Plaignant
Collectif
Régional d’Éducation sur les Médias d’Information (Claude Richard,
coordonnateur)
Mis en cause
Dennis
Trudeau, présentateur et CBMT-CBC
Montréal «Canada Now» (Emmanuel Marchand, Senior Producer);
Stéphan Bureau, présentateur et Isabelle Richer, journaliste et
Société Radio-Canada «Le
Téléjournal et le Point» (Marie-Philippe Bouchard, rédactrice en chef,
nouvelles TV); Sophie Thibault, présentatrice et André Jobin, journaliste et Le
Groupe TVA «Le TVA, Édition
réseau» (Philippe Lapointe, vice-président information); Jean Lapierre,
présentateur et Joël Goulet, journaliste et Télévision
Quatre Saisons «Le grand journal» (Bernard Guérin, directeur
général, affaires juridiques)
Résumé de la plainte
Le Collectif Régional d’Éducation sur les
Médias d’Information (CRÉMI), par la voix de son coordonnateur Claude Richard,
porte plainte contre quatre réseaux de télévision:
CBC, Société Radio-Canada,
Télévision Quatre Saisons et le
Groupe TVA. L’objet de la plainte est
la diffusion, le 20 novembre 2002, de reportages concernant le procès de
Jocelyn Hotte et contenant l’extrait de l’appel au 911 émis par Lucie Gélinas
alors qu’elle et trois autres victimes se font tirer dessus par M. Hotte.
Griefs du plaignant
Le plaignant présente les aspects sur
lesquels porte la plainte:
–
le choix de couverture et de contenu,
c’est-à-dire l’utilisation de l’appel au 911;
–
la pondération de l’information, le
plaignant précise le grief: l’insistance indue sur l’appel;
–
le respect de la vie privée. Selon le
plaignant, même si elle est décédée, Lucie Gélinas a droit à sa dignité;
–
l’équilibre et l’exhaustivité de
l’information: «l’extrait audio 911 étant un élément de preuve, son
utilisation et sa diffusion ne regarde que le système judiciaire».
Il indique
ensuite les chaînes sur lesquelles les reportages ont été diffusés durant les
bulletins de nouvelles: «Canada Now » sur
CBC, «le Téléjournal/le Point » sur
Radio-Canada, «Le TVA, Édition Réseau » sur
TVA et «Le grand journal » sur
TQS.
Claude Richard
fournit en annexe la liste des résumés d’extraits diffusés afin d’identifier le
nom du ou des journalistes ainsi que la date et l’heure de l’émission.
En outre, il
note que les membres du jury au procès de Jocelyn Hotte ne désiraient plus
entendre l’enregistrement de l’appel de Lucie Gélinas. Selon lui, «le
malaise du jury devant cet élément de preuve aurait dû éveiller des soupçons
quant à son utilisation dans des reportages télévisuels».
Le plaignant termine sa plainte en s’interrogant:
«La mort est-elle devenue banale au point de l’utiliser pour augmenter
ses cotes d’écoute?» Il est d’avis que ce n’est pas aux téléspectateurs
de porter un jugement sur le contenu de l’appel 911 mais plutôt aux membres du
jury au procès de M. Hotte.
Commentaires du mis en cause
Commentaires
d’Emmanuel Marchand, producteur exécutif, CBMT-Montréal:
Emmanuel
Marchand amorce ses commentaires en écrivant que
CBC Montréal pense que le public a été bien informé par la
diffusion de l’appel au 911. Il précise que la décision de diffuser
l’enregistrement n’a pas été motivée par le sensationnalisme mais par la
volonté de donner au public l’opportunité d’entendre une preuve essentielle
d’un procès très important.
Il rappelle
ensuite les événements qui ont conduit au procès et souligne que le fait que
Jocelyn Hotte soit le meurtrier n’a jamais été remis en question par la
défense, mais plutôt son état mental au moment du drame.
M. Marchand
affirme que CBC n’a violé aucun
principe de l’éthique journalistique en diffusant l’enregistrement. Il reprend
ensuite les quatre points soulevés dans la plainte du CRÉMI.
1- le choix
de couverture et de contenu: L’enregistrement était une pièce
importante dans la démonstration de l’état mental de M. Hotte lors du meurtre.
Il a aussi aidé à identifier M. Hotte comme le meurtrier alors que le crime
était en train d’être commis. Pour la rédaction, le public devait entendre ce
témoignage afin de comprendre les événements de cette nuit-là.
La diffusion a
aussi permis de donner à l’auditoire un aperçu de l’horreur du drame. Le juge a
autorisé les membres du jury à entendre l’enregistrement, le public ayant le
droit de prendre connaissance et d’entendre la même preuve.
2- la
pondération de l’information: Parmi les autres preuves, l’audition de
l’appel était l’élément le plus valable le jour de sa diffusion au jury. Selon
le mis-en-cause, ne pas diffuser l’enregistrement aurait contribué à donner au
public un compte-rendu inéquitable et inexact de la déposition de ce jour.
