Plaignant
M. Éric Bergeron
Mis en cause
M. Rodolphe Morissette, journaliste, M. Serge
Labrossse, directeur général de la rédaction et le
quotidien Le Journal de Montréal
Résumé de la plainte
M. Éric Bergeron, psychologue mandaté par la cour lors du
procès de M. Éric Girard, reproche à M. Rodolphe Morissette, qui couvrait
l’audience du 16 novembre 2004, d’avoir déformé ses propos dans son article du
23 novembre 2004.
Griefs du plaignant
Le plaignant reproche à M. Morissette de lui avoir imputé
des propos qu’il n’a jamais tenus et qui sont plutôt les dires de l’avocat de
la défense. Le journaliste va jusqu’à prétendre: «Le psychologue
Éric Bergeron écrit», pour ensuite citer de manière erronée le rapport
psychologique, qu’il n’a jamais lu.
M. Bergeron cite quelques erreurs du journaliste. Par
exemple, ce dernier le qualifie de langue de bois alors qu’il n’a jamais lu le
rapport.
De plus, M. Morissette lui fait dire que les actions de M.
Girard n’ont aucune conséquence grave. Le psychologue explique que c’est vrai,
en un sens, puisque la gravité sous-entend des blessures ou la mort de
quelqu’un. Toutefois, M. Morissette ne tient pas compte de la phrase toute
entière, qui soulignait la dangerosité des actesen question : «Par pure
chance, les actes de Girard n’ont encore eu aucune conséquence grave. Nous
devons tenir compte de la forte possibilité que cette chance vienne à
manquer.»
Selon l’article, le psychologue pense que M. Girard a eu sa
leçon, alors que M. Bergeron a dit exactement l’inverse. C’est l’accusé qui a
dit cela mais aucun crédit n’a été accordé à ses dires.
Le journaliste écrit aussi: «Son agir s’explique
par l’effet des « agents intoxicants »». Or, le plaignant a écrit
le contraire, ce qui a été rapporté par Me Hanafi à
l’audience: «ne pas trop tenir compte des agents
intoxicants».
Selon M. Morissette, le psychologue a écrit que M. Girard
donnait des signes de réadaptation positive. Le plaignant a dit plutôt que
certains éléments du dossier de l’accusé permettent d’espérer une réadaptation
mais il a ensuite enchaîné sur une série de facteurs laissant craindre à une
récidive. Dans son rapport, M. Bergeron mentionnait que l’accusé allait
récidiver s’il n’était pas traité, et qu’il n’allait pas effectuer de démarches
en ce sens dans un cadre ouvert (c’est-à-dire en liberté). Ces éléments ont été
ignorés par le journaliste.
Le plaignant rappelle que le rôle d’un expert-évaluateur
à la cour repose en grande partie sur la réputation. Il explique que M.
Morissette a porté atteinte à son intégrité professionnelle sans même prendre
le temps d’avoir des éclaircissements de sa part sur un rapport qu’il n’a pas
lu (il le lui a dit lors d’une conversation téléphonique).
Le jour de parution de l’article, M Bergeron a téléphoné au
journaliste pour lui demander une rétractation en raison des erreurs commises,
mais ce dernier lui a ri au nez. Le plaignant a également contacté M.
Labrosse, qui n’a pas retourné son appel.
Commentaires du mis en cause
M. Rodolphe Morissette précise que le reporter judiciaire n’a pas pour
rôle de mener l’enquête en consultant un rapport d’expertise ou en interrogeant
le psychologue, comme le croit le plaignant. Son travail consiste plutôt à
rapporter pour le public les séances des tribunaux.
M. Morissette signale que les passages du compte rendu du journaliste
que conteste le plaignant se rapportent principalement à ce qu’a déclaré en
cour l’avocat de l’accusé, Me Hanafi, lequel évoquait
à l’appui de sa position, le rapport psychologique de M. Bergeron. Que l’avocat
plaideur ait omis de mentionner des passages du rapport de son expert ou qu’il
en ait mal compris d’autres, cela ne saurait être reproché au journaliste. En
effet, la Loi sur la presse précise que la publication des séances de tribunaux
dans un journal est privilégiée, pourvu que ces séances ne soient pas tenues à
huis clos et qu’elles soient rapportées fidèlement et de bonne foi.
Le mis-en-cause a joint à son commentaire
l’enregistrement officiel de la séance du tribunal du 16 novembre 2004 ainsi
que la transcription écrite du passage en lien avec le rapport du psychologue,
en comparaison avec les extraits de l’article mis en cause.
