Plaignant
M. Marco Veilleux
Mis en cause
Mme Michèle Ouimet, éditorialiste, M. André Pratte, éditorialiste en chef et le quotidien, La Presse
Résumé de la plainte
M. Marco Veilleux porte plainte contre un éditorial de Michèle Ouimet paru dans La Presse, le 13 janvier 2004, qui commente la conférence de presse donnée par le cardinal Jean-Claude Turcotte, à la suite de la tempête médiatique soulevée par la décision du diocèse de Montréal d’exiger des candidats à la prêtrise de passer un test de dépistage du VIH. Il reproche à la journaliste son ton, le choix du vocabulaire et ses insinuations tendancieuses.
La journaliste outrepasse de façon inacceptable les faits et en méconnaît d’autres qui sont importants. Les propos apparaissent au plaignant nettement partiaux et selon lui n’évitent pas la démagogie.
Griefs du plaignant
Pour démontrer son argumentation, le plaignant reprend quelques phrases de l’éditorial en cause.
– « […] le cardinal Jean-Claude Turcotte a tenté hier, de justifier sa dernière trouvaille qui sent l’Inquisition à plein nez: exiger que les futurs prêtres subissent un test de dépistage du sida ».
Selon le plaignant, le mot «inquisition », et l’utilisation qu’en fait la journaliste lui apparaît outrancier. Dès le départ, la journaliste donne au texte un ton «sensationnaliste ». De plus considère le plaignant, ce passage est irrévérencieux pour la personne du cardinal et tronque les faits. Il ne s’agissait pas de «la dernière trouvaille du cardinal », mais comme l’a expliqué le cardinal, d’une décision prise dans le cadre de la récente révision de la politique d’admission des candidats au Grand Séminaire de Montréal.
– « Il [le cardinal] prétend que c’est strictement une question de santé et qu’il n’existe aucun lien avec l’homosexualité. Permettez-nous d’en douter. »
Le plaignant considère que ce passage tendancieux laisse croire que le cardinal ment ou qu’il est de mauvaise foi. Au lieu de discuter du fond de la question ou d’argumenter rigoureusement, la journaliste attaque la crédibilité du cardinal, ajoute-t-il. La «manœuvre rhétorique » dont use la journaliste, est d’autant plus ambiguë que, immédiatement après cette présomption de mauvaise foi, elle résume les propos controversés de Marcel Demers recteur du Grand Séminaire de Montréal, sans dire clairement que la veille, en conférence de presse, le cardinal avait refusé de reprendre à son compte ces propos. Le plaignant comprend que la journaliste utilise la déclaration de M. Demers pour alimenter tout le reste de sa charge exagérée contre le cardinal. Il prétend que la journaliste se base sur la déclaration du recteur et non, comme il se devrait, sur la base du contenu réel de la conférence de presse du cardinal.
– « À coup de contorsions sémantiques et de dénis, il [le cardinal] a
tenté de noyer la controverse […]. »
Pour le plaignant, il appert que pour qui a vu et entendu la conférence de presse du cardinal, parler de «contorsions sémantiques » et de «dénis », c’est présenter partialement les déclarations et nier arbitrairement son honnêteté intellectuelle et sa bonne foi.
– « […] le court communiqué de presse du cardinal Turcotte était confus et multipliait les insinuations ».