3- le respect
de la vie privée: M. Marchand ne croit pas que la dignité de Mme
Gélinas ait été affectée par l’audition de l’appel au 911. Selon lui, cet
argument s’annule par le fait que ni la famille de la victime ni ses amis n’ont
porté plainte contre la publication de l’appel.
4-l’équilibre et l’exhaustivité de
l’information: Le mis-en-cause rappelle qu’un système judiciaire
transparent et équitable est l’un des piliers d’une société libre et
démocratique. Chacun a le droit d’avoir accès au système judiciaire dans le but
d’éviter tout abus. « Les médias doivent agir comme les yeux et les
oreilles de la société.» Dans le présent cas, le public avait intérêt à
connaître ce qui s’était passé dans cette affaire car plusieurs points
d’importance étaient relevés: violence à l’endroit d’une ex-conjointe par
un officier de police, officier de police en proie à une dépression et abus de
l’utilisation de son revolver de fonction. Selon M. Marchand, cette affaire
devait être révélée au public et, toute preuve présentée au jury peut être
présentée au public. Il ajoute qu’il aurait été insultant pour les
téléspectateurs de ne pas rendre public cette preuve.
Commentaires de Marie-Philippe Bouchard,
rédactrice en chef, Nouvelles TV,
Société Radio-Canada
:
Mme Bouchard
indique que la diffusion des extraits de l’appel au 911 dans le cadre d’un
reportage était «non seulement justifiée, elle était essentielle à la
compréhension des enjeux de cette cause ».
La
mise-en-cause reprend les quatre griefs
soulevés par le plaignant:
1- le choix
de couverture et de contenu: Après avoir rappelé que le principe de
la transparence des procédures judiciaires est fondamental à notre système de
justice, Mme Bouchard énonce que «les tribunaux reconnaissent depuis fort
longtemps que les journalistes et les médias sont les yeux et les oreilles du
public». La couverture du procès pour meurtre et tentative de meurtre
était selon elle tout à fait justifiée.
Elle indique que
le juge du procès a pris soin de s’assurer que toutes les pièces déposées en
preuve (photos, enregistrements sonores et vidéos, documents, etc.) étaient
mises à la disposition des journalistes présents, pour que ceux-ci puissent en
prendre copie. L’état mental de l’accusé étant la seule question en litige lors
du procès, il est dit que seul l’enregistrement de l’appel au 911 pouvait
révéler l’état psychologique au moment du crime.
2- la
pondération de l’information: Pour la mise-en-cause, la couverture du
procès fut complète et équitable. La rédaction a, selon elle, fait preuve de
mesure dans la diffusion des éléments de preuve mis à leur disposition par le
juge. Ainsi, il n’a été diffusé que 40 secondes d’un enregistrement qui durait
6 minutes au total. Mme Bouchard note que le plaignant a adressé les mêmes reproches
à tous les réseaux de télévision et précise que, s’agissant de
Radio-Canada, il n’y a pas eu
d’insistance «indue» sur un élément de preuve ou un autre, dans la
couverture du procès.
3- le respect
de la vie privée: La mise-en-cause souligne que la journalsite
Isabelle Richer a pu, à plusieurs reprises, discuter et même s’entretenir avec
les victimes ayant survécu à l’attaque. Ainsi, la journaliste a pu constater
que ces victimes considéraient comme important que l’enregistrement soit
diffusé par les médias.
4- l’équilibre et l’exhaustivité de
l’information: La mise-en-cause exprime son désaccord avec le
plaignant sur le fait que les preuves déposées lors d’un procès ne concernent
que le système judiciaire. «Ce n’est pas le point de vue de l’ensemble de
la presse occidentale, qui rapporte régulièrement le contenu des éléments de
preuve déposés devant les tribunaux civils et criminels. Ce n’est pas non plus
le point de vue du juge du procès Hotte, qui a pris la peine de s’assurer que
les médias puissent prendre copie des éléments de preuve […]».
Commentaires de Philippe Lapointe,
vice-président Information et Affaires publiques, Groupe
TVA
:
Après avoir
introduit la plainte du CRÉMI, le vice-président rappelle que le secteur de
l’information à TVA bénéficie d’une
«expertise et d’une réputation d’excellence dans la
couverture de nouvelles».
Concernant la
diffusion de l’extrait de l’appel au 911, il mentionne que cette bande sonore a
été produite au dossier de la Cour et écoutée par le jury. Il indique que ce
document a été obtenu par les médias à la connaissance du juge présidant le
procès. Son obtention et sa diffusion étaient légales.
Sur la question
du choix éditorial de diffuser l’extrait, il est dit que celui-ci était un
élément de preuve important et d’intérêt public dans un procès public.
Philippe
Lapointe désapprouve l’idée selon laquelle les preuves présentées au tribunal
ne concernent que le système judiciaire. «Cela aurait pour conséquence
d’instaurer un huis clos automatique sur ce qui se passe devant les tribunaux
et d’anéantir le principe de transparence du processus judiciaire […].»,
écrit le mis-en-cause.
