Plaignant
Mme Hélène Poirier
Mis en cause
Mme Isabelle Mathieu, journaliste, M. Yves Bellefleur, rédacteur en chef, M. Alain Dubuc, président-éditeur et le quotidien et Le Soleil
Résumé de la plainte
Mme Hélène Poirier porte plainte à l’endroit du quotidien Le Soleil pour la parution, le 5 août 2002, d’un article concernant un accident d’escalade qui a coûté la vie à deux personnes, dont sa sœur, Lucie Poirier. Elle reproche à la journaliste Isabelle Mathieu et au rédacteur en chef Yves Bellefleur, d’avoir publié l’article rapportant la mort de sa sœur, avant même que la famille de la victime n’ait été prévenue du drame par les autorités policières.
Griefs du plaignant
Hélène Poirier reproche au journal d’avoir fait mention dans l’article des noms des victimes et d’accompagner celui-ci d’une photographie couleur les identifiant clairement, et ceci avant même que la police ait réussi à joindre la famille immédiate d’une des victimes. Selon elle, la journaliste Isabelle Mathieu, en toute connaissance de cause, précise qu’au moment de la rédaction de l’article, la Sûreté du Québec du district de Chicoutimi n’avait pas encore révélé l’identité des victimes, mais que le directeur du Parc Saguenay, lieu du drame, avait confirmé que seulement deux grimpeurs étaient inscrits sur le site pour le week-end. Elle estime que Le Soleil détenait alors, de façon privilégiée, les noms des deux victimes, puisqu’il avait publié la veille, soit le 4 août 2002, un article sur le couple partant en expédition d’escalade au Parc Saguenay durant le week-end.
Elle présume qu’au moment de mettre sous presse l’édition du 5 août 2002, le rédacteur en chef a autorisé la parution de l’article sans tenir compte de l’absence de confirmation des noms des victimes par les autorités policières, considérant que la Sûreté du Québec aurait le temps de « faire son travail » avant l’heure de livraison du journal. Et la plaignante de relever qu’il s’est trompé puisque la police n’a pu rejoindre le père de Lucie Poirier que vers 7h00, le matin du 5 août 2002. Or, à ce moment-là, l’édition du Soleil était déjà disponible au public et à la presse.
Mme Poirier affirme que lors d’un entretien téléphonique qu’elle a eu avec lui, le 7 août 2002, M.Bellefleur a tenté d’expliquer son geste, en spécifiant que cette initiative ne contrevenait pas à l’éthique de sa profession: « N’importe qui aurait fait de même. » Il aurait blâmé plutôt les policiers de n’avoir pas rejoint sa famille durant la nuit.
Elle évoque une autre conséquence de cette « précipitation à identifier les victimes » que celle où ses parents et l’ensemble de la famille ont failli apprendre la tragédie par la page
couverture du quotidien. En effet, le réseau LCN aurait repris la photographie et le texte pour étayer un reportage diffusé au bulletin de nouvelles du matin du 5 août. La plaignante estime qu’il s’en est fallu de peu pour que ses parents qui regardent le bulletin matinal de façon quotidienne, ne tombent sur le reportage de LCN avant que les policiers leur aient appris la nouvelle.
La plaignante considère que les membres de sa famille ont été consternés et outrés par le manque de respect qui leur a été manifesté. Elle précise que si les responsables du réseau
LCN se sont excusés de leur bévue, il n’en a rien été de M. Bellefleur. Alors que M. Dubuc,
éditeur du Soleil, lui aurait promis par téléphone de vérifier si son personnel avait agi sans contrevenir à l’éthique journalistique, il ne l’aurait pas rappelée.
Elle souhaite, par cette plainte, que Le Soleil et les autres médias auront à cœur de présenter les informations avec plus de respect envers les familles éplorées et la réputation des victimes « pour éviter que des parents soient affligés par l’ultime souffrance d’apprendre par les médias, le décès de leur enfantbien-aimé ». Et de citer la jurisprudence du Conseil (Décision 1984-01-005) pour appuyer sa requête.
Commentaires du mis en cause
Selon le mis-en-cause, la plainte de Mme Poirier est irrecevable, car contrairement à ce que celle-ci affirme, Le Soleil a offert à ses lecteurs une couverture respectueuse et humaine de ce drame.
M. Bellefleur rappelle alors le contexte: Le Soleil avait interrogé les deux alpinistes, Lucie Poirier et Jacques Veillette, en vue d’un reportage sur leur aventure, paru le dimanche 4 août. Or lorsque le journal a appris, ce même dimanche, tard en soirée, qu’un accident était arrivé à cap Trinité, dans le Parc Saguenay, il aurait obtenu de nouveau l’assurance des autorités que les deux alpinistes étaient les seuls à avoir escaladé cette falaise au cours de la fin de semaine. De plus, le mis-en-cause prétend avoir obtenu confirmation de l’identité des deux alpinistes décédés de source autre que policière.
