Plaignant
Société Québécoise des Psychothérapeutes Professionnels-les, M. Michel Brais, président
Mis en cause
Mme Claire Frémont , journaliste, M. Jean-Pierre Roy, réalisateur émission « Enjeux », M. Jean Pelletier, directeur Service des grands reportages et documentaires et la Société Radio-Canada (SRC)
Résumé de la plainte
M. Michel Brais, président de la Société Québécoise des Psychothérapeutes Professionnels-les, porte plainte contre la Société Radio-Canada (SRC), la journaliste Claire Frémont et le réalisateur Jean-Pierre Roy de l’émission « Enjeux » pour un reportage diffusé le 18 novembre 2003 et traitant des thérapies dangereuses. Le plaignant reproche notamment aux mis-en-cause plusieurs enregistrements clandestins, un déséquilibre dans la présentation des moyens de contrôle dans la pratique de la psychothérapie, en plus d’avoir créé l’impression que nul ne peut s’assurer de faire affaire avec un psychothérapeute qualifié.
Griefs du plaignant
En préambule à sa plainte, le président de la Société Québécoise des Psychothérapeutes Professionnels-les (SQPP) explique la position de son organisme face à la pratique de la psychothérapie. Il précise que son organisme appuie l’équipe de l’émission « Enjeux » qui, dans le reportage visé, dénonce l’absence d’un encadrement adéquat de la pratique de la psychothérapie, alors que la loi sur la réserve du titre a été votée en 1998. Le plaignant reconnaît aussi que tant que l’Office des professions n’aura pas statué par voie de règlement sur la question, n’importe qui pourra se prétendre psychothérapeute, ce qu’il déplore.
Le plaignant questionne cependant, en cinq points, le procédé utilisé et le manque de rigueur journalistique avec lesquels le sujet aurait été traité.
– Le plaignant demande s’il est admissible qu’on enregistre, à son insu, la voix d’un psychothérapeute lors d’une séance de psychothérapie et qu’on télédiffuse par la suite une séquence de cet enregistrement. M. Brais invoque que, dans plusieurs protocoles de recherche, le recours à de telles méthodes est interdit et qu’il existe d’autres façons de vérifier la compétence d’un intervenant.
– Pour le plaignant, on est aussi en droit de se demander pourquoi on a décidé d’investiguer auprès des psychothérapeutes n’appartenant pas à des ordres professionnels et non auprès des autres psychothérapeutes ou psychologues se réclamant de la psychothérapie.
– Le plaignant dénonce le déséquilibre dans la présentation des moyens de contrôle et des mécanismes de plainte lors de fautes professionnelles ou de pratiques douteuses. L’insistance a été mise sur les moyens dont disposent les ordres professionnels alors que la journaliste savait qu’il existe des associations ou des sociétés – dont la Société Québécoise des Psychothérapeutes Professionnels-les – qui offrent un encadrement, une accréditation et une possibilité de recours en cas de fautes professionnelles.
– Le plaignant déplore que la méthodologie d’échantillonnage des psychothérapeutes n’ait pas été exposée au public, de même que ses sources et sa documentation. Pour M. Brais, l’émission laisse le public sous l’impression que quatre psychothérapeutes sur cinq sont incompétents sur la base d’un jeu de hasard non défini.
– Le plaignant reproche enfin que des gens en détresse ou en recherche de thérapie aient l’impression, après avoir vu cette émission, qu’il n’y a aucune façon de s’assurer qu’ils ont affaire à un psychothérapeute qualifié (hors des ordres professionnels) alors qu’il existe actuellement des associations qui accréditent leurs membres selon des critères très sérieux. Ne pas faire état de cette situation constitue, selon le plaignant, une omission grave, d’autant plus que le seul psychothérapeute ayant été bien noté dans l’émission était membre de la SQPP.
Pour le plaignant, donc, le reportage de l’émission « Enjeux », laisse une impression de clivage entre les psychothérapeutes non-membres d’ordres professionnels alors que les autres, qui n’ont pas été confrontés à la même investigation sont porteurs d’une garantie de sécurité et de compétence.
Le plaignant reconnaît qu’une faute porte plus à conséquence pour un membre d’un ordre professionnel, alors qu’un membre de la SQPP ne risque que de se faire retirer le droit de se réclamer membre de la Société.
Pour le plaignant, la polarisation sans nuances et le sensationnalisme des témoignages ont détourné le débat des vrais enjeux et cela, au détriment des organismes qui, comme la SQPP, proposent un encadrement plus rigoureux dans l’attente d’une réglementation. Ce reportage n’aide pas non plus à comprendre les enjeux qui rendent si difficile l’élaboration du règlement par l’Office des professions, et plus particulièrement la difficulté à établir des critères d’accréditation consensuels.
