Plaignant
Mme Annie B. Boucher
Mis en cause
Mme Sue Montgomery, journaliste, M. Peter
Stockland, rédacteur en chef, M.
Georges Kalogerakis, éditeur (city editor)
et le quotidien The Gazette
Résumé de la plainte
Mme Annie B. Boucher porte plainte contre
la journaliste Sue Montgomery du quotidien montréalais
The Gazette pour avoir fait une représentation inappropriée des
personnes qui sont ou qui ont séjourné en familles d’accueil, de même que des
familles biologiques de ces personnes. Dans un article paru dans le quotidien
The Gazette du 27 octobre 2003, elle
aurait véhiculé des stéréotypes blessants et réducteurs des personnes ayant
recours aux services sociaux.
Griefs du plaignant
Mme Annie B. Boucher reproche à la
journaliste Sue Montgomery du quotidien montréalais
TheGazette d’avoir catégorisé (
characterization) indûment des personnes qui sont actuellement, ou
qui ont séjourné, en familles d’accueil, de même que leurs familles
biologiques. Dans The Gazette du 27
octobre 2003, Mme Montgomery a fait référence à des enfants en famille
d’accueil en les traitant de « rejets de la société » (
society’s cast-offs) et à leurs parents en terme de «perdus »
(screw-ups). Elle a donc propagé des
stéréotypes blessants et réducteurs sur les personnes ayant recours aux
services sociaux.
Pour la plaignante, Mme Montgomery livre
des informations inexactes au sujet des lois québécoises sur l’adoption,
laissant entendre qu’on ne devrait pas tenir compte des droits des parents
naturels. La journaliste livrerait également des informations trompeuses au
sujet de la rémunération des familles d’accueil, laissant croire que celle-ci
est inadéquate.
Mme Boucher ajoute que cet article lui a
fait tort personnellement, portant atteinte en même temps à sa tranquillité
d’esprit et à sa réputation personnelle et professionnelle. La plaignante
n’avait jamais cru que c’était quelque chose dont elle devait être gênée. En
procédant ainsi, la journaliste a porté atteinte à la réputation de toutes les
personnes qui ont été, qui sont et qui seront hébergées à l’avenir en familles
d’accueil. De plus, la journalise a fait du tort aux parents biologiques, des
personnes déjà en situation de crise, et elle a sans doute fait augmenter leur
niveau de méfiance à l’égard des placements en famille d’accueil; sans parler
de la nuisance aux efforts de recrutement de telles familles.
La plaignante a également été offensée par
la manière dont la journaliste a traité à la légère la récente béatification de
Mère Teresa de Calcutta. En tant que catholique, la plaignante estime que ce
qui a été écrit aurait dû être censuré.
Mme Boucher indique qu’elle a écrit à Mme
Montgomery et à son éditeur pour expliquer ses préoccupations en regard de
l’article et pour réclamer des excuses et une rectification de leurs
affirmations blessantes et incendiaires. On lui a offert en retour de discuter
du point de vue de Mme Montgomery (to
discuss Ms. Montgomery’s perspective). La plaignante en conclut que
TheGazette est prête à justifier
la légitimité de cet article blessant et ordurier.
La plaignante se dit convaincue que des
lois doivent interdire de propager des stéréotypes haineux, d’exacerber
volontairement les préjugés sur les maladies, les traumas psychologiques et les
crises chez certaines personnes, plus spécialement chez celles qui sont dans
cette situation à cause du système de service social actuel. Elle se dit
également convaincue que des lois doivent interdire de faire de la
désinformation au sujet des contrats de service avec le gouvernement. Selon la
plaignante, il y a sûrement quelque chose, ne serait-ce que des règles
d’éthique professionnelle, qui empêchent de ridiculiser les droits religieux.
Mme Boucher termine en indiquant qu’elle
pourrait disserter longuement sur tout ce qui apparaît incorrect dans l’article
de Mme Montgomery et sur le tort qu’il a causé. Pour elle, on n’a qu’à le lire
pour constater qu’il s’agissait d’un « fusil chargé pointé sur des gens qui ont
souffert dans leur vie et qui sont ainsi marginalisés ».
Commentaires du mis en cause
Commentaires de l’éditeur (city editor) de The
Gazette, M. Georges Kalogerakis:
M. Kalogerakis affirme son soutien à
l’article contesté. Mme Montgomery a fait sa recherche, a parlé aux différents
organismes et a préparé un article présentant une image réaliste de la
situation. On doit le lire pour ce qu’il est : un regard sur la difficile
situation d’une famille d’accueil. Ce n’était pas, comme le prétend Mme
Boucher, une tentative de diffamation ou d’atteinte à sa réputation. Son nom
n’apparaît pas dans l’article.
