Plaignant
Gaël
Lavigne-Huard
Mis en cause
Caroline
Montpetit, journaliste et Le Devoir
(Jean-Robert Sansfaçon, rédacteur en chef); Raymond Gervais et Sébastien
Rodrigue, journalistes et La Presse
(Michel G. Tremblay, directeur de l’administration); Catherine Solyom,
journaliste et The Gazette (Peter
Stockland, rédacteur en chef)
Résumé de la plainte
La plaignante reproche à des journalistes
du Devoir, de
La Presse, et de
The Gazette, d’avoir diffusé des
informations erronées au sujet d’une manifestation tenue au square Dorchester
le 26 avril 2002. Selon Gaël Lavigne-Huard, en ne faisant pas leur travail
correctement, ces journalistes et les médias concernés ont nui injustement à
l’image des citoyens présents lors de l’événement.
Griefs du plaignant
Madame
Lavigne-Huard rappelle d’abord que le 26 avril, quelques centaines de citoyens
s’étaient rassemblés au square Dorchester, pour une manifestation contre la
tenue d’une réunion des ministres du Travail du G8. La marche dite du Flambeau
qui devait commencer à 18 heures n’aura pas lieu, parce que l’intervention de
la police empêchera son déroulement.
S’inspirant d’un
compte rendu du journal Hour publié
après le 26 avril, la plaignante raconte qu’une autre intervention policière se
déroulait parallèlement dans le même secteur que la manifestation. Suite à une
longue enquête, la police procédait à l’arrestation d’un individu relié à un
gang de rue, et armé d’un revolver de calibre 38. L’homme, appelé Sanford,
n’avait rien à voir avec le rassemblement du square Dorchester. Ce que rappelle
d’ailleurs son avocat Patrick Goulet au Hour:
«He wasn’t implicated in any demonstration.»
Une situation
relativement simple donc se compliquera avec la couverture médiatique des
événements du 26 avril.
Suite à la
conférence de presse du service de police tenue le lendemain de la
manifestation, La Presse titre:
«Manifestation anti-mondialisation/La police exhibe le matériel saisi
hier». Et dans l’article, la plaignante note que les journalistes Raymond
Gervais et Sébastien Rodrigue lient le suspect armé arrêté la veille, M.
Sanford, aux protestataires du square Dorchester. «Le manifestant qui
était en possession du pistolet aurait fait feu à deux ou trois reprises à la
station de métro Peel, quelques minutes plus tôt.» Cet amalgame erroné
est important dans les circonstances, parce que lors de la manifestation, la
police est intervenue de façon préventive, contre un rassemblement jusque-là
sans histoire.
Or pour qu’une
telle intervention se justifie, les policiers doivent avoir des raisons de
croire que les manifestants ont des armes ou des objets qui peuvent en tenir
lieu. En établissant un lien entre la manifestation et un
«manifestant» armé, les journalistes semblent justifier la
«répression (préventive) appliquée». Cette impression est renforcée
du fait que l’article de MM. Gervais et Rodrigue enchaîne sur les suites de
l’affrontement du square Dorchester avec: «Parmi les armes saisies,
il y avait un pistolet de calibre 9 mm.» On a alors nettement
l’impression que le pistolet a été trouvé sur un manifestant, qu’il fait partie
du lot de projectiles et d’armes diverses exhibés par la police comme le
laisserait entendre le titre de l’article. «Évidemment, cela nourrit chez
le public une perception biaisée, une image diffamatoire des manifestants qui
n’avaient, je le rappelle, commis aucun acte criminel au moment de leur
arrestation.» Et tout ça à partir d’un élément d’information qui s’est
révélé faux!
La situation
n’est pas meilleure dans Le Devoir du
29 avril 2002, souligne madame Lavigne-Huard. La journaliste Caroline Montpetit
accrédite aussi le lien entre les manifestants et l’individu armé quand elle
écrit: «Pour justifier son intervention, le SPVM a exhibé des armes
saisies parmi les manifestants: un pistolet de 9 mm, des boules de
billard, des cocktails Molotov, des briques et des masques à gaz.» La
journaliste invente même, puisqu’elle affirme que le pistolet ferait partie des
armes exhibées par le service de police!