Enfin, M. Brais estime qu’avec une telle présentation, le sensationnalisme l’emporte sur la réflexion et que ce reportage n’a pas donné au public une information qui lui permette de se faire une idée juste et éclairée de la situation qui prévaut dans le domaine de la psychothérapie.
Commentaires du mis en cause
M. Jean Pelletier, directeur du Service des grands reportages et documentaires, rappelle d’abord l’objectif de l’émission contestée qui visait à informer les citoyens qu’au Québec, n’importe qui peut s’improviser psychothérapeute.
En ce qui concerne l’utilisation de micro caché, le directeur explique que l’usage d’un tel outil est bien encadré dans le guide des normes et pratiques journalistiques de la SRC et que le reportage contesté répondait à toutes les exigences édictées à ce sujet. La SRC a estimé préférable d’enregistrer les séances plutôt que de se fier à des témoignages de personnes, jugeant ce moyen plus sûr et plus rigoureux de cerner la vérité. Si quelques extraits des séances ont été diffusés, le jury de l’émission a analysé l’intégrale de chacune des rencontres avant de se prononcer. De plus, l’identité d’aucun des thérapeutes n’a été divulguée, l’intention n’étant pas de cibler des individus mais de révéler un problème criant.
En ce qui regarde le fait de n’avoir testé que des psychothérapeutes non-membres d’un
ordre professionnel, accrédité auprès de l’Office des professions du Québec (OPQ), ce choix correspondait précisément au but du reportage. Il s’explique par le fait que les ordres professionnels encadrent la compétence de leurs membres et offrent des recours aux citoyens. Il a même été précisé en fin de reportage que « l’intégration aux ordres professionnels ne règlera pas tout ».
M.Pelletier reconnaît aussi qu’il peut exister des psychologues ou des psychiatres incompétents. Et même s’ils n’appartiennent pas à un ordre professionnel, cela ne signifie
pas que tous les psychothérapeutes non accrédités se sont improvisé une compétence. Cependant, cela signifie que les gens qui consultent ces psychothérapeutes sont plus susceptibles de rencontrer de véritables charlatans et de ne jouir d’aucun recours en cas de faute professionnelle.
Le directeur reconnaît également que certaines associations ont des critères de protection. Mais il fait remarquer que cela n’est en aucun cas une garantie pour les citoyens puisque n’importe qui pouvant s’autoproclamer psychothérapeute peut également se doter d’une association toute aussi improvisée. Alors que M. Brais aurait souhaité que le reportage traite du processus d’accréditation et fasse le répertoire des associations de psychothérapeutes afin de déterminer lesquelles étaient sérieuses, ce n’était pas le but du reportage. En ce qui a trait aux recours offerts aux citoyens en cas de problèmes au-delà de celui des tribunaux, M. Pelletier demande lesquels. Il explique qu’un psychothérapeute radié de l’association présidée par le plaignant pourra continuer à pratiquer et conserver son titre de psychothérapeute alors qu’un membre d’un ordre professionnel accrédité par l’OPQ pourrait non seulement être radié mais interdit de pratique.
M. Pelletier reconnaît que la démarche de son équipe n’a pas été scientifique mais obéissait à celle qu’aurait entreprise une personne cherchant de l’aide. Il explique alors la démarche et notamment que tous les psychothérapeutes choisis avaient en commun de n’être pas membres d’un ordre professionnel. Un jury composé de Mme Rose-Marie Charest, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec, du Dr Yves Lamontagne, président du Collège des médecins, et de M.Jean-Luc Lacroix, psychothérapeute et membre de l’Association des psychothérapeutes familiaux et conjugaux, seule association membre d’un ordre professionnel, l’Ordre des travailleurs sociaux. Pour le directeur, ce n’est pas l’émission « Enjeux » qui jugeait de la compétence des psychothérapeutes mais bien un jury formé de professionnels reconnus.
Le directeur cite ensuite certaines narrations faites au cours de l’émission pour réfuter l’affirmation du plaignant selon laquelle les propos de l’émission sont sans nuances, qu’ils manquent de rigueur ou qu’ils sont de nature sensationnaliste.
M. Pelletier conclut en affirmant que l’émission « Enjeux » a eu recours aux conseils de grands spécialistes et que le reportage obéissait à toutes les règles de l’art.
Réplique du plaignant
Le président de la Société tient à redire que la SQPP reconnaît qu’il est préoccupant que n’importe qui puisse s’improviser psychothérapeute et que les plaignants ont été eux aussi choqués par le contenu souvent grotesque des séances de thérapie présentées dans le reportage. Cependant, la SQPP déplore que certaines questions de fond en lien avec la réserve du titre de psychothérapeute n’y aient pas été mieux abordées et explicitées. M. Brais expose sur six pages et en six points sa réplique.
