs.
Atteinte à la liberté de presse –
The Gazette se fait interdire d’écrire des éditoriaux qui
contredisent les positions fondamentales des éditoriaux de Canwest. À la longue,
il ne restera plus de place pour les éditoriaux locaux qui reflètent la réalité
du Québec.
Atteinte à la liberté d’expression – Alors qu’ils affirment
qu’ils ne limitent aucunement les droits au désaccord et qu’ils accueillent les
débats, dans les faits, Canwest/The
Gazette ont refusé de publier les attaques les plus virulentes contre cette
politique parce que, selon eux, ils
dépeignaient faussement et même
malicieusement cette initiative et ce, dans des articles qui ne rencontrent pas
les standards journalistiques. Canwest/The
Gazette ont ainsi grandement limité la publication des opinions
divergentes. Un test a révélé qu’une lettre de protestation modérée, expédiée
aux éditeurs des grands journaux de Canwest, n’a été publiée que dans un seul
journal de l’entreprise. Même si les lecteurs sont invités par les auteurs de
la politique éditoriale à présenter leurs commentaires par courrier
électronique, de tels commentaires ne sont jamais publiés.
Manque de respect et conduite négligente à l’égard du public
– Canwest fait référence aux protestations contre sa politique en termes de «
vagues bavardages » (feeble patter)
et référence aux protestataires en termes de « racaille » (
riffraff).
Menace et entrave aux droits des journalistes dans
l’exercice de leurs fonctions – Les protestations des journalistes contre cette
politique sont qualifiées de « protestations infantiles » (
childish protest) et de « désobéissance civile »; leurs auteurs
sont même invités à démissionner.
Enfin, l’affirmation selon laquelle les journalistes et les
autres personnes peuvent exprimer des opinions différentes et signer des
articles est, si on considère les commentaires de Canwest, l’équivalent de leur
demander de faire face à un peloton d’exécution.
La plainte de M. Kohl prend appui sur trois textes parus
dans le quotidien
The Gazette, et intitulés :
Notice to Readers – National Editorials
Policy, publié le 6 décembre 2001, The
Case for National Editorials, publié le 14 décembre 2001 et
Setting the Record Straight, publié le
29 janvier 2002.
Commentaires du mis en cause
Le rédacteur en chef du quotidien
The Gazette répond que la plainte de M. Kohl est non fondée. Il
considère que le plaignant n’a pas été directement atteint par le contenu
d’aucun des éditoriaux nationaux. Et son affirmation que ceux-ci empiètent sur
la liberté de presse n’est qu’une opinion personnelle.
M. Stockland indique que M. Kohl a droit à son opinion, mais
il n’a pas le droit d’imposer aux mis-en-cause son opinion personnelle par
l’intermédiaire du Conseil de presse.
Le rédacteur en chef ajoute que le reste de la plainte est
déraisonnable au point de ne mériter aucune réponse.
Réplique du plaignant
Le plaignant amorce sa réplique en soulignant le manque de
coopération générale des mis-en-cause dans le suivi de sa plainte. De plus, son
annonce classée invitant les gens ayant vu leurs lettres refusées a été
elle-même refusée par le journal et on n’a pas répondu à sa demande
d’informations. Il déplore donc l’obstruction rencontrée dans le cadre de ce
dossier. Il répond ensuite aux positions adoptées par les mis-en-cause.
À l’argument selon lequel il n’est pas personnellement
affecté par aucun des éditoriaux nationaux (National
Editorials), M. Kohl répond que la question de la liberté de presse est un
enjeu si fondamental que chaque citoyen a le droit, et même le devoir, de faire
connaître son opinion sans égard au fait qu’il est directement affecté par un
éditorial en particulier.
Le second argument voulant que l’affirmation selon laquelle
la politique des éditoriaux nationaux empiète sur la liberté de presse n’est
qu’une opinion personnelle du plaignant. M. Kohl répond que cette opinion n’est
pas seulement la sienne; mais c’est également celle de l’ancienne rédactrice en
chef de The Gazette, Mme Joan Fraser,
de même que celle d’autres personnes mentionnées dans les documents annexés à
sa plainte. Dans cette lettre on pouvait d’ailleurs lire : « Le cœur de la
liberté de presse est le droit pour un journal d’exprimer ses points de vue » et
également que « la liberté est conçue de façon à assurer que dans une société
démocratique soit exprimée une large variété de points de vue. »
M. Kohl réplique ensuite à l’argument selon lequel sa
plainte est déraisonnable et ne mérite pas de réponse. Le plaignant fait
observer qu’il n’y a pas de moyen efficace de faire valoir ses commentaires sur
la « politique éditoriale nationale » parce que les commentaires sont dirigés
au siège social de Canwest et qu’ensuite on n’en entend plus parler. Cette politique
n’encourage pas la liberté d’expression, elle l’étouffe.
