Plaignant
M. Gary Arpin
Mis en cause
M. Michel J. Carter, président et chef de la direction, M.
Bernard Guérin, directeur général aux affaires juridiques / TQS, Le
réseau de télévision Télévision Quatre
Saisons, M. Maurice Myrand, président du conseil et COGECO inc.
Résumé de la plainte
M. Gary Arpin, journaliste au réseau
TQS, porte plainte contre Cogeco inc. et TQS pour ne pas
avoir diffusé le reportage qu’il avait réalisé à propos de la grève des
professionnels de l’information de Radio-Nord
en Abitibi. Il estime qu’il s’agit là d’un cas de censure et que le droit du
public à l’information et la liberté de la presse ont été bafoués au nom
d’intérêts commerciaux.
Griefs du plaignant
M. Gary Arpin, journaliste à TQS, avait été envoyé en
Abitibi pour produire deux reportages sur des conflits de travail: l’un à
la fonderie Noranda, où 500 travailleurs étaient en grève depuis 8 mois et
l’autre à Radio-Nord où 70 employés
étaient en grève depuis 3 mois. Selon M. Arpin, le conflit chez Radio-Nord
privait toute une région du Québec de nouvelles locales télévisées puisque Radio-Nord
possède les droits de diffusion des trois chaînes généralistes ( TQS, TVA,
Radio-Canada). Il estime que lorsqu’une région est en black-out
d’information au moment où une longue grève sévit chez le plus important
employeur de cette région, il s’agit d’une histoire qui
est d’intérêt public pour l’ensemble des
régions du Québec.
Le plaignant reproche à TQS de n’avoir diffusé que le
reportage sur la grève chez Noranda. Il affirme que le directeur de
l’information de l’époque, Yves Bombardier, avait déclaré au chef de pupitre
des équipes dédiées, Serge Ebacher, que la haute direction de Cogeco était
intervenue pour interdire la diffusion du reportage sur Radio-Nord.
Selon le plaignant, Yves Bombardier aurait dit que «les dirigeants de
Cogeco ne voulaient pas »indisposer » Radio-Nord, un
partenaire de TQS qui était, semble-t-il, en négociation pour le
renouvellement d’un partenariat». Il aurait rencontré par la suite la
vice-présidente du syndicat, Noémi Desrochers, qui lui demandait des
explications. Il lui aurait dit que «le reportage n’était plus d’intérêt
public et que de toute façon, ça
« chauffait trop » entre Radio-Nord et Cogeco».
M. Arpin estime que, «pris en souricière entre la
direction de Cogeco et le syndicat de TQS qui réclamait la diffusion du
reportage, l’équipe de direction de TQS qui avait, à l’origine, approuvé
les deux projets soutenait à présent que le reportage n’était plus d’intérêt
public», alors que TVA et SRC ont diffusé des reportages
sur le même sujet.
Pour le plaignant, il s’agit moins d’un cas d’ingérence de
la part de la haute direction de Cogeco que d’un «cas de censure pour des
intérêts bassement commerciaux». M. Arpin considère qu’«on a
brimé le droit du public à savoir au nom d’un droit de gérance», que le
geste de Cogeco, injustifié, constituait un abus de pouvoir, un manque de
respect et une trahison de son mandat; en ce sens, Cogeco se défile de ses
responsabilités et de ses engagements auprès du public.
Le plaignant considère que ce geste constitue également un
exemple de mauvaise gestion. La décision de censurer le reportage renversait,
selon lui, une série de décisions de l’équipe de direction et remettait en
cause la chaîne de commandement à TQS. Plusieurs cadres auraient été
forcés de mentir contre leur gré.
Commentaires du mis en cause
M. Bernard Guérin commence par déclarer que la plainte
aurait dû être normalement adressée à TQS inc. seulement, au lieu de
viser aussi Cogeco inc. puisque le plaignant est à l’emploi de TQS et
que «toutes les opérations reliées aux licences télévisuelles sont
regroupées dans cette dernière entité». Ils assurent que ni Cogeco, ni M.
Henri Audet ou Louis Audet ne sont impliqués dans les activités télévisuelles
de TQS ou dans les événements sur lesquels la plainte de M. Arpin
prétend être fondée.
Dans un deuxième temps, le mis-en-cause apporte une
correction à six affirmations mentionnées dans la plainte de M. Arpin.