M. Brais affirme que son organisme n’avait pas à demander à une équipe de l’émission «Enjeux» de répertorier et d’évaluer les nombreuses associations de psychothérapeutes ni leur processus d’accréditation auprès de l’État. Dans les faits, les associations de psychothérapeutes ne seront pas accréditées par l’État, ce sont les individus qui doivent se qualifier. M. Brais explique le processus. Le plaignant expose ensuite les attentes qu’entretenait la SQPP en regard de l’émission, compte tenu que sa Société avait été en contact avec Mme Frémont au moment de la recherche. M. Brais raconte le cheminement du dossier de l’encadrement de la pratique sous l’égide de la SQPP depuis sa fondation en 1991.
Le plaignant reconnaît que la question soulevée par le reportage est pertinente et il mentionne qu’il y a déjà plusieurs années qu’un processus a été mis en marche pour tenter de répondre à cette situation. Le plaignant demande si un reportage de fond peut ainsi revenir à la question de départ sans mettre en lumière le chemin parcouru et les causes de la lenteur de la mise en vigueur de la loi de 1998. Pour lui, les mis-en-cause ne démontrent pas grand chose sinon la pointe de l’iceberg. Le problème est plus profond et plus complexe. Le plaignant expose en détail les éléments du problème, les démarches poursuivies, les difficultés rencontrées et, notamment la reconnaissance des rivalités corporatistes et enfin, la reconnaissance de l’appellation «psychothérapeutes compétents non admissibles aux ordres », expression qui représente bien la situation de la majorité des membres de la SQPP. Le plaignant demande alors : « Pourquoi avoir mis l’accent si fort sur la dénonciation, alors que la sonnette d’alarme retentit depuis déjà longtemps, plutôt que sur une analyse du processus en cours? ».
M. Brais revient ensuite sur la « méthode utilisée pour constituer l’échantillonnage ». Selon lui, elle n’a pas été clairement explicitée dans le reportage et ne reflète pas la réalité de la majorité des personnes qui font appel à un psychothérapeute. Le plaignant conteste notamment «l’impression laissée par le reportage qu’il y aurait globalement quatre psychothérapeutes incompétents sur cinq ». Il conteste donc l’échantillonnage retenu pour le reportage.
Le plaignant s’interroge ensuite sur l’origine des chiffres cités dans le reportage concernant le nombre de 6 000 à 10 000 psychothérapeutes au Québec énoncé dans l’émission. Il rappelle qu’en 1992, l’Office des professions estimait ce nombre entre 3 500 et 4 500. Son organisme, écrit-il, n’a jamais pu dépasser le nombre de 3 500 lors de sa recherche d’éventuels collègues compétents.
Même confrontés à l’incompétence, il convient de traiter le sujet avec respect envers les personnes impliquées, et notamment les clients des soi-disant psychothérapeutes. Pour M. Brais, le droit à l’information a primé sur le droit à la confidentialité. Pour le plaignant, une recherche plus complète, appuyée par un traitement plus respectueux au risque d’être moins spectaculaire, aurait mieux éclairé le public.
M. Brais aborde enfin la question du recours en cas de faute professionnelle. Selon lui, aussi bien dans l’émission que dans les propos de M. Pelletier, on présente « un clivage exagéré par rapport à la réalité ». Dans les faits, un psychologue radié pourra aussi pratiquer sous une autre appellation puisque les champs de pratique ne sont pas réservés. Le plaignant explique également la gestion des plaintes dans les ordres professionnels.
Le président de la SQPP termine en mentionnant qu’il est préoccupant que le titre de psychothérapeute ne soit pas encore effectivement réservé et que cette situation méritait un reportage de fond. Pour lui, le portrait brossé dans ce reportage n’a pas mis la situation en perspective avec équilibre, justesse et justice pour l’ensemble des psychothérapeutes. Ce n’est pas ce que sa société attendait d’une émission comme « Enjeux » et elle continue à espérer un reportage de fond sur la psychothérapie.
Analyse
Le premier aspect sur lequel portait la contestation de l’émission «Enjeux» était l’utilisation de micros cachés. Les principes définis dans le guide déontologique du Conseil de presse reconnaissent que l’on peut parfois avoir recours à de pareils procédés. Cependant, leur utilisation doit toujours demeurer exceptionnelle et ne trouver sa légitimité que dans le haut degré d’intérêt public des informations recherchées et dans le fait qu’il n’existe aucun autre moyen de les obtenir.
