Plaignant
M. Gaston Naessens et le Centre expérimental de recherches biologiques de l’Estrie inc. et CERBE distribution inc.
Mis en cause
M. Pierre Duchesne, journaliste, Mme Christine Gautrin, réalisatrice, M. Jean Pelletier, directeur Service des grands reportages et documentaires et la Société Radio-Canada
Résumé de la plainte
M. Gaston Naessens porte plainte contre le reportage sur la Fondation Lucie et André Chagnon présenté à l’émission «Zone Libre » du 12 mars 2004, dont une portion était consacrée à ses travaux scientifiques. Selon lui, le journaliste a manqué d’objectivité et de professionnalisme dans le traitement de l’information et avait l’intention de nuire à sa réputation.
Griefs du plaignant
M. Gaston Naessens soutient que le but du reportage était de «démontrer comment la [Fondation Lucie et André Chagnon] […] s’était intéressée à [ses] travaux», principalement sa théorie somatidienne.
Selon lui, il est évident que l’intention première du journaliste et de la réalisatrice était de nuire à sa réputation, de discréditer ses travaux et de susciter un doute quant à l’efficacité de son produit, le 714X. Il y aurait eu un net manque d’objectivité et de professionnalisme.
Par ailleurs, plusieurs faits n’auraient pas été présentés tels qu’ils étaient en janvier 2004, c’est-à-dire au moment de la préparation du reportage. Au contraire, le journaliste aurait plutôt choisi de réanimer une controverse vieille de 40 ans.
Plus précisément, M. Naessens soutient que:
· Il est erroné de dire que la Fondation finançait ses recherches «depuis des mois» alors qu’elle n’a financé qu’un seul projet de trois mois entre le 15 août et le 15 novembre 2003;
· Utiliser le mot «échafaudée» pour qualifier sa théorie est péjoratif et «laisse […] sous-entendre le manque de sérieux de [sa] théorie somatidienne» et «porte atteinte à tous [ses] travaux effectués depuis plus de 50 ans»;
· Le journaliste n’aurait pas dû ramener sur la place publique la controverse selon laquelle il aurait été accusé (et exonéré) de pratique illégale de la médecine en 1989. Selon lui, le but du reportage était plutôt d’apporter «les éléments nouveaux au dossier Naessens survenus depuis 1989»;
· Il est erroné de dire qu’il est un chercheur autodidacte puisqu’il est formé en sciences;
· Il n’a jamais prétendu, contrairement à ce qui a été mentionné dans le reportage, avoir découvert des indicateurs de la progression du cancer, mais seulement un test de dépistage préventif;
· Il a été affirmé faussement qu’il a inventé un produit contre le cancer. Son produit est plutôt «immunomodulateur et soutient les défenses naturelles et les différents mécanismes de l’immunité»;
· Il est tendancieux de dire qu’il a «dû quitter précipitamment [la France] en 1964 alors qu’il faisait l’objet de poursuites judiciaires pour pratique illégale de la médecine» alors qu’il a plutôt quitté son pays à la demande d’un Canadien qui lui demandait de l’aide pour son enfant et qu’il est retourné au pays pour faire face aux accusations portées contre lui. Selon lui, le public a été induit en erreur;
· Il est peu rigoureux de dire qu’il «vendait son produit à des gens condamnés par la médecine dont l’enfant Guynemer» parce que le produit en question n’a jamais été vendu et n’a été utilisé que dans le cas de cet enfant. Le produit n’était pas destiné à la vente;
· Il est diffamatoire d’avoir affirmé que le Collège des médecins a engagé des poursuites contre lui après le décès de l’enfant Guynemer. Ce serait une insinuation non fondée de lier la poursuite au décès de l’enfant. Le petit Guynemer est mort en 1964 et les poursuites ont eu lieu en 1989 pour une autre affaire;
· L’extrait présenté d’un entretien avec le docteur Augustin Roy, en 1964, n’aurait pas dû être utilisé pour insinuer que l’enfant Guynemer est mort dans des douleurs épouvantables parce qu’il a utilisé un des produits Naessens;
· Le journaliste aurait dû préciser qu’en 1989 il a été acquitté de 82 chefs d’accusation en échange d’un plaidoyer de culpabilité à quatre chefs d’accusation pour pratique illégale de la médecine;
