Plaignant
Le Parti Marijuana et M. Marc-Boris St-Maurice, directeur de la Fondation Marijuana
Mis en cause
Mme Marie-Claude Malboeuf, journaliste, M. Éric Trottier, directeur de l’information et le quotidien La Presse
Résumé de la plainte
La plainte de M. Marc-Boris St-Maurice, du Parti Marijuana, porte d’une part sur un dossier de Mme Marie-Claude Malboeuf paru dans La Presse du 9 octobre 2004 et intitulé «Les ravages du pot», et d’autre part sur un article de la même journaliste le 10 octobre 2004. Selon le plaignant, Mme Malboeuf a cherché à manipuler l’opinion des lecteurs en dramatisant la consommation de marijuana.
Griefs du plaignant
Le plaignant explique qu’aucune recherche sérieuse et scientifiquement valide n’est citée pour appuyer les données des articles et que la méthode de sondage utilisée n’est pas mentionnée. Selon lui, la journaliste identifie à tort la marijuana comme cause de problèmes sociaux sans offrir de justification. Elle exprime ses opinions dans un texte à priori informatif.
M. St-Maurice reproche également à la journaliste un manque d’équilibre et d’exhaustivité. En effet, elle traite des «ravages du pot» mais précise dès le début de son article que «80 % des jeunes [faisant usage de la marijuana] en tâtent sans problème.» Le Parti Marijuana s’inquiète de ne trouver aucun exemple d’utilisateurs responsables, alors que ceux-ci représentent 4/5 des cas. Cette approche, qui se penche exclusivement sur des cas à problèmes, est jugée sensationnaliste par le plaignant. De plus, les témoignages sont livrés de façon anonyme, ce qui, selon M. St-Maurice, peut affecter la qualité de la recherche documentaire du reportage.
Selon le plaignant, le dossier est basé sur des rumeurs non fondées susceptibles d’être mal interprétées. Pour lui, ces faits anecdotiques ne sont pas représentatifs de la situation générale de l’usage de la marijuana dans nos sociétés et pourtant, Mme Malboeuf insiste sur ces aspects trompeurs. Le plaignant estime que la véracité des faits dans ces articles laisse à désirer: l’utilisation sélective de l’information prête à confusion et trace des conclusions trompeuses, voire erronées.
Au surplus, M. St-Maurice estime que la journaliste manque de rigueur lorsqu’elle fait un faux amalgame entre les termes «dépendance» et «usage prolongé».
Le plaignant reproche à la journaliste d’avoir abusé de caractères de grand format afin de
manipuler l’opinion. En effet, le chiffre 15 % (consommateurs de marijuana qui deviennent accro chez les 15-24 ans) est écrit en grand format et la proportion de fumeurs de tabac qui deviennent dépendants est écrite en plus petit alors qu’elle est plus élevée(32 %).
M. St-Maurice a joint à sa plainte le dossier publié par La Presse ainsi qu’un communiqué de presse du 24 octobre 2004 invitant les médias à une conférence de presse concernant sa plainte.
Commentaires du mis en cause
Commentaires de M. Éric Trottier, directeur de l’information:
M. Trottier précise que Mme Malboeuf est une journaliste consciencieuse et qu’elle a fait une recherche exhaustive de tous les tenants et aboutissants de l’usage du pot. Il considère donc, au nom du journal, que ce dossier a été fait dans les règles de l’art journalistique et précise que le but était de parler des ravages du pot et non d’en faire l’apologie.
Commentaires de Mme Marie-Claude Malboeuf, journaliste:
La journaliste Marie-Claude Malboeuf répond d’abord au grief du Parti Marijuana concernant la pertinence du sujet. M. St-Maurice aurait préféré que La Presse taise une certaine réalité, sous prétexte qu’elle ne touche pas une majorité de personnes. La journaliste réplique qu’à ce compte, les journaux n’écriraient pas sur quantité de problèmes sociaux.
