Plaignant
Mme Isabelle Porter, journaliste
Mis en cause
Mme Evelyne Springer, journaliste, M. Yves Lafontaine, rédacteur en chef et le magazine fugues
Résumé de la plainte
La plaignante, Mme Isabelle Porter, reproche au magazine fugues d’avoir plagié son article paru dans l’édition de septembre-octobre 2004 du magazine la Gazette des femmes, intitulé «Irshad Manji: La tornade musulmane».
Griefs du plaignant
Mme Isabelle Porter porte plainte en regard du plagiat dont elle s’estime être victime de la part du magazine fugues et de son journaliste et rédacteur en chef, M. Yves Lafontaine.
Dans son édition de janvier 2005, le périodique mis en cause présentait un article, signé par M. Yves Lafontaine, et présenté en ouverture comme une «Rencontre avec…
Ishrad Manji» et portait sur son essai «Musulmane, mais libre». À la lecture de ce texte, Mme Isabelle Porter estime qu’il «reprend presque mot pour mot» le contenu d’un entretien qu’elle a publié en septembre 2004, dans la Gazette des femmes.
Selon la plaignante, le journaliste de fugues se serait alors approprié les citations provenant de sa propre entrevue avec l’auteure musulmane, en plus de s’attribuer le fruit de ses recherches et de ses écrits, de même que son ton et son style. Ainsi, seuls le premier
paragraphe et la conclusion ont été modifiés en regard du texte initial. La journaliste ajoute que les mis-en-cause ont également «enfreint les droits de Mme Manji en modifiant ses propos», c’est-à-dire en remaniant les citations qu’elle avait elle-même recueillies initialement dans la Gazette des femmes. Outre ces aspects, Mme Porter précise que la seule autre différence entre les deux textes est qu’elle ne s’est «pas permise de qualifier l’article de « rencontre »» puisque l’entretien avec Mme Irshad Manji eut lieu au téléphone.
La plaignante précise que la rédaction de cet article représentait beaucoup de travail, afin d’obtenir l’entrevue, de la préparer et de la rédiger avec soin et que ce travail représente sa fierté et sa valeur en tant que pigiste, rappelant l’importance de respecter les droits d’auteur.
Mme Isabelle Porter annexe à sa plainte copie des deux articles en cause, de même qu’une lettre d’appui de Mme Claire Gagnon, rédactrice en chef du périodique la Gazette des femmes dans laquelle elle précise que le texte « Irshad Manji: La tornade musulmane» fut publié avant que l’auteure ne fasse les manchettes avec la sortie de son livre en français. La rédactrice en chef ajoute avoir été surprise de «retrouver cette entrevue, quasi mot pour mot, dans le fugues de janvier 2005» et que l’équipe de rédaction du périodique «désire témoigner des efforts inouïs déployés par Mme Porter pour obtenir cette entrevue avec Irshad Manji».
Commentaires du mis en cause
M. Yves Lafontaine rappelle d’abord le contexte. Il indique avoir effectivement discuté avec Irshad Manji, en 2003 à la sortie de son livre en anglais, mais qu’à ce moment pour diverses raisons, fugues n’a pas publié d’article sur ce livre. C’est donc à l’annonce de la sortie française du livre, à l’automne 2004, que la rédaction du magazine a décidé d’écrire sur ce sujet.
Le mis-en-cause explique ensuite que le manque de temps l’a poussé à faire appel à Mme Evelyne Springer l’une des pigistes du mensuel, qui lui aurait indiqué pouvoir aisément «entrer en contact avec l’auteure». Toutefois, selon le rédacteur en chef, le fait que «Mme Springer ait ou non parlé avec Mme Manji est accessoire», puisque à la lecture des deux textes soumis par la plaignante, il lui paraît «évident qu’ils sont presque identiques et qu’il y a eu plagiat».
Lors de la mise en page du mensuel, le texte aurait été attribué par erreur au rédacteur en chef, M. Lafontaine, alors qu’il n’aurait contribué qu’au paragraphe de présentation. Il ajoute que cette erreur est liée aux délais de travail très courts et que, dès que les responsables du périodique s’aperçoivent d’une erreur d’attribution, celle-ci est rectifiée sur la version en ligne du magazine. Les correctifs sont publiés exceptionnellement sur la version papier du mensuel, lorsqu’une demande est formulée en ce sens par l’auteur de l’article.
Le mis-en-cause ajoute qu’il «comprend la réaction de Mme Porter» et que la revue, «[e]n tant qu’organe de presse impliqué dans la communauté depuis plus de vingt ans», n’endosse, ni n’encourage la pratique du plagiat. Il se dit également conscient de l’erreur commise par le média et témoigne de son intention de «corriger la situation dans la mesure du possible».
Le représentant des mis-en-cause fait savoir qu’il a téléphoné à la plaignante afin de lui exprimer son malaise en lien avec la situation et de lui présenter ses excuses. Il a de plus envoyé un courrier électronique à la journaliste pigiste Evelyne Springer. Il précise que les textes rédigés sous la collaboration de cette dernière, au cours de la dernière année, ont été retirés du site Internet de fugues, à titre préventif.