Ainsi, à l’affirmation selon laquelle «une région
complète du Québec se retrouve en black out d’information», les
mis-en-cause répondent qu’il existe en Abitibi plusieurs autres sources
d’information (SRC Radio, deux stations du groupe Énergie, les
hebdomadaires La Frontière et l’Écho, et une journaliste
caméraman de la SRC).
Le mis-en-cause explique qu’après avoir approuvé la
production du reportage, le vice-président programmation et exploitation et le
directeur de l’information «ont réévalué la pertinence de diffuser le
reportage puisque l’intérêt public n’était plus prédominant et que TQS
ne couvrait jamais le déroulement de conflits de travail». La haute
direction de Cogeco ne serait donc jamais intervenue dans ce dossier, selon
eux.
Comme le plaignant écrivait à propos du directeur de
l’information, Yves Bombardier, qu’« il [avait] dit que le reportage
n’était plus d’intérêt et que de toute façon, ça chauffait trop entre Radio-Nord
et Cogeco», le mis-en-cause répond qu’après vérification auprès de
M.Bombardier, celui-ci leur avait affirmé n’avoir fait aucune déclaration
de cette nature.
«TVA et la SRC ont bien diffusé des
reportages sur le même sujet», acquiescent les mis-en-cause, mais, selon
eux, le conflit de travail à Radio-Nord ne constituait qu’un des
nombreux éléments des reportages qui portaient sur l’ensemble des conflits et
de leurs impacts en Abitibi.
Selon le mis-en-cause, la décision d’interdire la diffusion
du reportage faisait suite à une réévaluation de l’intérêt public à la lumière
des nouvelles informations fournies par le chef de pupitre et le directeur de
l’information. Le mis-en-cause conclu cette partie en déclarant que «la
politique suivie par TQS est d’éviter de parler d’un conflit de travail
tant qu’il n’est pas terminé par crainte de favoriser l’une ou l’autre des
parties en conflit ».
Dans une seconde partie de leurs commentaires, le
mis-en-cause présente une mise en contexte des événements. Il explique que
lorsque TQS avait identifié le conflit de travail à Radio-Nord
comme sujet de reportage, elle avait retenu prioritairement un autre sujet
concernant les conflits humains pouvant survenir dans les familles de
travailleurs à l’occasion d’une grève dans une fonderie dans la région
d’Abitibi. La direction de l’information aurait déterminé que le reportage sur Radio-Nord
pouvait présenter a priori un certain intérêt public qui viendrait s’ajouter au
reportage prioritaire puisque le conflit de travail à Radio-Nord se
trouvait dans la même région et qu’il visait l’absence possible d’information
locale à la télévision.
Le mis-en-cause atteste que par la suite, les membres de la
direction de l’information de TQS se sont concertés de nouveau et ont
déterminé qu’il était «préférable éditorialement» de se concentrer
sur le reportage traitant de conflits humains découlant de la grève à la
fonderie plutôt que de traiter de la seule question du conflit de travail à Radio-Nord.
Et d’ajouter que, comme plusieurs sources d’information disponibles en Abitibi,
ainsi que les autres stations de la SRC et de TVA, avaient déjà
traité du sujet, il n’y avait donc plus d’intérêt pour les stations du réseau
de TQS.
Selon le mis-en-cause, bien que Yves Bombardier ait informé
le chef de pupitre, M. Ebacher, de la décision d’annuler, celui-ci a quand
même, de son propre chef et contrairement aux décisions de la direction, choisi
de laisser le journaliste poursuivre la production du reportage pour justifier
que ce dernier était d’intérêt public.
Par ailleurs, dans une dernière partie, le mis-en-cause
rappelle le droit de gérance et la liberté éditoriale dont jouit la direction
de l’information du réseau. Ces droits sont, rappellent-ils, énumérés dans les
différentes conventions collectives.
Le mis-en-cause
déclare qu’il s’agit essentiellement d’une prérogative de la direction de
l’information de décider de produire ou de ne pas produire un reportage, et si
un reportage est produit, de décider, en dernier ressort, de le diffuser ou
non. Dans le présent cas, il ne considère pas qu’il s’agisse d’une question
ayant trait à la liberté de la presse où des journalistes auraient été empêchés
de couvrir un événement.
Il conclu que l’absence d’intérêt public et la politique
concernant le traitement des conflits de travail justifiaient amplement la
décision de ne pas diffuser le reportage. Par ailleurs, il est d’avis que peu
importe que le reportage soit d’intérêt public ou non, cette décision relevait
de la seule discrétion éditoriale de TQS et qu’un journaliste ne peut
invoquer le droit du public à l’information lorsque le diffuseur choisit de ne
pas aborder une nouvelle.