D’autre part, l’angle choisi pour le dossier en cause lui semble pertinent car inédit. La journaliste explique n’avoir jamais lu de reportage racontant et expliquant l’abus de marijuana et ses conséquences. Pourtant, le sujet est de mieux en mieux documenté, comme l’atteste le rapport 2002 du Comité sénatorial spécial sur les drogues illicites ou encore un document des spécialistes français de la santé. La journaliste estime avoir joué son rôle de journaliste en allant auprès des jeunes, des parents, dans les écoles, les hôpitaux et les centres de réhabilitation.
D’autre part, Marie-Claude Malboeuf explique que le problème est sérieux. Tous les thérapeutes, les médecins, les travailleurs de rue et les intervenants interrogés lui ont confirmé son existence et l’importance d’en parler. D’après les études, un jeune sur cinq est touché et parmi les consommateurs de 15-24 ans, 15 % sont accros.
Enfin, la journaliste précise que le rôle des médias est de parler des problèmes sociaux pour alimenter les débats. L’importance de traiter des consommateurs abusifs peut autant appuyer la thèse des tenants de la décriminalisation que celle de ses opposants. En effet, elle soulève d’importantes questions quant à l’allocation des ressources en toxicomanie, la
prévention médicale et l’éducation publique au sujet de cette drogue. Selon Mme Malboeuf, la Fondation Marijuana censure une partie de la vérité et se plaint au Conseil de presse dans le seul but de s’emparer des micros.
Quant à l’exactitude des faits, la journaliste précise que ses articles ne sont pas basés sur des anecdotes et des rumeurs mais sur le témoignage de six jeunes et parents (dont la demande d’anonymat est compréhensible compte tenu du sujet) et de 41 experts, chercheurs et intervenants de première ligne. Les données statistiques rapportées sont toutes tirées d’études gouvernementales exhaustives (du Québec, du Canada, de la France et de l’Organisation mondiale de la santé) et d’études universitaires. D’ailleurs, les sources sont souvent citées au bas des articles.
D’autre part, la journaliste contredit le plaignant qui prétend qu’aucun usager régulier n’a été interrogé. En effet, dans le cahier «PLUS» de l’édition du dimanche 10 octobre 2004, Mme Malboeuf a demandé à son collègue Nicolas Bérubé de rédiger un article dans cette optique. Le texte, intitulé «On ne fait pas juste fumer dans la vie» laisse la parole à trois jeunes: Éric, Sébastien et Michel, qui expliquent fumer occasionnellement sans connaître de problèmes semblables à ceux évoqués dans l’enquête du samedi 9 octobre 2004. À la demande de Mme Malboeuf, l’article incorporait un extrait de l’entrevue de M. Richard Pesant, un thérapeute qui précisait que la plupart des jeunes n’ont pas de problèmes de
consommation.
Mme Malboeuf répond ensuite au plaignant qui lui reprochait son manque de nuances. La journaliste rétorque que dès l’introduction de la série d’articles, l’enquête précise que 80 % de jeunes consommateurs de cannabis s’en tirent bien. Mme Malboeuf a relevé toutes les paroles d’experts cités dans son article et mentionnant qu’on peut très bien fumer sans grand danger. D’autre part, l’enquête relativise l’ampleur du problème, montrant que l’abus de marijuana résulte souvent d’autres problèmes liés à l’individu.
En outre, le plaignant se trompe lorsqu’il accuse La Presse de ne pas distinguer la dépendance et l’usage prolongé. En effet, la journaliste a pris soin de reproduire les critères de l’abus et de la dépendance, issus du manuel des psychiatres.
Concernant l’impression de tel chiffre plus gros que tel autre, elle témoigne du souci de la journaliste de situer l’information dans son contexte. Ainsi, Mme Malboeuf explique avoir
comparé la dépendance au pot aux autres dépendances plus répandues. Selon elle, il est normal d’avoir fait ressortir la statistique relative au pot par rapport aux autres statistiques, puisqu’elle faisait l’objet de l’article. De même, il est normal, dans un texte, de donner l’information principale en amorce et les comparatifs ensuite.
