Plaignant
Chambre des huissiers de justice du Québec (M. Ronald Dubé h.j., directeur général et secrétaire)
Mis en cause
M. Fabien Deglise, journaliste, M. Jean-Robert Sansfaçon, rédacteur en chef et le quotidien, Le Devoir
Résumé de la plainte
La Chambre des huissiers de justice du Québec, par l’intermédiaire de son directeur général et secrétaire, M. Ronald Dubé, porte plainte contre le journaliste M. Fabien Deglise et le quotidien Le Devoir, concernant un article paru dans l’édition du 24 et 25 janvier 2004, sous le titre « Tchik-a-tchik! Le haut niveau d’endettement des Québécois fait saliver les huissiers ». Le plaignant reproche au journaliste d’avoir, par son article et une photo, caricaturé, alimenté les préjugés et présenté l’huissier comme un personnage insensible et sans âme.
Griefs du plaignant
Le Bureau de la Chambre des huissiers de justice du Québec a demandé, par une résolution, que M. Ronald Dubé, directeur général et secrétaire, dépose une plainte devant le Tribunal d’honneur du Conseil de Presse du Québec au sujet de l’article du journaliste Fabien Deglise. Selon le plaignant l’article prend une orientation fort percutante par l’adjonction d’une photographie, créditée à Jacques Nadeau, et la légende «Huissiers en liesse. Le malheur des uns fait le bonheur des autres ». La photo représente un homme «porteur de verres teintés, affichant un sourire démoniaque et qui se frotte les mains avec une évidente satisfaction. Un document, assimilable à un papier de cour, est glissé dans une enveloppe qui jaillit de la poche du veston ». Le plaignant juge le tout racoleur, et de plus, cela laisserait entendre à l’homme le moins instruit, qu’il s’agit d’un huissier de justice cruel, insensible et jouissif du malheur d’autrui. La Chambre comprend mal la motivation d’un photographe professionnel de bonne réputation, à se prêter à une telle mise en scène tendancieuse. M. Dubé mentionne que cet article fut réalisé à la suite d’un quiproquo. Il indique qu’un huissier, soit, M. Lortie avait refusé d’accorder une entrevue au journal Voir, mais se ravisa à la demande d’un client. M. Lortie réalisa sa méprise lorsqu’il fut en présence de M. Deglise, du Devoir. Selon le plaignant, une telle institution se doit de mettre l’interlocuteur en confiance et l’amener à baisser sa garde. La Chambre reproche au journaliste d’avoir inutilement truffé d’éléments caricaturaux, un article communiquant des informations par ailleurs inédites et forts utiles aux consommateurs, émanant de plusieurs sources autorisées d’Option consommateurs, de la Banque Scotia, de la Banque du Canada, et même des huissiers de justice MM. Lortie et Saulnier. Selon M. Dubé, lors de cette entrevue, beaucoup de banalités furent échangées de part et d’autre, notamment celles relatives aux impacts appréhendés d’une hausse des taux d’intérêts où les interviewés indiquèrent qu’ils ne parlaient pas d’autorité et que le sujet sortait du contexte. M. Dubé convient que la caricature peut prendre plusieurs visages, mais Le Devoir ne les a pas habitués à une mise en situation tout à fait indécente de l’avis de nombreux huissiers de justice. Plusieurs ont été vivement interpellés par des débiteurs et, dans une moindre mesure, par des clients. Le plaignant s’interroge sur l’avis d’un monsieur-tout-le-monde au sujet d’un texte dont l’analyse sommaire de contenu révèle qu’il est constitué pour les deux tiers d’informations et d’un tiers de dramatisation. Il mentionne une réaction parue dans le courrier des lecteurs du Devoir, à la suite de l’article en cause. M. Dubé ne croit pas que le grand public retiendra les renseignements objectifs, mais plutôt que l’huissier de justice vit du malheur de ses semblables. Voilà pourquoi, estime-t-il, l’article incriminé déconsidère la profession d’huissier de justice, alimente inutilement les préjugés à son encontre au sein de la population et le présente comme un personnage insensible et sans âme. En outre, le plaignant juge que le journaliste déprécie le système judiciaire et l’administration de la justice que les huissiers de justice personnalisent sur le terrain, à proximité des citoyens. De plus, croit le plaignant, la liberté de presse ne va pas jusqu’à permettre qu’un article incite le public à mettre en doute la moralité et le caractère des huissiers de justice qui, dans la société, agissent au nom de l’état lorsque porteur d’un jugement et mettent à exécution toute décision de justice ayant force exécutoire. Chaque exécution est un drame humain qui ne peut être banalisé sous prétexte d’idées reçues ou de sensationnalisme, ajoute-t-il. M. Dubé rappelle que les huissiers ont existé à toutes les époques et dans tous les pays. Que la Chambre et ses membres sont régis par le Code des professions et la Loi sur les huissiers de justice. Chaque huissier a une solide formation professionnelle, un programme de formation continu adapté aux besoins des membres et employés, un processus disciplinaire accessible et efficace et un programme d’inspection professionnelle. La Chambre demande au Conseil d’accueillir cette plainte et de rendre la décision qu’il jugera appropriée dans les circonstances, sachant fort bien que le Conseil jouit d’une autorité morale certaine.