Le plaignant reconnaît à The
Gazette le droit d’accepter ou de refuser la publication de lettres de
lecteurs. Mais il est évident, selon lui, que les lettres s’attaquant
directement à la « politique éditoriale nationale » sont rarement
publiées. Il rappelle que sa lettre
datée du 1er février 2002 expédiée à 10 grands journaux de Canwest
n’a été publiée que par le Calgary Herald.
Enfin, sa plainte contre l’implantation de cette « politique
éditoriale » a provoqué des interférences et des menaces contre les
journalistes dans l’exercice de leurs fonctions légitimes et le plaignant en
donne des exemples. Il termine en
indiquant que même si Canwest a vanté la liberté de ses employés d’exprimer un point
de vue signé dans la page voisine des « éditoriaux nationaux », il n’en a vu
qu’un seul en cinq mois.
Analyse
Les principes relatifs à la latitude d’un éditeur de journaux dans l’expression de sa pensée ont fait l’objet de précisions dans le guide déontologique du Conseil de presse du Québec intitulé Droits et responsabilités de la presse. Ces principes appliqués depuis plusieurs décennies par le Conseil viennent baliser la présente décision. Il apparaît opportun d’en rappeler ici quelques extraits :
« L’éditorial et le commentaire […] sont essentiellement du journalisme d’opinion et sont une manifestation de la liberté d’expression et de la liberté de la presse. Leur contenu relève de la discrétion de l’éditeur qui est libre d’établir la politique du média en ces matières. C’est sa prérogative, à l’intérieur des limites de l’éthique journalistique, de se réserver, à tout moment, l’espace qu’il juge à propos, pour prendre position, exprimer ses critiques ou faire valoir ses points de vue. […] En matière d’éditorial et de commentaire, l’éditeur est libre d’exclure les points de vue qui s’écartent de la politique du média, sans qu’une telle exclusion puisse être considérée comme privant le public de l’information à laquelle il a droit. »
En vertu de ces principes, le quotidien The Gazette et son propriétaire Canwest avaient le droit de fixer les règles éditoriales du média et partant, d’exclure les points de vue qui s’écartent de sa politique éditoriale.
En contrepartie, le Conseil aimerait rappeler que ces droits ne sont pas sans limite et qu’aux droits des médias et des entreprises de presse sont également assorties des responsabilités. Ainsi, de par la nature même de son statut de grand quotidien anglophone montréalais, The Gazette se doit, autant par son journalisme d’opinion que par son journalisme d’information, de refléter adéquatement la réalité montréalaise et québécoise.
En ce qui concerne le fait que Canwest dicte à tous les médias dont elle est propriétaire un comportement identique et une pensée unique, tout en reconnaissant la légitimité des interrogations du plaignant à cet égard, le Conseil rappelle que sa juridiction ne couvrant que l’étendue du territoire québécois, il ne saurait dans ce cas rendre une décision sur la question des médias autres que le quotidien The Gazette.
On comprendra ainsi que, pour les mêmes raisons de juridiction, le Conseil ne peut conclure à la mauvaise intention de la part de Canwest et des journaux qui sont sa propriété, devant le fait que le plaignant a vu une seule de ses lettres publiée par un journal du groupe Canwest.
Un autre reproche de M. Kohl visait le manque de respect et la conduite négligente des mis-en-cause à l’égard du public parce que Canwest avait fait référence aux protestations contre sa politique en termes de « feeble patter » et aux protestataires en termes de «riffraff ».
La latitude reconnue dans la déontologie aux auteurs d’éditoriaux, permet à son auteur, dans ce cas M. David Harper, d’adopter un ton polémiste pour prendre parti et exprimer ses critiques, ce qu’il peut faire dans le style qui lui est propre. En conséquence, le représentant de la direction de Canwest avait la latitude pour écrire, dans un contexte éditorial, tel qu’il l’a fait, sur le ton avec le vocabulaire qui est le sien.
En outre, même si cette partie de la question ne relève pas de l’éthique journalistique, il est apparu légitime au Conseil de conclure que, compte tenu du droit de gérance qui est le sien, le publisher ou éditeur avait le droit d’inviter les employés qui ne voulaient pas souscrire à une grande politique de son entreprise de s’en retirer.
En conséquence, sans aller jusqu’à considérer comme généreuse l’offre que fait l’éditeur de permettre l’expression de propos dissidents en vis-à-vis de la page éditoriale, le Conseil n’a pu considérer la conduite de The Gazette comme reprochable.
Pour les raisons exposées plus haut, le Conseil de presse du Québec ne saurait donc retenir la plainte contre le quotidien The Gazette et son propriétaire Canwest.
En revanche, le Conseil tient à préciser qu’il ne peut demeurer indifférent aux préoccupations du plaignant sur la grande question de l’impact de la concentration de la propriété de la presse dont on peut voir ici une conséquence. Il apparaît toutefois au Conseil que cette question relève davantage de la responsabilité sociale d’une entreprise de presse ou de ce qu’on peut appeler l’éthique d’entreprise qu’à strictement parler du domaine de l’éthique journalistique.
Analyse de la décision
- C01B Objection à la prise de position
- C06G Ingérence de la direction du média
- C08A Choix des textes
- C15A Manque de rigueur