Il considère qu’en cas contraire, l’éthique journalistique leur aurait commandé de ne pas publier les noms des victimes, encore moins leur photo. Il n’y aurait eu, de leur part, aucune précipitation à identifier les victimes.
M. Bellefleur ajoute que, « comme les corps des alpinistes avaient été repérés le dimanche, vers 15 h 00 et récupérés en début de soirée, jamais il ne [leur] est venu à l’esprit, dans l’énervement de l’heure de tombée de l’édition finale, que les familles immédiates des victimes ne puissent être jointes par la police avant le lundi matin ».
Il assure que le journal regrette que les familles des victimes n’aient été averties du tragique accident que le lundi matin, tout juste avant que les réseaux de télévision ne reprennent le reportage du Soleil. Il atteste s’être excusé personnellement auprès de Hélène Poirier et prétend, enfin, que lors des entretiens privés que le Soleil a pu
avoir avec la tante, la mère et le père de Lucie Poirier, aucune de ces personnes n’a reproché au journal d’avoir manqué de respect ou de compassion envers les familles des victimes.
Réplique du plaignant
Mme Hélène Poirier dit ne remettre en doute, à aucun moment, la véracité et l’exactitude de l’information publiée dans l’édition du Soleil du 5 août, ni même la fiabilité, le choix ou la procédure de confirmation des sources utilisées pour les fins de rédaction de l’article. Elle déclare que sa plainte a pour objet le moment où les informations sur l’identité des victimes ont été publiées. En effet, c’est en rendant public le nom des victimes dans un délai de quelques heures après leur identification par la police que, selon elle, le journal a fait preuve de précipitation.
Elle estime qu’il n’est pas rare que les médias doivent attendre plusieurs heures avant que les autorités policières ne confirment les noms des victimes, tant que les proches n’ont pas été rejoints. Elle cite alors, pour appuyer ses propos, l’exemple récent des trois alpinistes disparus dans l’ouest canadien. Elle affirme que dix jours après qu’on ait signalé leur
disparition, Le Soleil, dans son édition du 16 août 2003, ne pouvait que mentionner « qu’une citoyenne française » figurait parmi les disparus. Selon la plaignante, son nom n’avait pas été révélé du fait que les proches n’étaient pas encore au courant, et ce, une semaine après le drame.
En outre, elle considère que, dans le type d’accident qui a coûté la vie à sa sœur, l’accès aux victimes est ardu, et que, de ce fait, les interventions de sauvetage, effectuées la nuit, nécessitent du matériel, des ressources spécialisées et du temps. Selon la plaignante, bien que Lucie Poirier et son conjoint aient été repérés dans l’après-midi, la police a mis plusieurs heures avant d’avoir accès aux documents relevant leur identité.
Hélène Poirier se demande alors «pourquoi l’expérience professionnelle de M. Bellefleur, qui doit pourtant être habitué à couvrir de tels événements, ne lui a pas dicté de retenir
l’information dont il disposait par respect pour les familles». Elle cite alors une phrase extraite des commentaires du rédacteur en chef pour fournir une explication potentielle: « jamais il ne nous est venu à l’esprit, dans l’énervement de l’heure de tombée de notre édition finale […] ». Selon elle, le mot «énervement» utilisé par le mis-en-cause, trahit son manquement à l’éthique journalistique. Elle estime difficile à croire que le rédacteur en chef d’un journal à grand tirage comme Le Soleil puisse succomber à l’énervement de l’heure de tombée et que ce soit jugé moralement acceptable.
Enfin, comme M. Bellefleur laisse entendre que les autres membres de sa famille n’ont pas été outrés tel qu’elle le prétend, elle joint à sa réplique des lettres de sa mère et de son père pour montrer leur soutien et la réalité de l’outrage subi.
COMPLÉMENTS À LA RÉPLIQUE
– Mme Diane Faucher, mère de la plaignante et de l’une des victimes, raconte comment elle a vécu la nouvelle de la mort de sa fille: elle l’aurait appris de son frère qui venait de voir la photo de Lucie et de son conjoint et entendu la nouvelle quelques minutes avant qu’elle regarde elle-même les nouvelles télévisées du matin. Elle confie le désarroi et les doutes ressentis à ce moment-là. « Comment se faisait-il que tous les médias étaient au courant avant nous? », s’interroge-t-elle.