Commentaires du mis en cause
M. Sansfaçon rejette les accusations du plaignant.Rien dans l’article, selon lui, ne permet de conclure comme le fait la Chambre des huissiers. Le mis-en-cause qualifie l’article de «texte à caractère humain (human feature) ». Selon lui, l’article n’était pas un texte de nouvelles au sens strict, c’est-à-dire qu’il n’avait pas pour objectif de rendre compte de l’actualité du jour, mais plutôt un reportage d’intérêt général qui emprunte le ton journalistique du magazine. Une approche plus exigeante au plan de l’écriture puisqu’il s’agit de raconter un fait au lieu de simplement rapporter des propos, mentionne-t-il. Il considère que le travail du journaliste ne conduit pas le lecteur du Devoir à déconsidérer la profession d’huissier, mais à la regarder avec un oeil critique qui caractérise le citoyen conscient du rôle social joué par celle-ci, mais pas à la déconsidérer. D’ailleurs, selon le mis-en-cause, les passages teintés d’humour permettront de noter qu’ils sont utilisés par le journaliste, non pas pour ridiculiser l’huissier mais au contraire, pour le rendre un peu plus sympathique aux yeux du lecteur malgré sa fonction répressive évidente qui consiste à livrer les mauvaises nouvelles et souvent même à saisir les biens d’un citoyen. Ainsi, le journaliste qualifie-t-il son interlocuteur «d’homme dont le costume sombre masque difficilement le côté espiègle et bon vivant ». D’autres passages en revanche présentent l’huissier comme un professionnel qui fait son beurre des malheurs des autres, notamment quand les taux d’intérêts augmentent alors que les ménages sont très endettés. Mais, selon le mis-en-cause, ce n’est là que la vérité crue, comme l’avoue un interlocuteur du Devoir: «Cette année, avec mes amis, nous ne nous sommes souhaité qu’une seule chose: une hausse des taux d’intérêts.» Le mis-en-cause ajoute que si cette phrase peut paraître cruelle, non seulement a-t-elle été prononcée mais elle correspond aussi à la réalité des choses: si les taux d’intérêts augmentent, des milliers de ménages seront pris au dépourvu, puisque le taux d’endettement canadien atteint des niveaux jamais observés sur la scène économique. M. Sansfaçon dit comprendre que les huissiers auraient préféré que les médias présentent une image de professionnels désintéressés et entièrement dévoués au service de la justice, mais tel n’est pas le rôle des médias. Leur mandat consiste plutôt à rendre compte de la réalité de la façon la plus conséquente possible, la plus honnête possible, en toute équité pour les intervenants mis en cause et les lecteurs. Le portrait succinct tracé par le journaliste visait à faire ressortir un aspect de la réalité de l’endettement des ménages à l’aube d’une nouvelle année, indique-t-il. D’avoir abordé la question sous l’angle de l’intervention de l’huissier ne constitue aucunement une charge accusatrice, mais une décision éditoriale légitime dont le résultat, tel qu’il apparaît dans ce court reportage, n’est ni inéquitable, ni injuste, mais tout au plus teinté d’humour pour livrer une information par ailleurs fort pertinente, ce que reconnaît la Chambre, soutient-il. Quant à l’accusation selon laquelle l’article déconsidérerait le système judiciaire, le mis-en-cause ne croît pas que le texte peut conduire à une telle conclusion. L’article ne met en cause ni le système judiciaire, ni même le travail de l’huissier, mais le risque très élevé que courent les ménages endettés qui risquent un jour ou l’autre de tomber sous le coup d’une décision judiciaire suivie d’une intervention de l’huissier. Le mis-en-cause ajoute que si certains lecteurs ont pu lire l’article au premier degré, et n’en retenir qu’une vision négative, telle n’est pas selon lui la seule lecture possible, compte tenu du ton général du texte. M. Sansfaçon conclut en demandant au Conseil de presse le rejet de la plainte de la Chambre des huissiers de justice qui juge-t-il, par cette intervention, tente de façon à peine voilée de contrôler l’image projetée dans l’opinion publique par le travail de ses membres. Il ajoute que si la Chambre en arrive à la conclusion que cette image ne correspond pas à celle de l’organisme, il existe pour cela des moyens d’y remédier et notamment par le placement publicitaire.