Le journaliste remarque que ni le juge, ni la
Couronne, ni l’accusé n’a contredit les conclusions du psychologue telles
qu’évoquées par l’avocat. M. Morissette précise donc que son compte rendu ne
portait pas sur le rapport psychologique mais sur ce qui en a été dit devant le
tribunal, principalement par Me Hanafi.
Le plaignant
reproche au journaliste d’avoir écrit qu’il pensait que M. Girard avait eu sa
leçon. En réalité, c’est l’avocat de la défense qui a dit: «Le
psychologue dit que Monsieur
[Girard] certifie qu’il a compris la leçon»
mais ne dit pas si le psychologue a cru l’accusé. Le plaignant soutient que,
dans son rapport, il précisait qu’il ne croyait pas l’accusé
sur ce point; mais cela n’a pas été dit en cour. Les citations du rapport
psychologique ont pu amener le journaliste à penser que M. Bergeron pensait
aussi que l’accusé avait eu sa leçon.
M. Morissette
revient ensuite sur ce qu’il qualifie comme un commentaire, sur la prétendue
langue de bois du psychologue. Il prétend se baser sur des tournures telles
que: «l’investissement adéquat dans la sphère du travail»,
«la capacité de s’ouvrir sincèrement face à ses difficultés»,
«il n’a jamais eu de conséquences graves sur la société».
À propos de
cette dernière phrase, le journaliste explique qu’il a retranscrit correctement
la citation de l’avocat concernant le rapport. D’ailleurs, le plaignant a admis
qu’elle était «vraie en un sens», puisqu’elle entendait des
blessures ou la mort de quelqu’un. Pourtant, M. Bergeron se contredit ailleurs
dans son rapport, lorsqu’il juge impératif que M. Girard ait accès à une
thérapie personnelle «pour lui permettre une fois pour toutes de régler
certaines blessures du passé». Pour M. Morissette, il existe des
conséquences sociales graves qui ne sont ni des blessures physiques, ni la
mort. Selon lui, cette façon métaphorique et approximative de s’exprimer est
caractéristique de la langue de bois, de même que la phrase: « des
facteurs nous laissant craindre et à une récidive et à l’incapacité de cette
personne de travailler sa problématique à l’extérieur d’un encadrement
fermé». Selon le journaliste, ceci relève non pas du jargon scientifique
mais plutôt ésotérique.
M. Morissette
précise qu’il s’agit de son opinion mais que rien n’interdit au journaliste
d’émettre des opinions sur des questions d’intérêt public. Il note que son
article ne comporte aucune trace de mauvaise foi et est dépourvu d’injures. Le
journaliste est conscient que le rôle d’expert- évaluateur repose en grande
partie sur la réputation. Toutefois, cela ne signifie pas qu’on doive se garder
de discuter publiquement ce que dit ou écrit l’un ou l’autre sur des questions
d’intérêt public.
M. Morissette raconte avoir reçu, au moment de la parution de l’article, un
appel de M. Bergeron au bord de la crise de nerfs. Il lui aurait alors expliqué
calmement que sa carrière n’était pas finie et n’aurait pas ri de lui avec
mépris. Son rire était semblable à celui d’un vieillard parlant à un plus jeune
en tentant de lui faire comprendre qu’il s’énerve pour rien.
Réplique du plaignant
Le plaignant précise qu’il ne remet pas en cause le droit du
journaliste de couvrir de manière consciencieuse les débats judiciaires, tel
que le prétend M. Morissette. Néanmoins, si l’on suit la logique du
mis-en-cause, tout journaliste serait en droit de rapporter
des débats portant sur une évaluation psychologique en laissant croire au
lecteur que ces propos sont tenus directement par le psychologue. Dire:
«le psychologue Bergeron écrit» sans avoir eu aucun contact avec le
rapport donne l’impression d’une citation directe du rapport. Le journaliste ne
mentionne pas qu’il rapporte des débats et impute à une personne les propos
d’un tiers.
D’autre part, quand M. Morissette défend son utilisation de
l’expression «langue de bois», les exemples qu’il choisit montrent
sa méconnaissance en matière d’expertise psycho-légale,
souligne le plaignant. Ainsi, les expressions citées par le journaliste:
«capacité de s’ouvrir sincèrement face à ses difficultés» et
« investissement adéquat dans la sphère du travail» sont deux
facteurs importants du risque de récidive. Selon M. Bergeron, en appelant
«langue de bois» des facteurs bien connus, le journaliste fait
preuve d’un mépris gratuit envers un domaine qu’il ne maîtrise pas totalement.