Réplique du plaignant
Le plaignant répond à chacun des commentaires des
mis-en-cause.
Pour M. Arpin, il est totalement justifié que la plainte soit
adressée aussi à l’encontre de Cogeco, dans la mesure où, d’une part, celui-ci
est propriétaire à 60 % du réseau TQS inc. et où, d’autre part,
l’ingérence et la censure proviennent de la direction de Cogeco.
Le plaignant atteste
qu’ «un ou des dirigeants de Cogeco est (sont) impliqué(s) dans les
événements qui ont mené à cette plainte» mais qu’il ne vise ni Henri
Audet ni Louis Audet personnellement.
Alors que les mis-en-cause ont nié le black-out
d’information invoqué par le plaignant, puisqu’il existait d’autres sources
d’information, celui-ci rappelle que, dans sa plainte, il était question de la
privation pour toute une région de nouvelles télévisuelles. Considérant que
plus de 60 % des Québécois ont, comme première source d’information, la télévision,
il estime que ce n’est pas exagéré que de prétendre qu’il y a eu black-out
d’information dans cette région.
Aux affirmations selon lesquelles Cogeco n’était pas
intervenue, le plaignant répond que le chef de pupitre de l’époque, Serge
Ebacher, et la vice-présidente du syndicat, Noémi Desrochers, peuvent témoigner
des propos du directeur de l’information tels que cités dans la plainte.
Le plaignant continue à croire que le conflit de travail de Radio-Nord
était d’intérêt public au même titre que le conflit chez Noranda. Il se
demande:«Pourquoi ce dernier conflit de travail était-il plus
d’intérêt public que le premier? Comment peut-on dire qu’il y avait une
politique relativement aux conflits de travail pour justifier le retrait du
reportage de Radio-Nord alors que dans le même souffle, on diffusait
celui de Noranda? » En outre, alors que les mis-en-cause prétendent que le VP
information et le directeur de l’information ont réévalué la pertinence de
diffuser le reportage puisque l’intérêt n’était plus prédominant, le plaignant
s’interroge sur les motifs et les bases de cette réévaluation. À la lumière de
quelles «nouvelles informations» ont-ils réévalué? Il affirme que
celle-ci s’est faite à la suite d’une directive émanant de Cogeco.
Il cite ensuite Noémi Desrochers comme témoin potentiel pour
confirmer qu’ Yves Bombardier a bien dit que «ça chauffait trop entre Radio-Nord
et Cogeco».
Quant à la politique de la chaîne qui consisterait à éviter
de traiter d’un conflit de travail tant qu’il n’est pas terminé, le plaignant
affirme que c’est bien la première fois qu’il en entend parler et qu’en outre,
les récents conflits chez Vidéotron, Radio-Canada et Bombardier ont fait
l’objet d’une couverture exhaustive à TQS. Et pour répondre à la crainte
invoquée par les mis-en-cause de favoriser l’une ou l’autre des parties, il
assure que quand le travail journalistique est bien fait, aucune des parties
n’est favorisée.
M. Arpin dit qu’il est faux de prétendre que le reportage de
Noranda était prioritaire sur celui de Radio-Nord, car l’un ou l’autre
des sujets, seul, ne justifiait pas l’envoi de toute une équipe de reportage.
«Pourquoi soudainement l’un est plus important que l’autre?»
Le plaignant affirme relever une autre contradiction:
alors que les mis-en-cause soutiennent que le reportage n’était plus d’intérêt
public parce que plusieurs médias avaient traité de la nouvelle, le plaignant
soulève la question du reportage sur Noranda. Pourquoi Noranda conservait un
intérêt public alors que les mêmes médias avaient aussi traité de ce conflit?
Par ailleurs, il précise que TQS avait été le premier
des trois réseaux à se rendre sur place et détenait donc «l’avantage
compétitif». C’est même leur présence là-bas qui avait alerté les autres.
Pourquoi, tout à coup, n’y avait-il plus d’intérêt pour les stations du réseau TQS,
soulève le plaignant?
M. Arpin prétend qu’incrédules face à la décision annoncée
par le directeur de l’information, ils avaient quand même produit le reportage
afin de vendre l’idée de le diffuser. À sa connaissance, le reportage n’a
jamais été visionné par la direction.