Enfin, quant à l’exhaustivité de l’information, la journaliste mentionne qu’elle ne pouvait traiter de tous les aspects de la consommation de marijuana, dans la mesure ou elle avait circonscrit le problème à un angle précis.
La journaliste réfute l’accusation de sensationnalisme. L’intérêt de La Presse au sujet de la
consommation de pot ne s’est jamais démenti, comme l’attestent les 36 articles de Mme Malboeuf sur le sujet (dont sept citant M. St-Maurice et près d’une vingtaine traitant des vertus thérapeutiques de la marijuana) ou encore les éditoriaux de Mme Michèle Ouimet favorables à la décriminalisation.
La mise-en-cause a joint à sa plainte la liste des experts interrogés, la liste des sources documentaires utilisées par La Presse pour le dossier «Les ravages du pot»,
la série d’articles du samedi 9 octobre 2004, les cinq pages du cahier «PLUS» du dimanche 10 octobre 2004, 32 articles qu’elle a rédigés sur le pot et six éditoriaux de Mme
Ouimet sur la décriminalisation du cannabis.
Réplique du plaignant
Selon le plaignant, la présentation de l’information porte à confusion dans la série d’articles de Mme Malboeuf. Selon lui, le titrage de l’enquête est exagéré et n’est pas représentatif du contenu des reportages. En effet, le titre laisse entendre que «les
ravages du pot» sont généralisés alors que les experts cités démontrent le contraire. Par exemple, un titre tel que «Quand le pot fait des ravages» aurait été plus représentatif du contenu de l’article et moins susceptible de manipuler l’opinion des lecteurs.
Le plaignant revient aussi sur le commentaire de la journaliste qui explique mettre toujours l’information principale en amorce. Pourtant, dans un article publié en page 2 du cahier «PLUS» de La Presse du 10 octobre 2004, la journaliste affirme dans le chapeau que «[l’] usage du cannabis augmenterait les cas d’agressions chez les jeunes consommateurs» et mentionne que les jeunes consommateurs de cannabis commettent plus d’agressions que les autres adolescents, s’appuyant sur une enquête du professeur Serge Brochu. Pourtant, à la fin de l’article, ce même professeur ayant réalisé le sondage «doute malgré tout que le cannabis puisse causer la violence». Ainsi, selon M. St-Maurice,
l’information énoncée dans le chapeau n’exprime en rien le contenu de l’article. Ceci prouve à ses yeux que La Presse tolère ce genre de commentaire comme pratique courante.
COMMENTAIRES À LA RÉPLIQUE
Commentaires de M. Éric Trottier, directeur de l’information:
M. Trottier renouvelle son soutien à Mme Malboeuf et précise que la présentation de
l’information a été effectuée dans les règles de l’art. Le directeur de l’information explique en effet que La Presse n’a pas dérogé à son cahier de normes graphiques pour mettre en page le dossier «Les ravages du pot».
D’autre part, M. Trottier précise que La Presse doit titrer court et que les journalistes ne peuvent résumer en une courte phrase tout le contenu d’un article. Les titres, sous-titres et exergues sont conçus pour inviter les lecteurs à lire les articles et ainsi obtenir toutes les nuances que peut contenir un sujet, sans pour cela tomber dans le sensationnalisme.
M. Trottier considère que Mme Malboeuf a fait une recherche sérieuse et de longue haleine et que La Presse n’a pas à prendre position dans la croisade de M. St-Maurice.
Commentaires de Mme Marie-Claude Malboeuf, journaliste :
Mme Malboeuf revient sur la présentation de son article du 10 octobre 2004, intitulé «Le
pot ne rend pas seulement cool». La journaliste soutient que le sous-titre (et non pas le chapeau) de l’article donne un parfait avant-goût de ce qui attend les lecteurs en lisant le texte correspondant. D’une part, l’usage du conditionnel signale que la question n’est pas tranchée et d’autre part, certains experts, tels que les Drs Stéphane Proulx et Guy Tremblay, cités dans l’article, attribuent bel et bien les dérapages violents au cannabis.