Cette interprétation semble excessive au plaignant. La journaliste s’appuie indûment sur des extraits de ce communiqué pour lancer deux insinuations particulièrement insolentes et malveillantes à l’égard du cardinal et de l’Église qu’il représente. Lorsque la journaliste affirme : « Veut-elle [l’Église] se débarrasser des homosexuels? Si oui, que le cardinal le dise clairement, sinon, c’est drôlement hypocrite. » Cette phrase démontre l’évidente partialité de la journaliste. Selon lui, cette phrase sous-entend que l’Église et le cardinal avouent des turpitudes que la journaliste leur prête, c’est-à-dire, vouloir «se débarrasser des homosexuels» ou ils sont «hypocrites », ce qui sous-entend qu’ils mentent. Et la journaliste de poursuivre dans la même veine en allant encore plus loin dans la démagogie : « Le cardinal Turcotte souhaite peut-être éliminer les grands malades et éviter, du même coup, de gaspiller de l’argent en formant un prêtre qui risque de mourir au bout de
quelques années? Si c’est le cas, le calcul est mesquin et il manque de compassion. »
Selon le plaignant, en conclusion de son texte, la journaliste commet une grave injustice, symptôme du manque d’équilibre, de pondération et d’exhaustivité de l’information qui caractérisent l’ensemble de son texte, relève-t-il. Sur la base d’un fait qui relève d’un tout autre contexte – la récente opposition de l’Église au mariage gai – elle affirme : « Le cardinal Turcotte ne s’est pas illustré par son ouverture d’esprit envers les homosexuels. »
Le plaignant a fait parvenir une lettre à La Presse et à la journaliste, il voulait rectifier cette fausse allégation en rapportant certains faits importants – visiblement méconnus par la journaliste et par une large part du public – relatifs à l’ouverture pastorale du cardinal à l’égard des personnes homosexuelles et des personnes vivant avec le VIH-Sida. Il dit n’avoir reçu aucune réponse du journal ou de la journaliste. Il en a transmis une deuxième plus courte qui n’a pas été publiée.
Le plaignant conclut à un manque de rigueur de la journaliste qui en plus de desservir l’information, cause de graves préjudices à la réputation du cardinal Turcotte et discrédite injustement l’Église qu’il représente et dont il est membre actif. Le plaignant considère que La Presse n’a pas été soucieuse dans ce débat de favoriser l’expression de points de vue qui auraient pu apporter de légitimes et nécessaires nuances aux opinions unilatérales émises par son éditorialiste.
Commentaires du mis en cause
Commentaires de Michèle Ouimet, éditorialiste :
Selon Mme Ouimet, quatre points semblent lui être reprochés par le plaignant :
1. Le titre: « La nouvelle Inquisition »;
2. Le doute qu’elle soulève sur la sincérité de Mgr Turcotte lors de son point de presse;
3. Le rappel de l’opinion de Mgr Turcotte sur les mariages gais;
4. Le manque d’objectivité.
Elle reprend un à un ses points :
- L’utilisation du mot «inquisition » apparaît au plaignant «nettement outrancier ». La journaliste mentionne qu’elle l’a utilisé pour deux raisons. Premièrement, il est intimement associé à l’Église catholique. Deuxième, le fait d’exiger qu’un prêtre passe un test du sida constitue une sorte d’intrusion, voire d’inquisition dans la vie privée, ajoute-elle. D’ailleurs, la Charte québécoise des droits et libertés interdit aux entreprises privées d’imposer le test. L’article 20 stipule toutefois que les institutions religieuses sont exemptées, ce qui ne leur permet pas pour autant d’imposer un test du sida sans raison valable. Elles doivent d’abord prouver qu’un homosexuel ne peut pas devenir un bon prêtre. Elle ajoute qu’elle a apporté ces nuances dans son éditorial.
2. Mme Ouimet a assisté à la conférence de presse où les journalistes «ont cuisiné » le cardinal Turcotte, et ce dernier a refusé de désavouer les propos de Marcel Demers recteur du Grand Séminaire, sur les homosexuels. M. Demers avait déclaré quelques jours plus tôt, pour justifier l’imposition d’un test du sida, « que les homosexuels avaient davantage de difficulté à rester chastes que les hétérosexuels », une affirmation selon la journaliste qui n’a aucun fondement scientifique et qui laisse transparaître des préjugés. C’est pour cette raison qu’elle a écrit qu’elle doutait des propos de Mgr Turcotte qui affirmait que le dépistage était imposé uniquement pour des raisons de santé et que cela n’avait rien à voir avec l’homosexualité. Mgr Turcotte s’est d’ailleurs maladroitement défendu lors du point de presse, note-t-elle. De même, ce jour-là, dans la matinée, la journaliste a téléphoné au Grand Séminaire en expliquant qu’elle écrivait un éditorial le jour même et que le recteur Demers devait la rappeler le plus rapidement possible, avant 17 h 00. Il l’a rappelé mais tard dans la soirée. Son éditorial était déjà écrit et mis en page.