Réplique du plaignant
La Chambre des huissiers de justice maintient ses allégations et ajoute que le texte litigieux serait perçu différemment s’il ne subissait pas un éclairage photographique inapproprié, dimension totalement occultée par le rédacteur en chef du Devoir. De plus, prétendre que la Chambre en déposant une plainte vise à contrôler l’image projetée dans l’opinion publique est, de l’avis du plaignant, tout à fait farfelue. Il ajoute que l’huissier de justice est un «mal aimé » et il le sait. Ce qui n’exclut pas un minimum de respect, au premier chef par l’indispensable gardien de l’observatoire social que sont les médias.
Analyse
Les médias et les professionnels de l’information peuvent avoir recours aux moyens les plus efficaces pour rendre l’information diffusée intéressante, vivante, dynamique et susceptible de retenir l’attention du public. Cependant, ils ont le devoir de livrer au public une information complète, rigoureuse et conforme aux faits et aux événements. Deux griefs sont soulevés ici. Le premier à l’effet que le journaliste aurait inutilement truffé d’éléments caricaturaux un article communiquant des informations par ailleurs inédites et forts utiles aux consommateurs, ce qui amènerait le lecteur à déconsidérer la profession d’huissier. Le mis-en-cause rétorque en qualifiant l’article de texte à caractère humain «human feature comme disent nos collègues anglophones (sic) ». Une forme d’écriture teintée d’humour qui permet de livrer une information pertinente de façon moins sévère. Dans le présent cas, il est difficile de déterminer le genre journalistique de l’article en cause. Le journaliste, tout en mentionnant des faits recueillis auprès d’organismes et institutions reconnus, s’adonne librement au commentaire tout au long de l’article. Il est primordial pour les médias de respecter les distinctions qui s’imposent entre les genres journalistiques que constituent le reportage ou la nouvelle proprement dite d’une part, et l’expression d’opinions d’autre part, afin d’éviter toute confusion sur la nature des textes auprès des lecteurs. Le deuxième point reproché est d’avoir alimenté les préjugés en présentant l’huissier comme une personne insensible et sans âme, par des propos caricaturaux et l’adjonction d’une photo qui ferait prendre une orientation percutante à l’article. Le mis-en-cause répond que l’article est teinté d’humour, non pas pour ridiculiser l’huissier, mais au contraire, pour le rendre un peu plus sympathique aux yeux du lecteur malgré sa fonction répressive évidente qui consiste à livrer les mauvaises nouvelles et à saisir des biens. Les propos du journaliste dépeignant le métier d’huissier de justice ainsi que la photo publiée renforcent les préjugés et les stéréotypes envers ces derniers. Bien que les huissiers interrogés semblent de bons blagueurs, il n’en demeure pas moins que le journaliste se devait de ne rapporter que leurs propos sans les commenter. Par ces nombreux commentaires, le journaliste caricature la fonction d’huissier en les associant à des personnes qui profiteraient abusivement du malheur d’autrui.
Décision
Considérant les éléments ci-haut énoncés, le Conseil retient la plainte à l’encontre du journaliste Fabien Deglise et du quotidien Le Devoir .
Analyse de la décision
- C03A Angle de traitement
- C17D Discréditer/ridiculiser
- C17G Atteinte à l’image
- C18C Préjugés/stéréotypes
- C20A Identification/confusion des genres
Date de l’appel
18 February 2005
Décision en appel
Les membres de la Commission d’appel ont jugé fondé l’appel interjeté par Le Devoir, en renversant conséquemment la décision émise en première instance. La décision de la Commission repose pour l’essentiel sur les éléments suivants: – l’article en cause ne comporte pas de commentaires de son auteur, de l’avis des membres de la Commission, mais demeure à l’intérieur des paramètres du journalisme d’information; – le lecteur apparaît tout à fait apte à faire la part des choses eu égard à la profession de huissier, considérant l’approche et le ton volontairement fantaisistes du texte de Fabien Deglise; – en revanche, une réserve est maintenue concernant l’utilisation discutable de la photo servant à illustrer le reportage de M. Deglise. Pour ces motifs, et au-delà d’une unique réserve, l’appel est retenu.
Griefs pour l’appel
M. Jules Richer, directeur de l’information au journal Le Devoir.