La question des familles d’accueil est un
sujet sensible et comporte plusieurs facettes. L’article de Mme Montgomery
portait spécifiquement sur les familles d’accueil et non sur les bons et
mauvais côtés du système. Ces sujets ont déjà été traités par le passé.
Selon M. Kalogerakis, la plainte de Mme
Boucher contient aussi quelques erreurs. Par exemple, quand la journaliste
utilise le mot « screw-ups » elle ne
parle pas des enfants mais des erreurs commises par les parents biologiques. Il
n’y a pas non plus d’intention d’offenser les catholiques par cette allusion à
quelqu’un qui vient d’être béatifié; il ne s’agissait alors que d’une figure de
style. L’éditeur termine en indiquant qu’à sa réponse à la plainte sont annexés
celle de Mme Montgomery ainsi que les échanges par courriel avec Mme Boucher.
Commentaires de Mme Sue Montgomery,
journaliste:
Mme Montgomery annonce qu’elle va répondre
aux griefs de la plaignante point par point.
Si elle a fait référence aux enfants en
famille d’accueil en terme de « laissés pour compte de la société » (
society’s cast-offs), c’est parce que
c’est ce qu’ils sont. Notre société ne veut pas en prendre soin, il n’y a pas
de services adéquats pour eux ni pour leurs familles, et la plupart des gens considèrent
que ce n’est pas leur problème.
La journaliste rapporte qu’au cours de sa
recherche, elle a discuté de l’utilisation de ce mot avec la directrice du
programme de familles d’accueil, Mme Leigh Johnston, qui ne voyait rien de mal
à cela et qui était même d’accord. Après plusieurs années de travail en
compagnie de ces enfants, elle peut témoigner combien ces enfants manquent de
stabilité dans leur vie parce que peu de personnes vont s’en rendre
responsables. Mme Montgomery explique ensuite l’expression «
other
parents’
screw-up»
: elle faisait référence à ce que les parents font et qui perturbent (
mess-up) leurs enfants; et plus
spécialement – ce qu’elle précisait dans son article – prendre des drogues
durant la grossesse ou infliger des sévices physiques et psychologiques à ses
enfants. En aucune façon elle n’a voulu laisser entendre que c’étaient les
enfants qui étaient les «
screw-ups ».
Elle ajoute que lorsqu’elle fait référence
aux lois concernant l’adoption au Québec, elle cite alors Mme Duknic qui dit
que la loi lui « semble » prendre davantage l’intérêt des parents que celui des
enfants; et que ce n’est donc pas elle qui fait cette affirmation. De plus,
toutes les personnes travaillant dans le domaine à qui elle a parlé ont la même
version.
Quand la journaliste dit que les personnes
préféreraient remplir les tablettes chez Wal-Mart, elle fait spécifiquement
référence au travail de Mme Duknic, soit les services d’accueil d’urgence.
C’est un travail dur qui n’apporte que peu en retour. Mais elle aime cela.
C’est pourquoi la journaliste écrit qu’elle devrait être béatifiée. Il s’agit
d’une tournure de phrase souvent utilisée à l’écrit, comme lorsqu’on dit «
c’est une sainte ». Elle ne voit donc pas comment cela pourrait offenser les
catholiques.
Mme Montgomery ne voit pas non plus comment
son article pouvait porter atteinte à la réputation de Mme Boucher, que ce soit
sur le plan personnel ou professionnel. Elle n’est pas mentionnée dans
l’article. À nulle part n’est-il écrit que les enfants des familles d’accueil
devraient avoir honte de ce qu’ils sont. Au contraire, elle a plutôt décrit
comment leur vie était difficile et elle a blâmé la société de ne pas en
prendre suffisamment soin.
La journaliste a, par ailleurs, répondu au
courrier électronique de Mme Boucher, l’invitant à lui téléphoner pour discuter
de ce qui la préoccupait, ou de lui communiquer un numéro de téléphone où elle
pourrait l’appeler, mais la plaignante n’a pas accepté l’invitation. La
journaliste constate avec intérêt que de tous les courriels qu’elle a reçus au
sujet de cet article, celui de Mme Boucher est le seul qui était négatif.
Plusieurs ont dit qu’ils avaient été remués et certains ont même demandé qui
contacter pour devenir famille d’accueil.