En effet, l’examen de la plainte a permis au Conseil d’établir que les responsables de l’émission « Enjeux » étaient, dans les circonstances, justifiés d’utiliser les entrevues fictives avec une comédienne et leur enregistrement à micro caché. L’utilisation d’un tel procédé est apparu, aux yeux du Conseil, apporter une plus grande objectivité à la démarche qu’une accumulation de témoignages de victimes déjà en situation de détresse psychologique. La diffusion des enregistrements, qui ne mettaient en cause que les psychothérapeutes et non leurs clients, donnait au reportage une crédibilité que n’aurait pas eu la seule reconstitution simulée des entrevues. De plus, ce procédé présentait l’avantage de préserver la confidentialité de cas véritables.
Le plaignant reprochait ensuite aux artisans de l’émission «Enjeux» l’angle de traitement de l’information dans ce dossier : par exemple, d’avoir décidé d’investiguer auprès des psychothérapeutes n’appartenant pas à des ordres professionnels, mais de ne pas l’avoir fait auprès des autres psychothérapeutes ou psychologues se réclamant de la psychothérapie; et d’avoir détourné le débat des vrais enjeux, et au détriment de son organisme, la Société Québécoise des Psychothérapeutes Professionnels-les (SQPP).
À ce sujet, le Conseil rappelle que la façon de traiter un sujet, de même que le moment de la publication et de la diffusion des informations, relèvent de la discrétion des médias et des journalistes. Ainsi, les responsables de l’émission «Enjeux» pouvaient légitimement choisir de ne faire porter leur recherche que sur un groupe de personnes pratiquant la psychothérapie au Québec.
Il en va de même pour les griefs en regard de l’équilibre. Le premier concernait les moyens de contrôle et les mécanismes de plaintes lors de fautes professionnelles, et le second grief voulait que les mis-en-cause aient provoqué par leur reportage une impression de clivage en regard des psychothérapeutes non-membres d’ordres professionnels face à d’autres apparaissant porteurs d’une garantie de sécurité et de compétence.
Tout en reconnaissant la légitimité des attentes de la SQPP et qu’une telle mention aurait sans doute eu pour effet de rendre le dossier encore plus complet, le Conseil a estimé ici encore que la liberté rédactionnelle permettait aux mis-en-cause de traiter le sujet sous l’angle de leur choix et de retenir les informations qu’ils jugeaient les plus pertinentes pour atteindre l’objectif poursuivi par l’émission «Enjeux».
Le plaignant contestait ensuite les omissions sur la méthode de sélection (échantillonnage) des psychothérapeutes interviewés, de même que les sources et la documentation utilisées. L’émission aurait aussi laissé l’image que quatre psychothérapeutes sur cinq sont incompétents. L’émission aurait également pu laisser l’impression à des gens en détresse ou en recherche de thérapie, qu’il n’y a aucune façon de s’assurer qu’ils ont affaire à un psychothérapeute qualifié (hors des ordres professionnels) alors qu’il existe actuellement des associations accréditant leurs membres selon des critères très sérieux.
Le visionnement de l’enregistrement de l’émission permet de constater que la démarche suivie par les mis-en-cause a été expliquée avec clarté avant la présentation des entrevues fictives et qu’elle ne souffrait pas de manquements à l’éthique journalistique. Le Conseil aimerait faire observer à ce sujet qu’il est bon de distinguer la démarche journalistique qui consiste à recueillir des informations et des témoignages pour illustrer une situation problématique relevée, d’une part, et un reportage faisant le point sur une découverte scientifique, une recherche sociologique ou un sondage dont la validité des résultats dépend de la qualité de l’échantillonnage, d’autre part.
Concernant le sensationnalisme qui aurait empêché le public de se faire une idée juste et éclairée de la situation qui prévaut dans le domaine de la psychothérapie, le Conseil en est arrivé à une conclusion différente de celle du plaignant. Les cas exposés étaient réels et non anodins : au moins quatre thérapeutes dans la région de Montréal n’ont pas diagnostiqué l’état de dépression profonde dans lequel était la personne-témoin. Ainsi, comme l’intention de l’émission était de prévenir les personnes en difficulté ayant un besoin urgent de soins pour éviter qu’elles ne se dirigent vers des ressources inadéquates, le Conseil estime que les moyens étaient appropriés.
Décision
Par conséquent, le Conseil de presse rejette la plainte contre la Société Radio-Canada (SRC), la journaliste Claire Frémont et le réalisateur Jean-Pierre Roy de l’émission « Enjeux ».
Analyse de la décision
- C03A Angle de traitement
- C12A Manque d’équilibre
- C12B Information incomplète
- C14A Sensationnalisme/exagération/insistance indue
- C23E Enregistrement clandestin