Dans
The Gazette du 28 avril, la plaignante
constate le même amalgame: «The only protester still detained was a
man arrested in Dorchester Square with a 9 millimiter pistol, allegedly used to
fire shots in nearby Peel metro station earlier that evening.»
L’erreur se poursuit et s’embellit, puisque que
l’individu armé est maintenant arrêté au square Dorchester même, renforçant
ainsi faussement, le lien avec la manifestation.
Commentaires du mis en cause
Commentaires du journaliste de La
Presse, Raymond Gervais:
Raymond Gervais
note que la plainte de Mme Lavigne-Huard semble fondée sur un article du
journal Hour, sans toutefois qu’elle
ne précise sa date de publication. L’hebdomadaire paraît tous les jeudis
rappelle-t-il, alors que la manifestation a eu lieu un vendredi soir, la
conférence de presse de la police s’est tenu le lendemain, le samedi, et
l’article de La Presse est paru dans
l’édition du dimanche 28 avril 2002.
Quand la plaignante raconte cette histoire
de l’individu arrêté en possession d’un revolver de calibre 38, près d’une
station de métro, et n’ayant pas de lien avec les manifestants
anti-mondialisation du square Dorchester, elle a un avantage. Le recul. Parce
qu’à la conférence de presse du samedi donnée par le commandant André Durocher
de la police de la Ville de Montréal, il a bel et bien fait le lien entre
l’homme arrêté et la manifestation. C’est lui aussi qui a précisé que l’arme
était un calibre 9 mm, et qu’elle n’était pas exhibée parce que soumise à des
expertises balistiques. À ce moment-là, il n’y avait pas d’autres informations
disponibles aux journalistes, ni d’autres sources pour confirmer ou infirmer le
lien fait par le policier Durocher.
Commentaires
du journaliste de La Presse, Sébastien Rodrigue:
Le journaliste
précise d’entrée de jeu qu’il n’a pas couvert la manifestation du 26 avril. Il
a cependant fait le suivi dès le lendemain, son collègue Raymond Gervais
couvrant la conférence de presse de la police et lui, celle de la Ligue des
droits et libertés.
Sébastien Rodrigue estime que la couverture
de La Presse rapportait deux points
de vue différents et complémentaires sur cette manifestation.Ces points
de vues étaient ceux d’intervenants qui étaient sur les lieux, la police
faisant le lien que nous reproche de rapporter la plaignante, et la Ligue des
droits n’infirmant pas la version policière là-dessus. Dans les circonstances,
Sébastien Rodrigue estime que La Presse
a rapporté fidèlement les faits connus au moment de publier l’article.
Commentaires
du rédacteur en chef du Devoir, Jean-Robert Sansfaçon:
Le rédacteur en
chef du Devoir fait d’abord remarquer
que la journaliste Caroline Montpetit n’a pas écrit son article suite à la
conférence de presse de la police de Montréal du samedi 27 avril, mais après
celle du groupe organisateur de la manifestation, convoquée le lendemain. C’est
ce qui explique que le texte du Devoir publié
le lundi 29 avril, rapportait surtout les propos de Convergence
anti-capitaliste (CLAC) dénonçant les agissements de la police. Seul un court
passage faisait allusion à la conférence de presse des forces policières
expliquant le sens de leur action: «… le SPVM a exhibé des armes
saisies parmi les manifestants: un pistolet de 9 mm, des boules de
billard, des cocktails Molotov, des briques et des masques à gaz».
Le Devoir n’étant pas
publié le dimanche, Jean-Robert Sansfaçon estime que la journaliste était
justifiée de remettre dans le contexte, la conférence de presse de la CLAC.
N’ayant pu parler avec les représentants de la police pour «en savoir
davantage», la journaliste a repris de façon succincte l’information
rendue publique à ce moment par les forces de l’ordre, comme elle l’a fait
aussi avec le contenu de la déclaration de la Ligue des droits et libertés.
Contrairement à ce que prétend la
plaignante, Caroline Montpetit n’a pas «inventé elle aussi le lien entre
les manifestants et l’individu armé». N’ayant ni le temps ni les moyens
de faire enquête, et n’ayant aucune raison de penser que des éléments rapportés
par la police étaient «inexacts, faux ou cités hors contexte», elle
n’a fait que rendre compte des informations disponibles à ce moment-là. C’est
pourquoi M. Sansfaçon demande au Conseil de presse de rejeter la plainte de Mme
Lavigne-Huard.