· Contrairement à ce qui est dit dans le reportage, «[n]i Santé Canada ni la Food and Drug Administration amÉricaine [n’]ont conclu à l’inefficacité de son produit». L’omission de ces faits démontrerait l’intention du journaliste de le discréditer ainsi que de discréditer son produit, le 714X;
· Le docteur Jacques Jolivet, qui est interviewé pour les fins du reportage, n’aurait jamais fait une véritable étude de ses dossiers de recherche. Le docteur n’aurait visité son laboratoire que quelques minutes en 1990. Ce dernier lui aurait aussi prêté de mauvaises intentions (avoir empêché certains patients d’utiliser de la morphine);
· Le docteur Jolivet l’accuse sans fondement de laisser souffrir des gens. En diffusant les extraits de l’entretien avec le docteur Jolivet, le journaliste se trouve à endosser ces opinions alors qu’il aurait plutôt dû s’informer de l’évolution du dossier de la guerre contre le cancer. Il s’agirait d’une attaque contre tout le réseau alternatif de santé au Canada;
· Contrairement à ce qui a été dit dans le reportage («huit employés travaillent à produire le 714X et à le distribuer»), il est le seul à fabriquer le 714X. Il est présenté comme un exploiteur de la misère humaine et les mots «grosses affaires» et «son domaine» sont choisis pour laisser croire qu’il exploite les gens malades;
· Le fait de dire «il est heureux de la collaboration que lui offre André Chagnon» est inexact parce qu’il ne reçoit pas d’argent de la Fondation. La Fondation finance certains travaux de recherche pour valider ses résultats;
· Les faits doivent être relativisés. Même si l’aide d’André Chagnon est précieuse, elle ne représente que trois mois au cours de 55 ans de carrière;
· Il est faux de dire que le 714X a été retiré d’une politique de Santé Canada qui permettait la vente de ce produit pour des raisons humanitaires. Le produit est toujours inscrit au programme d’accès spécial de Santé Canada, sauf que d’autres critères sont utilisés pour y accorder l’accès;
Contrairement à ce que laisserait entendre le reportage, l’objectif de sa collaboration avec André Chagnon n’est pas de mousser sa réputation, mais de travailler à l’ouverture de nouvelles voies thérapeutiques pour le mieux-être de la population.
Commentaires du mis en cause
Le plaignant soutient que le but du reportage était de démontrer comment la Fondation Lucie et André Chagnon s’était intéressée à ses travaux et que le journaliste a brisé une entente de confidentialité entre l’Université de Montréal, la Fondation et lui-même, en diffusant certains renseignements.
M. Jean Pelletier répond qu’il n’a jamais été question d’accorder à une personne interviewée le droit de définir l’orientation d’un reportage. De plus, il soutient n’avoir pris aucun engagement envers M. Naessens quant à la restriction de la couverture journalistique du sujet. Il a simplement été constaté que M. Bendayan, de l’Université de Montréal, a refusé de donner une entrevue à «Zone libre » en raison de cette entente, mais M. Naessens et M. Chagnon ont accepté de leur parler des faits se rapportant à M. Naessens et à ses recherches.
Le plaignant reproche au journaliste d’avoir fait allusion au 714X (malgré l’entente de confidentialité) et d’avoir fait allusion à ses déboires avec la Corporation professionnelle des médecins du Québec et à ce qui a entouré son arrivée au Canada en 1964.
Au sujet du 714X, le mis-en-cause affirme en avoir parlé dans le reportage parce qu’il s’agit d’une des découvertes de M. Naessens. Par ailleurs, le fait que M. Chagnon montrait un grand intérêt pour ce produit faisait en sorte qu’ils devaient en parler. De plus, la controverse qu’il a soulevée au cours des années a été très documentée et permettait de jeter un éclairage sur sa démarche scientifique. Le plaignant reproche aussi au journaliste de ne pas avoir donné de précisions quant à l’évolution des travaux du professeur Bendayan. M. Pelletier se demande comment M. Naessens peut à la fois lui reprocher de ne pas avoir tenu compte de l’entente de confidentialité et à la fois lui reprocher de ne pas en avoir assez parlé.