Par ailleurs, bien qu’il ne veuille pas sauter trop vite aux conclusions, le professeur Brochu envisage lui-même que certains actes violents puissent être «attribuables à la consommation». La majorité des jeunes avec qui il s’est entretenu lui ont dit que la drogue ne s’était pas «emparé d’eux», ce qui lui fait conclure que «16 % des actes violents peuvent être attribués à la consommation, pas plus». Selon Mme Malboeuf, que 5 %, 10 % ou 15 % des actes violents soient causés par la consommation de pot, il s’agit de toute façon d’une augmentation. Sans parler des jeunes qui, même s’ils n’attribuent pas leur désir de violence à leur consommation, affirment qu’ils n’auraient pas eu le courage de passer aux actes sans drogue. La journaliste précise que, juste après la publication de cet article, le professeur Brochu lui a envoyé un courriel pour lui dire que ses articles étaient bien recherchés et apportaient des nuances nécessaires pour le lecteur.
Analyse
La déontologie du Conseil de presse mentionne que les médias doivent traiter l’information recueillie sans déformer la réalité. Le recours au sensationnalisme risque de donner lieu à une exagération et une interprétation abusive des faits et des événements et, d’induire le public en erreur quant à la valeur et à la portée réelles des informations qui lui sont transmises.
De l’avis du Conseil, la journaliste Marie-Claude Malboeuf a fait preuve de pondération. Elle aborde la consommation de marijuana dans ses articles depuis 1997 et avait décidé cette fois-ci d’informer les lecteurs d’un problème ignoré des médias et pourtant souligné par de nombreux médecins. Même si la plupart des jeunes consommateurs s’en tirent sans problème, un cinquième d’entre eux subit bel et bien les ravages du pot. Le sujet est donc d’intérêt public car il est susceptible de concerner directement ou indirectement les lecteurs.
Contrairement à ce que prétend M. St-Maurice, le Conseil considère que la journaliste a été suffisamment nuancée. Une recherche conséquente lui a permis d’étayer solidement son dossier sur des statistiques ou des témoignages de jeunes, de parents ou de spécialistes. En contrepartie, elle laisse souvent la parole à des avis contradictoires dans ses articles et n’exprime pas son opinion.
Aux yeux du Conseil, la journaliste s’est appuyée sur des recherches rigoureuses et des sondages officiels même si leurs sources n’apparaissent pas systématiquement. Cet oubli ne revêt qu’une importance mineure en regard de la qualité de l’enquête. D’autre part, Mme Malboeuf ne fait pas d’amalgame entre «dépendance» et «usage prolongé». Elle précise les définitions de l’abus et de la dépendance au sens psychiatrique et prend soin de décrire les symptômes et l’ampleur de la consommation des jeunes accros au pot.
Si la journaliste ne fait pas écho aux consommateurs réguliers dans l’édition du 9 octobre 2004, la deuxième partie du dossier «Les ravages du pot» (10 octobre 2004) laisse la parole à trois jeunes qui consomment du pot sans problème (dans l’article de M. Bérubé intitulé «On ne fait pas juste fumer dans la vie»). Au regard de la totalité de l’enquête, l’équilibre de l’information est respecté.
Enfin, concernant la mise en page, le Conseil considère que la journaliste a eu raison de mettre en valeur le pourcentage qui concernait directement son dossier. D’autre part, dans l’article du 10 octobre 2004, «Le pot ne rend pas seulement cool», le sous-titre correspond bien au contenu de l’article, puisque l’utilisation du conditionnel exprime les nuances apportées au sujet du sondage par différents spécialistes.
Décision
Le Conseil de presse ne retient donc aucun des griefs de M. St-Maurice et rejette sa plainte contre Marie-Claude Malboeuf et le journal La Presse.
Analyse de la décision
- C01C Opinion non appuyée sur des faits
- C03D Emplacement/visibilité de l’information
- C12A Manque d’équilibre
- C14A Sensationnalisme/exagération/insistance indue
- C15A Manque de rigueur