Commentaires du rédacteur
en chef de The Gazette, Peter Stockland:
Peter Stockland accuse réception de la
plainte visant la journaliste Catherine Solyom et
The Gazette. Il dit ne pas comprendre pourquoi Gaël Lavigne-Huard a
attendu 11 mois pour porter plainte. Et dans la mesure où la plaignante ne
précise pas ce qu’elle souhaite que The
Gazette fasse, le rédacteur en chef avoue ne pas le savoir lui non plus.
Réplique du plaignant
Gaël
Lavigne-Huard reconnaît que sa plainte s’appuie sur un article du journal
Hour dont elle ne connaît
«malheureusement» pas la date de publication. Pour elle cependant,
ce fait ne devrait «avoir aucune incidence sur le bien-fondé de la
plainte et ne peut en aucune façon diminuer l’importance du fait qui y est
établi».
La plaignante
note ensuite que dans les explications reçues de
La Presse, les journalistes prétendent avoir essentiellement repris
les propos des policiers, plus particulièrement ceux du commandant Durocher.
Mme Lavigne-Huard considère que les journalistes sont autre chose que des
porte-voix, ils ont la responsabilité de traiter l’information, de l’analyser.
Dans le cas présent, elle va plus loin: Selon elle, l’écoute de la
conférence de presse de M. Durocher montre que les paroles que lui ont
attribuées les journalistes ne sont pas les siennes, que ce que le journal a
rapporté «ne sont pas les « affirmations originales », qu’elles
ne sont pas le rapport exact des paroles du commandant et que c’est finalement
le traitement de ces dires qui a induit les lecteurs en erreur». Si le
policier a bien traité de la manifestation et de l’arrestation d’un individu
armé dans la même conférence de presse, ce n’est pas lui, affirme la
plaignante, qui fait le lien entre les deux événements. Ce sont les
journalistes qui «déduisent» que l’homme armé est un manifestant.
Ce sont eux qui portent la responsabilité d’une justification
«frauduleuse» de l’intervention policière.
Concernant les
commentaires du rédacteur en chef du Devoir,
Gaël Lavigne-Huard note son affirmation à l’effet que «sa journaliste n’a
rien inventé d’elle-même, qu’elle n’a fait que rapporter les informations
largement diffusées depuis la veille». Pourtant, Caroline Montpetit
déduit bien «des informations largement diffusées», que le pistolet
a été saisi parmi les manifestants, et même qu’il a été exhibé! Or le
commandant Durocher n’a jamais affirmé que l’arme avait été saisie sur un
manifestant, et elle n’a jamais non plus été exhibée. «L’exclusivité de
cette évidente erreur lui appartient» et est symptomatique de la part de
la journaliste et du Devoir,
«d’un traitement douteux de l’information». Finalement, Mme
Lavigne-Huard souligne que même s’il est très probable que cette interprétation
erronée des faits ait été souhaitée par le commandant Durocher, cela
«n’exempte pas pour autant les journalistes de rapporter au plus près de
la vérité, et surtout sans extrapolation superflue ce qu’ils ont entendu ou
reçu».
En réponse aux
commentaires «succincts» de Peter Stockland et de
The Gazette, la plaignante précise que
le délai mis à faire parvenir sa plainte tient à plusieurs raisons:
horaire chargé, manque de connaissance des mécanismes de défense à la
disposition des citoyens, information incomplète et délicatesse de la tâche.
Pour ce qui est de l’objectif de la démarche,
il est simple: «Que The
Gazette, ainsi que les autres journaux impliqués, rectifient les faits en
dissociant clairement la manifestation du pistolet, par une nouvelle
publication, selon les normes du Conseil de presse.» Et qu’on n’objecte
pas que le temps enlève la pertinence d’une telle action. On ne doit pas
sous-estimer l’impact d’une information erronée sur les perceptions qu’ont les
gens de ce type de manifestations. Et des manifestations semblables, il y en a
eues depuis le 26 avril, et il y en aura d’autres à l’avenir. Le sujet est donc
toujours d’actualité!
Analyse
Mme Gaël Lavigne-Huard reproche à Raymond Gervais et Sébastien Rodrigue de La Presse, à Caroline Montpetit du Devoir et Catherine Solyom de la Gazette, leur manque de rigueur dans le traitement d’une information. Selon elle, tous sont coupables à des degrés divers, d’avoir fait un lien entre un individu arrêté en possession d’une arme à feu et la manifestation anti-mondialisation du 26 avril 2002.