M. Lapointe
conclut ses commentaires sur la question du respect de la vie privée. Il
indique que dans une émission diffusée à TVA
un mois après la diffusion de l’enregistrement et mettant en présence les trois
victimes et la sœur de Lucie Gélinas, l’animateur a recueilli une réponse
négative à la question de savoir si les médias avaient trop diffusé la bande
sonore.
Le vice-président de l’information et des
affaires publiques se dit convaincu de la conformité de la diffusion avec les
règles éthiques journalistiques.
Commentaires de Bernard Guérin, directeur
général, affaires juridiques,
TQS:
Dans un premier temps, le mis-en-cause
tient à souligner qu’il ne faisait aucun doute que le procès de Jocelyn Hotte
était «d’intérêt public et contenait même un degré très élevé d’intérêt
public vu les circonstances particulières de cet événement (l’accusé ayant fait
partie de la GRC)».
Ensuite, il
énonce que l’enregistrement de l’appel était l’un des principaux éléments de
preuve présentés par la Couronne pour décrire les circonstances du meurtre.
Pour assurer une couverture exacte et complète du procès, faire état de cet
enregistrement était essentiel.
Partant du fait
que l’enregistrement ait été présenté au tribunal et qu’il n’a fait l’objet
d’aucune mesure en interdisant la diffusion, le mis-en-cause affirme que les
médias avaient donc la possibilité de le diffuser. Il rappelle le principe de
publicité des procès et le droit du public à l’information.
Sur la question
du respect de la vie privée, Bernard Guérin affirme que, ici, «l’intérêt
public prend le dessus et que le droit à l’information légitime du public
restreint le domaine du droit à la vie privée». Il met en évidence, sur
ce point, une décision du Conseil de presse D1981-02-011 dans laquelle le
Conseil estimait que «la liberté de la presse et le droit du public à
l’information seraient grandement compromis si, dans sa façon d’aborder les
événements, la presse devait taire certaines informations d’intérêt public
[…]».
En conclusion à ses commentaires, le
mis-en-cause préconise le rejet de la plainte du CRÉMI et souligne que la
couverture du procès par TQS était
conforme aux règles légales et éthiques.
Réplique du plaignant
Aucune réplique du
plaignant.
Analyse
Les médias et les professionnels de l’information doivent être libres de relater les événements et de les commenter sans entrave ni menace ou représailles. L’attention qu’ils décident de porter à un sujet particulier relève de leur jugement rédactionnel. Le choix de ce sujet et sa pertinence, de même que la façon de le traiter, leur appartiennent en propre.
L’utilisation de l’enregistrement par les médias est justifiée ici par le caractère d’intérêt public que revêt l’élément de preuve mais aussi par le fait que cet élément contribue à aider le public à comprendre le fil des événements du procès et son enjeu. Le Conseil de presse estime que la liberté de la presse et le droit du public à l’information seraient compromis si, dans leur façon d’aborder les événements, les médias devaient taire certaines informations d’intérêt public.
La presse [et les médias télévisuels ont] comme tâche de renseigner la population sur les questions d’intérêt public et de rendre compte de l’administration de la justice, conformément aux exigences de l’éthique journalistique.
L’un des principes fondamentaux de toute démocratie est une justice ouverte et transparente. Pour assurer cette transparence, les tribunaux ont reconnu, depuis fort longtemps, que les professionnels de l’information et les médias sont les yeux et les oreilles du public. Rapporter le contenu des éléments de preuve déposés devant les tribunaux est l’un des rôles assignés aux médias d’information.
Les quatre réseaux de télévision ont obtenu et diffusé l’enregistrement de l’appel au 911 en toute légalité puisque c’est un juge qui a permis la remise d’une copie de l’appel aux journalistes. Le Conseil fait observer que l’enregistrement a été produit au dossier de la Cour dans le cadre du procès et visionné par le jury.
Au surplus, sous l’angle de l’éthique, le Conseil n’est pas d’avis que les chaînes de télévision aient accordé une importance démesurée à l’enregistrement en question par rapport au degré d’intérêt public qu’il contenait.
Quant au respect de la vie privée, le Conseil de presse ne retient pas ce grief, étant donné le caractère public du procès. L’intérêt public est considéré d’un niveau supérieur dans le présent cas.
Au regard de ce qui précède, le Conseil de presse n’a pas constaté de manquements aux chapitres évoqués par le plaignant. Pour ces raisons, le Conseil rejette la plainte du CRÉMI à l’encontre de CBC, la Société Radio-Canada, le Groupe TVA et Télévision Quatre Saisons. Cela dit, compte tenu de la complexité et de l’importance de l’information à caractère judiciaire, le Conseil entend approfondir prochainement sa réflexion sur cette couverture journalistique.
Analyse de la décision
- C02A Choix et importance de la couverture
- C12A Manque d’équilibre
- C14A Sensationnalisme/exagération/insistance indue
- C16G Manque d’égards envers les victimes/proches