3. Selon la journaliste les opinions de Mgr Turcotte sur les homosexuels étaient au cœur du débat car l’idée d’imposer un test de dépistage soulevait des questions sur l’ homophobie potentielle de l’église. De plus, ajoute-elle, lors du point de presse, les journalistes ont longuement interrogé Mgr Turcotte là-dessus. Et dans ce contexte, son opposition farouche aux mariages gais lui apparaissait plus que pertinente.
4. Finalement, la journaliste constate que M. Veilleux lui reproche sa partialité. Étant éditorialiste, son métier consiste à avoir des opinions et à soulever des questions pertinentes. Ce qu’elle dit avoir fait dans son éditorial. Elle mentionne qu’elle n’a pas à être objective, au contraire. Elle invite le plaignant à lire la réponse de l’éditorialiste en chef, André Pratte.
Commentaires d’André Pratte, éditorialiste en chef :
Lorsque dans sa plainte M. Veilleux soutient que l’éditorial de Michèle Ouimet « outrepasse de façon inacceptable les faits et en méconnaît d’autres qui sont importants », il semble à M. Pratte que la simple lecture de l’éditorial en question indique clairement que cela est inexact. Mme Ouimet était présente lors de la conférence de presse et était parfaitement au courant des faits. Le texte exprimait une «opinion » informée sur les faits en question, ce qui est le propre du genre éditorial, soutient-il.
Par ailleurs, le fait que M. Veilleux déplore que La Presse n’ait pas publié le texte qu’il leur avait fait parvenir, en estimant que cette dernière «n’a pas été soucieuse de favoriser l’expression des points de vue » dans ce débat. Le mis-en-cause mentionne qu’il a consacré toute sa « boîte aux lettres » du 13 janvier 2004 à ce sujet et plusieurs lecteurs ont pu y exprimer leur appui au cardinal Turcotte. Chaque année plus de 26 000 textes et lettres parviennent aux pages du Forum, il est bien évident qu’un grand nombre de lettres doivent être laissées de côté, faute d’espace, ajoute-il.
Réplique du plaignant
M. Veilleux répond aux commentaires des mis-en-cause en cinq points.
M. Pratte justifie l’éditorial de Mme Ouimet en affirmant « qu’elle exprimait une opinion informée sur les faits en question, ce qui est le propre du genre éditorial » et pour sa part, Mme Ouimet affirme : « Je n’ai pas à être objective, au contraire ». À cet égard, le plaignant rappelle l’article 2.1.4 du code de déontologie du Conseil de presse qui précise
que dans l’éditorial et le commentaire, les journalistes « doivent être fidèles aux faits et faire preuve de rigueur et d’intégrité intellectuelles dans l’évaluation des événements, des situations et des questions sur lesquels ils expriment leurs points de vue, leurs jugements
et leurs critiques ». Le plaignant ne veut pas contester la liberté d’opinion éditoriale, mais que les principes de rigueur et d’intégrité intellectuelles qui doivent baliser cette liberté n’ont pas été, dans le cas présent, convenablement respectés.
En ce qui concerne ses lettres envoyées à La Presse, selon lui, M. Pratte tente de se justifier en affirmant entre autres, que « La Presse a consacré toute sa boîte aux lettres du 13 janvier 2004 à ce seul sujet ». Or, souligne-t-il, l’éditorial incriminé était justement publié dans l’édition du 13 janvier. Comment aux yeux du plaignant, aurait-il pu apporter de légitimes et nécessaires nuances aux opinions unilatérales de Mme Ouimet avant d’avoir lu son texte? Cet argument lui semble nul et non avenu.
Dans les quatre points retenus par Mme Ouimet, le plaignant remarque qu’au point 2, son argumentation ne fait que confirmer le « télescopage » qu’il lui reproche entre les propos et les personnes de M. Marcel Demers et du cardinal Turcotte.