Mme Montgomery dit avoir ensuite communiqué
avec un des centres Batshaw pour savoir si quelqu’un connaissait Mme Boucher,
et demander un avis pour amener Mme Boucher à discuter avec elle de ses
préoccupations. Pour des raisons de confidentialité, le centre ne pouvait pas
parler de ce cas spécifique, mais on lui a expliqué que ce n’est pas tout le
monde qui est heureux de passer par ce système, et qu’en fait, certains en
ressortent très fâchés.
Mme Montgomery considère que Mme Boucher ne
lui a pas permis de lui faire part de ses préoccupations, ce qui est bien
malheureux. Toutefois, après les avoir lues dans la plainte soumise au Conseil
de presse, elle ne peut être d’accord avec elle, et soutient ce qu’elle a
écrit.
Réplique du plaignant
La plaignante amorce sa réplique en
s’attaquant à ce qu’elle appelle le ton enfantin (
puerile tone) utilisé par Mme Montgomery dans les dernières phrases
de ses commentaires. La journaliste tente alors d’utiliser le placement de la
plaignante en famille d’accueil à son désavantage : elle affirme qu’elle a
consulté un centre Batshaw pour un avis afin de savoir comment communiquer avec
la plaignante. Ce qui apparaît, à ses yeux, à la fois amusant mais extrêmement
malvenu.
Pour la plaignante, la journaliste laisse
entendre, manifestement quoique subrepticement, que quelqu’un au centre Batshaw
lui a dit, sans faire référence spécifiquement à la plaignante, que certaines
personnes pouvaient ressentir de la colère. Mme Boucher espère que l’ironie de
l’affirmation ne sera pas passée inaperçue pour le Conseil de presse. Mme
Montgomery doit réaliser que c’est contre elle que la plaignante est maintenant
réellement en colère et ce, parce que la journaliste a prétexté (
compound) cette colère pour soutirer du
centre Batshaw des informations à son sujet.
C’est également un mensonge flagrant de la
part de la journaliste que d’affirmer qu’elle est la seule personne à avoir mal
réagi à son article. Mme Boucher est en contact avec plusieurs autres personnes
qui sont passées par le système. Elle y a même travaillé pendant sept ans et
est restée en contact avec des collègues. Ce qui lui permet d’affirmer qu’elle
n’est pas la seule personne rendue furieuse par cet article, comme le directeur
de la protection de la Jeunesse, Michael Godman et le directeur général des
Services jeunesse Batshaw, Michael Udy. La plaignante annexe d’ailleurs à sa
plainte copie d’une lettre de plainte de M. Udy adressée à
The Gazette. Ainsi, elle a la quasi-certitude que M. Udy et elle ne
sont pas les seules personnes dont The
Gazette a reçu des lettres.
Second mensonge de Mme Montgomery : elle ne
lui a jamais exprimé clairement sa plainte, mais elle a plutôt laissé
sous-entendre que c’est en lisant la plainte soumise au Conseil de presse
qu’elle avait pris connaissance de son insatisfaction en regard de l’article.
Pour la plaignante, il s’agit de mauvaise foi puisqu’elle lui a envoyé au moins
quatre messages expliquant ce qui n’allait pas avec cet article.
La plaignante détaille ensuite ses
impressions sur l’attitude de la journaliste à son égard et ses propres
réactions à son endroit. Et notamment, qu’elle n’avait pas voulu traiter avec
elle après sa première réponse à cause du ton de la lettre. Selon la
plaignante, il y a peu à gagner à discuter avec une telle personne. L’article
perpétue des stéréotypes négatifs et contribue à la création de barrières face
aux personnes aux prises avec le système. Elle s’est sentie personnellement
offensée par l’article et, en tant que travailleuse sociale, l’offense était
également professionnelle. Elle ajoute que l’article a même eu un impact sur sa
situation financière, en portant atteinte à sa crédibilité. À l’exception sans
doute d’un groupe, celui des criminels, personne n’a le droit de dépeindre un
groupe social donné d’une façon aussi négative dans un journal à grand tirage
et elle demande au Conseil de blâmer The
Gazette.