Il reconnaît le droit de gérance et la liberté éditoriale à
la direction. Toutefois, il considère que «les décisions initiales de la
direction ont été renversées par Cogecosans appel».
Enfin, le plaignant réitère que le droit du public à savoir
a été brimé pour de «basses raisons commerciales», ce qui trahit
les engagements de TQS auprès du CRTC et de ses divers publics.
Analyse
Lors de l’examen des dossiers qui lui sont soumis, le Conseil de presse du Québec tient compte des différentes juridictions dont relèvent les matières portées à son attention. En cas de possibilité de chevauchement, le Conseil rappelle que ses décisions relèvent toujours et exclusivement de la sphère de l’éthique journalistique.
C’est dans ce cadre qu’a été considéré le cas du mis-en-cause principal, TQS. Son représentant invoquait le droit de gérance et la liberté éditoriale, dont jouit normalement la direction de l’information du réseau, pour expliquer et défendre ses décisions contestées par le plaignant.
Le Conseil de presse a pris en compte ces arguments ainsi que les positions respectives des parties. Après examen, le Conseil arrive à la conclusion que, d’une part, les mis-en-cause pouvaient légitimement invoquer, comme ils l’ont fait, des motifs de droit de gérance et de relations de travail pour justifier leur décision et leur conduite dans les circonstances. D’autre part, certains aspects du présent dossier relevaient également et en même temps du droit du public à l’information.
Or, à ce chapitre, la déontologie du Conseil de presse indique que pour être libres, les médias et les professionnels de l’information ne doivent être assujettis à aucune forme de pouvoir extérieur; mais qu’ils doivent en contrepartie s’assurer également qu’ils ne deviennent pas eux-mêmes une menace au droit du public à l’information.
Les décisions concernant l’orientation, la programmation, le choix du personnel et les affectations des journalistes relèvent de la direction des salles de rédaction des médias. Mais elles ne doivent pas avoir comme but, ni comme conséquence, de priver le public d’une information à laquelle il a droit.
Comme les mis-en-cause invoquaient justement la faible valeur de l’intérêt public du reportage, objet de la contestation et soumis par le plaignant, l e Conseil a procédé à son visionnement et en est arrivé à un avis différent de celui des mis-en-cause. Sans se prononcer autrement sur sa qualité générale, le reportage de M. Gary Arpin est apparu, aux yeux du Conseil de presse, comme présentant un contenu sans contredit d’intérêt public.
Au surplus, le Conseil s’est étonné d’un second argument invoqué par le réseau TQS pour ne pas diffuser le reportage en cause, argument à l’effet que le média ne couvrait pas de conflit de travail en cours. Pourtant, force est de constater que l’autre reportage que le journaliste Gary Arpin était allé produire en Abitibi, et qui portait justement sur un autre conflit de travail en cours, venait d’être diffusé par le réseau TQS.
Ainsi, nonobstant le droit de gérance reconnu aux mis-en-cause et les motifs internes ayant présidé la décision de l’entreprise, et même s’il n’y a pas eu absence totale (black-out) de services d’information en Abitibi, le Conseil de presse a estimé que les décisions d’entreprise de TQS avaient eu pour effet de priver la population d’un reportage d’intérêt public, portant ainsi atteinte au droit du public à l’information.
Le Conseil de presse ne peut donc, dans les circonstances, que déplorer cet état de fait et retenir partiellement la plainte contre le réseau TQS et sa direction sur la seule base de l’atteinte au droit du public à l’information.
En ce qui concerne le second mis-en-cause, Cogeco Inc., le Conseil a considéré que même si les griefs déposés contre l’entreprise pouvaient être vraisemblables, ils n’ont aucunement été démontrés par le plaignant. Ainsi, les retenir équivaudrait à faire un procès d’intention aux dirigeants de Cogeco en présumant qu’ils sont intervenus pour que TQS retienne ou censure certaines informations. Puisque les griefs d’ingérence de la part de la direction de Cogeco Inc. n’ont pas été démontrés, aucun blâme n’a donc été retenu, sur cet aspect.
Analyse de la décision
- C02A Choix et importance de la couverture
- C02B Moment de publication/diffusion
- C06D Ingérence extérieure dans la rédaction
- C06G Ingérence de la direction du média
- C06H Affectation des journalistes
- C07A Entrave à la diffusion/distribution
- C22C Intérêts financiers
- C22H Détourner la presse de ses fins