Relativement à l’utilisation du mot «échafaudée» (une théorie échafaudée), le terme est approprié et fidèle au sens qu’en donne le dictionnaire Larousse.
Par ailleurs, relativement au procès que M. Naessens a subi en 1989, ce dernier aurait plaidé coupable à des accusations de pratique illégale de la médecine, bien qu’il soutienne qu’il a été exonéré de tout blâme.
Contrairement à ce que M. Naessens soutient (il prétend que le 714X ne lutte pas contre le cancer), il est écrit sur son site Internet que le produit peut être utile pour lutter contre le cancer. De plus, le plaignant aurait dit au journaliste que 15% des personnes en phase terminale sont guéries grâce à l’utilisation de son produit.
Les mis-en-cause n’auraient jamais insinué dans leur reportage que le petit Guynemer est décédé suite à la prise du produit Naessens.
En ce qui a trait à l’opinion de Santé Canada relativement à l’efficacité du produit 714X, M. Pelletier soutient qu’en janvier 2004, Santé Canada aurait fait parvenir aux médecins du Canada une lettre dans laquelle il serait révélé qu’il n’existe pas de données scientifiques pour appuyer l’utilisation du produit. La Food and Drug Administration n’aurait pas approuvé l’utilisation du 714X pour traiter le cancer ou d’autres maladies et elle aurait interdit son importation aux États-Unis.
Quant aux reproches qui concernent le docteur Jolivet, il est considéré comme un cancérologue et chercheur réputé et aurait été invité par M. Naessens à évaluer des cas qu’il a traités.
Au sujet de l’utilisation de la morphine, M. Naessens aurait déclaré au journaliste que la morphine diminuerait les réactions du 714X et que si la morphine est utilisée, le 714 aidera, mais ne fera pas de miracles.
Enfin, pour ce qui est des affirmations selon quoi le «chercheur d’autrefois fait de grosses affaires», c’est lui-même qui aurait dit au journaliste et à la réalisatrice qu’il avait huit employés et qu’il avait un réseau d’acheteurs très étendu.
Réplique du plaignant
Le plaignant rappelle trois extraits du reportage qu’il soutient être faux.
Il reprend son affirmation au sujet de Santé Canada et de la Food and Drug Administration et répète que ni l’un ni l’autre n’ont conclu à l’inefficacité du produit.
Il réitère que depuis, le programme d’accès spécial de Santé Canada n’exige pas de preuves d’efficacité.
En ce qui concerne les propos du docteur Jolivet, le plaignant reproche au journaliste de les avoir repris comme si le docteur était allé chez lui la veille.
Analyse
Le genre d’information auquel appartient le reportage exige un très grand degré de précision. Quel que soit l’angle de traitement retenu pour une nouvelle ou un reportage, les médias et les journalistes doivent transmettre une information qui reflète l’ensemble d’une situation et le faire avec honnêteté, exactitude et impartialité.
Le plaignant, M. Gaston Naessens, est directeur général et de la recherche de son entreprise, le Centre expérimental de recherches biologiques de l’Estrie inc.
Principalement, il reproche trois choses au journaliste Pierre Duchesne et à la réalisatrice Christine Gautrin, soit de ne pas avoir présenté les faits tels qu’ils étaient lors de son entretien avec lui et d’avoir manqué de rigueur et d’exactitude. Il regrette aussi qu’une seule version des faits n’ait été privilégiée par le journaliste. Enfin, il affirme que M. Duchesne avait l’intention de nuire à sa réputation, de discréditer ses travaux et de susciter un doute quant au produit 714X. M. Naessens serait présenté comme un exploiteur de la misère humaine; il soutient que le reportage est un exercice de désinformation magistral, monté de toutes pièces pour empêcher que son nom ne ressorte sur la scène médicale.
L’objet de la plainte de M. Naessens n’est qu’un extrait d’un reportage préparé par l’émission «Zone Libre » à Radio-Canada qui porte sur la Fondation Lucie et André Chagnon. L’analyse du Conseil de presse ne portera que sur la partie du reportage qui traite de M. Naessens et de son produit, bien que le Conseil comprenne que le but du reportage n’était pas de se pencher sur les recherches de ce dernier, ni sur la lutte contre le cancer en général.