Le psychologue indique que tous les gens côtoyant le milieu
légal comprennent que «conséquences graves» sous-entend un tort
important causé à autrui ou à la société. Aux yeux du plaignant, M. Morissette
est de mauvaise foi lorsqu’il dénonce ses prétendues ambiguïtés. D’ailleurs, le
journaliste aurait sciemment coupé la citation de l’avocat qui comprenait
l’expression «par chance». Selon M. Bergeron, l’article vise à
tracer les portraits d’un criminel récidiviste, d’une justice trop clémente et
d’un psychologue «à la langue de bois» négligeant le passé chargé
d’un criminel.
Le plaignant raconte que, lors des débats, la suggestion des
cours de français, ramenée par l’avocat de la défense, a été mise de côté par
le juge avec raison. En effet, cette suggestion est secondaire dans le rapport
et n’est pas liée directement à la réadaptation de M. Girard. Or, le
journaliste la rapporte de manière à ridiculiser l’expertise en faisant
ressortir l’impertinence d’une suggestion. Selon M. Bergeron, tout cela porte
atteinte à sa réputation.
Concernant l’échange téléphonique avec M. Morissette, le
plaignant précise qu’il n’était pas au bord de la crise de nerfs. Bien qu’en
colère, il dit avoir amorcé la discussion calmement, s’attendant à ce que M.
Morissette réalise rapidement son erreur et la corrige. Mais le journaliste a
banalisé ses erreurs. M. Bergeron lui a demandé d’en parler avec son
superviseur et de le recontacter, sous peine de
prendre des mesures légales.
COMMENTAIRES À LA RÉPLIQUE
Les mis-en-cause réitèrent que les doléances
du plaignant sont mal fondées et que le journaliste a bien démontré dans ses
commentaires, avec documents écrits et sonores à l’appui, qu’il avait fait un
rapport fidèle et de bonne foi de ce qui s’était passé devant le tribunal le 16
novembre 2004.
Analyse
La rigueur intellectuelle et professionnelle dont doivent faire preuve les médias et les journalistes représente la garantie d’une information de qualité. Elle est synonyme d’exactitude, de précision, d’intégrité, de respect des personnes et des groupes, des faits et des événements.
De l’avis du Conseil, le journaliste a cité des propos de l’avocat concernant le rapport psychiatrique, en les attribuant directement à M. Bergeron. En résultent des déformations du sens initial donné par le psychologue. Par exemple, lorsque le journaliste dit que M. Bergeron pense que l’accusé a compris la leçon, M. Morissette présuppose un fait qui n’a jamais été énoncé. Le Conseil retient donc le grief ayant trait aux propos mal attribués.
D’autre part, le plaignant regrette que le journaliste ait contredit son rapport psychiatrique. Aux yeux du Conseil, M. Morissette a diffusé une information inexacte en prétendant que les actes de l’accusé s’expliquaient par l’effet des agents intoxicants. Bien que le journaliste n’ait pas consulté le rapport psychologique, il a écouté l’avocat de la défense citer un passage du rapport qui affirmait le contraire. Le deuxième grief quant à l’inexactitude de l’information est donc retenu.
Quant à la prétendue «langue de bois» du psychologue, le Conseil de presse est de l’avis de M. Morissette qui précise que c’est un commentaire. Toutefois, même si le journaliste a le droit d’avoir un point de vue et de l’exprimer, il doit le faire dans le cadre strict du journalisme d’opinion, ce qui n’était pas le cas de la nouvelle de M. Morissette.
En outre, le journaliste ne pouvait pas savoir, sans lire le rapport, que M. Bergeron considérait la suggestion des cours de français, secondaire. Néanmoins, s’il avait correctement mentionné que c’était l’avocat qui faisait cette suggestion lors de l’audience, il aurait évité de donner tant d’importance à un élément mineur du rapport psychiatrique.
Tous les raccourcis et approximations de M. Morissette concernant le psychologue et son rapport contribuent à discréditer M. Bergeron ainsi que son travail d’expert-évaluateur. Le Conseil retient donc ce dernier grief concernant l’atteinte à la réputation.
Décision
Pour toutes ces raisons, le Conseil de presse du Québec retient la plainte portée par M. Éric Bergeron à l’encontre de M. Rodolphe Morissette et du Journal de Montréal.
Analyse de la décision
- C11B Information inexacte
- C11D Propos/texte mal cités/attribués
- C17G Atteinte à l’image