Poursuivant son argumentation, la
plaignante reconnaît que nulle part la journaliste n’a affirmé qu’on devrait
avoir honte de soi; mais par contre, elle utilise dans ses descriptions un
vocabulaire qui est indéfendable pour une journaliste. Mme Boucher insiste sur
l’impact que cela a dû avoir sur les parents d’enfants en famille d’accueil,
parents dont elle prend la défense en expliquant qu’on peut faire appel aux
services sociaux pour beaucoup de raisons différentes. Pour elle, l’article en
question manque tout à fait d’équilibre et perpétue de nombreux stéréotypes
alors que le quotidien devrait savoir depuis longtemps les effets, sur un
groupe social particulier, de ce qui paraît dans les journaux. Elle est
convaincue que la lecture de l’article par les familles biologiques n’a pas
manqué de leur occasionner une bonne dose d’anxiété.
En outre, même si cet article était
offensant et préjudiciable, la journaliste n’a pas cédé un pouce, alors qu’il a
été démontré clairement qu’elle s’était grandement trompée. Elle n’a jamais
indiqué qu’elle était prête à s’excuser ou à atténuer le dommage après coup. La
plaignante estime enfin que Mme Montgomery ne dit pas la vérité en répondant
que l’utilisation du terme « béatifié » est une figure de style souvent
utilisée en journalisme écrit; elle maintient que la journaliste faisait plutôt
une allusion directe à la béatification récente de Mère Teresa.
Analyse
La chronique ( column) est un genre journalistique qui laisse à son auteur une grande latitude dans l’expression de ses points de vue et jugements. Il permet même à la personne qui le pratique d’adopter un ton polémiste pour prendre parti et exprimer ses critiques, ce qu’elle peut faire dans le style qui lui est propre, y compris par le biais de l’humour et de la satire.
Dans le cas présent, le Conseil de presse n’a pas relevé d’entorse à ce principe, que ce soit dans les informations rapportées ou dans le ton et le vocabulaire utilisés par Mme Montgomery.
Ainsi, malgré l’affirmation de la plaignante, le Conseil n’a pas constaté d’inexactitude de la part de la journaliste dans l’article en question, que ce soit au sujet des lois québécoises sur l’adoption ou au sujet de la rémunération des familles d’accueil. En fait, la journaliste ne donne pas d’information comme telle sur ces aspects. Seule Mme Duknic, l’héroïne de l’article, exprimait une opinion sur la question, opinion que pouvait rapporter la journaliste.
Mme Boucher reprochait également aux mis-en-cause d’avoir indûment catégorisé les personnes ayant séjourné en famille d’accueil et formulait une série de griefs en regard du manque de respect d’un groupe social défavorisé, en plus de celui d’avoir nui aux efforts de recrutement de familles d’accueil.
Si le Conseil est fréquemment appelé à traiter de dossiers qui soulèvent les passions, son examen n’en doit pas moins demeurer rationnel en s’inspirant des seuls principes déontologiques régissant la pratique journalistique.
En traitant de cette réalité, même dans un vocabulaire plutôt cru, il n’est pas apparu au Conseil que la journaliste avait manqué de respect à aucune de ces personnes ni participé à entretenir les préjugés à leur égard. Par ailleurs, Mme Boucher n’a démontré en aucune façon que l’article en question avait nui aux efforts de recrutement de familles d’accueil.
La plaignante reprochait, par ailleurs, aux mis-en-cause de lui avoir fait tort personnellement et d’avoir nui à sa réputation. Même si le Conseil dit comprendre que Mme Boucher ait pu se sentir touchée par la réalité évoquée dans cet article, cette dernière n’a pas non plus démontré comment l’article en question pouvait l’avoir atteinte alors que non seulement elle n’y était pas nommée mais qu’aucune allusion directe ou indirecte ne la visait personnellement. Le Conseil n’a donc pas retenu les griefs à cet égard.
Le Conseil a aussi estimé que l’allusion à la béatification de l’héroïne de Mme Montgomery qui apparaissait au début de l’article ne représentait incontestablement qu’une référence au mérite de Mme Duknic, et rien d’autre.
Comme aucun des griefs précédents formulés par la plaignante n’ont été retenus par le Conseil comme des fautes professionnelles, les mis-en-cause n’avaient pas à souscrire aux demandes de rectification de Mme Boucher. Ainsi, leur réponse offrant à cette dernière l’opportunité de discuter de la question avec elle est apparue, aux yeux du Conseil, comme tout à fait adéquate dans les circonstances.
Décision
Pour l’ensemble de ces raisons, le Conseil de presse rejette donc la plainte de Mme Annie B. Boucher contre le quotidien The Gazette et sa journaliste Sue Montgomery.
Analyse de la décision
- C11B Information inexacte
- C17D Discréditer/ridiculiser
- C17G Atteinte à l’image
- C18C Préjugés/stéréotypes
- C18D Discrimination
- C19A Absence/refus de rectification