Au point 3 de la journaliste, lorsqu’elle prétend qu’il est possible de faire un lien entre l’opposition du cardinal aux mariages gais et l’ homophobie, le plaignant trouve cet amalgame simpliste et non fondé. Selon le plaignant, l’Église s’oppose à la modification de
la définition de l’institution du mariage pour des raisons qu’elle a mises de l’avant dans le débat qui anime présentement notre société sur cette question. Cette participation de l’Église au débat, faite dans le respect des règles de la démocratie, est tout à fait légitime. Voilà pourquoi le plaignant reproche à Mme Ouimet de détourner ce fait de son contexte, au profit de ses attaques mesquines contre le cardinal.
Le plaignant souligne que parmi les quatre points retenus par Mme Ouimet, elle se garde bien de relever le fait qu’il accuse son éditorial de pécher par excès de sensationnalisme. Elle omet aussi de parler de l’utilisation et du traitement contestable qu’elle accorde au
communiqué de presse émis par le diocèse de Montréal. Le plaignant persiste à croire que l’utilisation abusive de cette source, pour avancer des insinuations aussi graves que malveillantes à l’égard du cardinal et de l’Église qu’il représente et dont il est membre actif, relève de la plus basse démagogie.
Le plaignant termine en remerciant le Conseil et son comité des plaintes d’entendre les arguments des parties en vue de rendre une décision dans cette cause.
Analyse
L’éditorial et le commentaire constituent des tribunes d’opinions réservées à l’éditeur. Traditionnellement, l’éditorial et le commentaire émanent de la direction d’un média et reflètent la position, les convictions ou l’orientation générale de l’éditeur –ou de l’équipe éditoriale– quant aux questions qui y sont traitées. Cependant, les éditorialistes et commentateurs doivent être fidèles aux faits et faire preuve de rigueur et d’intégrité intellectuelles dans l’évaluation des événements, des situations et des questions sur lesquels ils expriment leurs points de vue, leurs jugements et leurs critiques.
La plainte formulée visait un manquement en regard de l’équilibre, de l’exhaustivité et de l’impartialité de l’information et de ne pas avoir publié une lettre dans la section «La boîte aux lettres » de La Presse.
M. Veilleux reproche à la journaliste d’avoir ajouté, à son éditorial, des propos que n’aurait pas tenus le cardinal Turcotte lors de sa conférence de presse. Il aurait souhaité que cette dernière complète son texte sur le cardinal, par des faits importants et méconnus de la plupart des gens, ce qui aurait selon lui, «apporter de légitimes et nécessaires nuances aux opinions unilatérales (de la journaliste) ».
Ce que le Conseil constate, c’est que les propos recueillis par la journaliste lors de la conférence de presse du cardinal, ainsi que les autres informations utilisées et critiquées par le plaignant, ne sont pas contredits par ce dernier; la faute reprochée serait l’utilisation qu’en a faite la journaliste. Le Conseil précise que nul ne peut dicter à la presse le contenu de l’information sans s’exposer à faire de la censure ou à orienter l’information et n’y voit pas ici, d’entorse journalistique. Il n’y a donc pas lieu de retenir ce grief.
M. Veilleux a fait parvenir une lettre à La Presse qui n’a pas été publiée. Il se dit insatisfait de la réponse du mis-en-cause, qui explique que le quotidien reçoit un nombre très élevé de lettres et que faute d’espace un grand nombre sont laissées de côté. M. Pratte ajoute que la section «La boîte aux lettres » du 13 janvier 2004, a été consacrée entièrement à ce sujet. Tout en précisant qu’il favorise l’accès de ces pages aux lecteurs, le Conseil estime, que dans ce cas-ci, une place considérable a été accordée à ce sujet.
Décision
Considérant les éléments ci-haut énoncés, le Conseil de presse rejette la plainte formulée à l’encontre de Michèle Ouimet et du quotidien La Presse.
Analyse de la décision
- C03A Angle de traitement
- C08A Choix des textes
- C12A Manque d’équilibre
- C12B Information incomplète
- C13A Partialité
- C15A Manque de rigueur