Le Conseil a relevé quelques lacunes relativement à l’exactitude des faits qui sont présentés dans l’extrait du reportage. Contrairement à ce qui est prétendu, ni Santé Canada ni la Food and Drug Administration, aux États-unis n’ont conclu à l’inefficacité du produit 714X. Ils soutiennent cependant manquer de preuves cliniques afin de permettre l’utilisation de ce produit. Par ailleurs, Santé Canada n’a pas mis fin à la politique de vente de ce produit pour raisons humanitaires, mais en a suspendu l’application à de nouveaux patients en attendant de nouvelles preuves significatives de l’efficacité du produit.
En ce qui a trait à l’équilibre et à l’exhaustivité de l’information présentée, le Conseil de presse a noté que parmi les personnes qui donnent leur opinion sur le produit 714X dans le reportage, on compte deux médecins qui avaient déjà une opinion négative sur l’efficacité du produit 714X. Les autres personnes qui témoignent au sujet de ce produit, outre M. Naessens et son épouse, sont associés à la Fondation (M. Chagnon ainsi que les docteurs Boivin et Bernier). Dans les faits, plusieurs médecins et malades ont une opinion positive de ce produit, même si son efficacité n’a jamais été démontrée. On ne fait aucune référence à ces opinions dans le reportage. Cette constatation, jumelée au fait que le reportage insiste sur le fait que M. Naessens a un passé controversé, qu’il est autodidacte, qu’il fait maintenant de «grosses affaires» en vendant son produit «à bon prix» et qu’il reçoit du financement de la Fondation Lucie et André Chagnon (alors que c’est un chercheur de l’Université de Montréal qui a été financé pour faire des recherches sur la théorie de M. Naessens), contribue à laisser planer un doute sur l’équilibre dans les informations qui sont présentées dans le reportage.
De plus, bien que le journaliste, en mentionnant le passé controversé et judiciaire de M. Naessens, informe réellement le public, le Conseil considère que la juxtaposition de certains extraits laisse planer des doutes sur le passé judiciaire du plaignant. En effet, après avoir dit que l’enfant Guynemer soit décédé peu de temps après qu’il ait été traité avec un produit de M. Naessens, le journaliste enchaîne en disant que Gaston Naessens a fait l’objet d’un procès pour négligence criminelle lors duquel il a été acquitté de ce chef. À aucun moment le journaliste ou l’animateur ne dit que Gaston Naessens est poursuivi pour une affaire autre que celle du décès de l’enfant Guynemer et les extraits présentés laissent croire qu’il y a un lien entre le décès de l’enfant et le procès, ce qui n’est pas le cas.
Décision
Le Conseil de presse considère qu’en raison de l’obligation qu’avait l’équipe de «Zone Libre » de transmettre une information précise qui reflète l’ensemble d’une situation, les griefs qui pèsent contre le journaliste Pierre Duchesne, la réalisatrice Christine Gautrin et la Société Radio-Canada doivent être retenus.
Analyse de la décision
- C11A Erreur
- C11B Information inexacte
- C11C Déformation des faits
- C11G Rapporter des propos/témoignages erronés
- C11H Terme/expression impropre
- C12A Manque d’équilibre
- C12B Information incomplète
- C12C Absence d’une version des faits
- C15A Manque de rigueur
- C15D Manque de vérification
- C15H Insinuations
- C17A Diffamation
- C17D Discréditer/ridiculiser
- C17E Attaques personnelles
Date de l’appel
20 May 2005
Décision en appel
Bien que le reportage du journaliste Pierre Duchesne et de la réalisatrice Christine Gautrin renferme certaines imprécisions, la Commission d’appel a jugé que sur la base du droit du public à l’information, le reportage pris dans son ensemble respectait les principes déontologiques en vigueur dans le domaine journalistique.
Après délibérations, donc, la Commission d’appel retient donc l’appel déposé par la Société Radio-Canada, et ce faisant, renverse la décision de première instance.
Griefs pour l’appel
M. Jean Pelletier, directeur Service des grands reportages
et documentaires et la Société
Radio-Canada