Elle prétend ne pas avoir été au courant du premier article du 4 août, car Lucie ne lui en avait pas parlé. Elle ne comprenait pas l’utilisation de ces photographies. Elle estime que la priorité, dans ce genre de situation, reste de prévenir toute la famille pour éviter qu’ils
n’apprennent le drame par les médias.
Par ailleurs, Mme Faucher reconnaît à la journaliste Alexandra Perron, du Soleil, son travail de qualité dans le reportage du 4 août que celle-ci avait fait sur les deux victimes. Par contre, se méfiant de ce qui pourrait être dit ou déformé dans les médias, les jours suivant l’accident, elle s’avoue consternée par la publication dans Le Soleil, le 10 août 2002, d’une caricature «de mauvais goût» illustrant Lucie Poirier et son conjoint.
En outre, elle souligne que dans ses commentaires, M. Bellefleur a menti : jamais Le Soleil ne s’est entretenu avec elle privément. Elle souhaite, enfin, que « jamais d’autres familles n’aient à subir l’horreur de lire et/ou d’entendre annoncer le décès d’un des leurs, avant d’avoir été averties par la police, car elle seule est habilitée à le faire».
– M. Mario Poirier, père d’Hélène et Lucie Poirier, atteste avoir appris la nouvelle de la mort de sa fille, en regardant le bulletin de 7 heures AM au canal RDI. En fait, même si les victimes n’étaient pas identifiées, Lucie Poirier l’avait prévenu qu’elle tenterait l’escalade du cap Trinité, ce qui a directement conduit M. Poirier à contacter les agents de la Sûreté du Québec. Ce sont les agents de Chicoutimi qui l’ont rappelé pour confirmer la nouvelle quelques minutes plus tard.
Il tient, ensuite, à préciser que lorsqu’il a parlé avec Mme Alexandra Perron en début de soirée le 5 août 2002, c’était pour la remercier de son reportage du 4 août. Il prétend ne pas avoir été encore au courant de la couverture que Le Soleil avait fait de l’accident. De ce fait, il encourage M. Bellefleur à s’informer davantage auprès de ses journalistes «avant d’interpréter à son avantage le silence des autres».
En revanche, il remercie toutes les personnes du Soleil, qui, une fois les familles informées, ont couvert l’événement avec professionnalisme.
Enfin, il invite le Conseil de presse à amener les journalistes à ne rien publier ou diffuser tant que les autorités de police ne confirment que les familles immédiates des victimes ont été informées.
Analyse
Les drames humains et les faits divers qui relèvent de la vie privée sont des sujets particulièrement délicats à traiter à cause de leur caractère pénible tant pour les victimes que pour leurs proches et, souvent, pour le public. Les médias doivent donc prendre de grandes précautions et faire preuve d’un grand discernement en les rapportant, notamment en ce qui a trait à l’identification des victimes. Celle-ci devrait être strictement évitée lorsque les proches n’en ont pas été prévenus.
La plaignante reproche au journal d’avoir publié un article rapportant la mort de sa sœur, accompagné d’une photographie qui identifie les victimes, alors que les membres de sa famille n’avaient pas encore été informés du drame par les autorités compétentes.
À la lecture de l’article, le Conseil n’a pu que constater que le journal savait que l’identité des victimes n’avait pas été encore formellement confirmée et que, donc, les familles n’avaient pas été prévenues. C’est donc consciemment que le rédacteur en chef a autorisé la publication de l’article de Mme Matthieu, «dans l’énervement de l’heure de tombéede l’édition finale », justifie-t-il.
Même si les familles des victimes n’ont pas appris la nouvelle via Le Soleil, elles l’ont plus ou moins appris par l’intermédiaire des autres médias. Or, c’est bien ce quotidien de Québec qui est à l’origine de toute la couverture médiatique, autorisant les autres médias à l’utilisation de ses informations. Il en est donc indirectement responsable. Sans mettre en doute la bonne foi des responsables du Soleil dans ce contexte, le Conseil estime néanmoins qu’il aurait été hautement préférable que les familles aient été prioritairement prévenues.
Décision
Pour ces raisons, le Conseil a décidé de retenir la plainte à l’endroit de la journaliste Isabelle Matthieu, de son rédacteur en chef, Yves Bellefleur et du quotidien Le Soleil.
Analyse de la décision
- C02B Moment de publication/diffusion
- C16B Divulgation de l’identité/photo
- C16G Manque d’égards envers les victimes/proches
Date de l’appel
4 June 2004
Décision en appel
Après examen et délibérations, les membres de la Commission
ont conclu à l’unanimité de maintenir la décision rendue en première instance,
s’appuyant en cela sur la déontologie du Conseil élaborée dans le document
Droits et responsabilités de la presse.
Griefs pour l’appel
M. Yves Bellefleur et
Le Soleil