En se basant sur un article publié plus tard par l’hebdomadaire Hour, la plaignante rappelle que l’individu arrêté par la police près du métro Peel était relié à un gang de rue, non à la manifestation; et que le pistolet confisqué n’était pas un 9 mm, mais un calibre 38. En publiant des informations fausses, les journalistes ont manqué à leur responsabilité dans le traitement et l’analyse de l’information, et les journaux qui les éditent, ont nui injustement à la réputation et à l’image des participants à la manifestation.
Dans sa réponse, le journaliste de La Presse qui a couvert la conférence de presse des policiers est formel: c’est le porte-parole du service de police lui-même, le commandant André Durocher, qui a fait ce lien entre l’individu armé appréhendé la veille et la manifestation. Dans son article pour The Gazette, Catherine Solyom qui a assisté également à la conférence de presse du SPVM, reprend la même information.
Caroline Montpetit du Devoir couvre le dimanche la conférence de presse du CLAC, le groupe organisateur de la manifestation. Elle doit résumer les événements au moment ou La Presse et The Gazette sont déjà en kiosque. N’ayant pas assisté elle-même au point de presse des policiers la veille, la journaliste reprend la nouvelle selon laquelle un pistolet fait partie des objets saisis par la police. Elle déduit même que puisque les armes saisies ont été exhibées, le pistolet l’a été aussi, ce qui n’est pas le cas.
Ceci étant dit, est-ce que les journalistes ont «inventé» le «manifestant armé» comme le prétend la plaignante? De l’avis du Conseil de presse, la réponse est non.
Malgré qu’elle affirme que «l’écoute» des propos tenus par le commandant Durocher confirme sa position, la plaignante ne produit aucune citation pertinente en preuve. Et non seulement elle n’accorde pas de valeur au témoignage de Raymond Gervais ou à l’article de Catherine Solyom qui établissent le policier comme source de la révélation au sujet du «manifestant armé», mais Mme Lavigne-Huard néglige complètement l’article du Hour, pourtant au fondement de sa plainte.
Dans son texte en effet, Martin Patriquin écrit: «At a press conference the next day, police claimed to have taken a 9 mm pistol from a protester near Peel metro station, about two blocks from the actual march». Donc, même un mois plus tard, le Hour du 23 mai 2002 confirme la version du journaliste Gervais, et contredit la plaignante.
Compte tenu de ce qui précède, et malgré le fait que «l’individu armé» n’ait pas été un «manifestant» comme l’ont rapporté tous les journaux incriminés, le Conseil rejette la plainte à ce sujet. L’erreur a été faite de bonne foi et les journalistes, à l’intérieur des contraintes de temps qui étaient les leurs, n’avaient pas d’autres versions des faits permettant de contredire le lien établi par la police elle-même.
De plus, le Conseil de presse considère qu’on ne peut accuser les journalistes d’avoir diffusé une information «diffamatoire» pour les citoyens présents au square Dorchester. En partie parce que le pistolet n’est pas la seule arme qui a été confisquée aux manifestants. Il y avait aussi des cocktails Molotov, des couteaux, de l’essence, des briques, des boules de billards. En partie aussi parce que de l’avis du Conseil, l’erreur concernant le lien entre l’arrestation d’un individu armé et la manifestation n’est pas le fait des médias, mais celui du service de police de la Ville de Montréal.
Le Conseil de presse ne saurait cependant conclure sans inviter les médias et les journalistes à la prudence dans leurs relations avec leurs sources, et au recours systématique à la contre-vérification de leurs informations.
Analyse de la décision
- C11A Erreur
- C11B Information inexacte
- C15A Manque de rigueur
- C15B Reprendre une information sans la vérifier
- C15C Information non établie
- C15E Fausse nouvelle/information
- C17D Discréditer/ridiculiser
- C17G Atteinte à l’image
- C18B Généralisation/insistance indue
- C18C Préjugés/stéréotypes
Date de l’appel
5 March 2004
Décision en appel
Les membres de la Commission ont conclu à
l’unanimité de maintenir la décision rendue en première instance.
Griefs pour l’appel
Mme Gaël Lavigne-Huard