M. Lafontaine termine en indiquant qu’afin de rectifier la situation, la rédaction du magazine fugues publiera un correctif dans sa prochaine édition, en plus d’avoir déjà retiré le texte mis-en-cause de son portail Internet et qu’un chèque de dédommagement sera également envoyé par les éditions Nitram, éditeurs du magazine, afin de «dédommager [la plaignante] pour avoir reproduit sans son autorisation son texte».
Réplique du plaignant
Mme Porter amorce sa réplique en confirmant avoir été contactée au téléphone par M. Yves Lafontaine qui cherchait à lui présenter sa version des faits. Elle ajoute également que les éditions Nitram lui ont fait parvenir un chèque de 175 $, afin de la dédommager, somme qu’elle n’a pas encaissée et qu’elle juge dérisoire.
La plaignante ajoute que les bonnes intentions manifestées, depuis le dépôt de la plainte au Conseil de presse, par les responsables du magazine fugues ne compensent aucunement le geste posé initialement. Elle précise que, quels que soient les motifs évoqués par les mis-en-cause, il y a bien eu plagiat, ce que le rédacteur en chef de fugues reconnaît franchement dans sa réplique. Mme Porter précise également que «si ce que M. Lafontaine dit est vrai, en signant l’article de l’une de ses pigistes, il porte aussi atteinte à ses droits».
La journaliste ajoute finalement avoir «déposé une plainte pour qu’on reconnaisse l’importance du plagiat», afin que les responsables en subissent les conséquences et que ces gestes cessent d’être commis.
COMMENTAIRES À LA RÉPLIQUE
M. Lafontaine précise que, bien que ce fut involontaire, les mis-en-cause demeurent conscients que fugues, en tant qu’organe de presse, et lui, en tant que rédacteur en chef du magazine, ont commis une faute en publiant le texte de la pigiste Evelyne Springer «qui reprenait l’essentiel d’une entrevue réalisée quelques semaines plus tôt par Isabelle Porter pour la Gazette des femmes». Il ajoute que depuis qu’ils ont été mis au fait de cette situation, les responsables du magazine ont tout fait pour corriger au mieux la situation.
Malgré que la plaignante ne semble toujours pas satisfaite de ce qui a pu être fait pour rétablir la situation, M. Lafontaine précise pourtant que les responsables du mensuel ont reconnu leur faute, retiré le texte plagié du site Internet de fugues, proposé un dédommagement financier à la plaignante et publié un erratum dans l’édition du mois suivant.
Le mis-en-cause affirme avoir informée la plaignante des mesures entreprises par le magazine afin de corriger la situation et lui avoir proposé un dédommagement, en lui offrant le montant qu’elle trouverait adéquat, ce qu’elle n’a pas voulu fixer, en précisant que ce n’était pas le but de sa plainte. M. Lafontaine ajoute qu’il a expliqué à la
plaignante son accord avec le fait «que le plagiat est un problème grave pour lequel il faut sévir», mais qu’il «ne s’agissait pas d’une faute intentionnelle de la part du magazine» qui ignorait complètement cette situation avant le dépôt de la plainte.
Le rédacteur en chef précise que le chèque qui fut émis à la plaignante représentait la rémunération habituellement offerte aux pigistes du mensuel pour un texte de cette longueur. Comme il se questionnait à savoir pourquoi la journaliste ne l’a pas contacté afin de lui préciser ce qui constituerait un dédommagement acceptable pour elle, M. Lafontaine l’a de nouveau appelée. Mme Porter aurait alors rétorqué que sa plainte visait «à provoquer un débat sur l’épidémie de plagiat qui sévit dans les médias» et qu’elle ne désirait pas retirer sa plainte ou en donner l’impression.
Spécifiant que l’émission du chèque cherchait à démontrer que le magazine reconnaissait l’erreur qu’il avait commise en publiant l’article fautif et que ce geste témoignait d’un désir de rémunérer la journaliste au tarif offert habituellement pour un texte de cette longueur.
Finalement, comme les mis-en-cause ont reconnu avoir été fautifs en publiant le texte de leur ex-pigiste, ils déclarent s’attendre à être blâmés par le Conseil de presse. Précisant que le plagiat est une pratique qu’aucun média ne devrait encourager, ils attestent que le magazine fugues, en tant «qu’organe de presse au service de la communauté gaie et lesbienne depuis plus de vingt ans», n’a jamais «encouragé» ou «endossé» une telle pratique.
Le représentant de fugues conclut en ces termes: «Nous espérons toutefois que le Conseil de presse tiendra compte dans sa décision que nous avons rapidement reconnu qu’il y avait eu faute, qu’il considérera toutes nos démarches pour tenter de corriger la situation et que nous sommes toujours ouverts à discuter avec Mme Porter d’une compensation monétaire.»
Le mis-en-cause annexe à sa lettre une copie du correctif publié dans la revue fugues. Ce rectificatif précise: «Dans notre édition de janvier, l’entrevue avec Irshad Manji (fournie par une journaliste pigiste et malencontreusement attribuée à Yves Lafontaine, lors de la mise en page) reprenait en grande partie un article écrit par la journaliste Isabelle Porter pour la Gazette des femmes et ce, sans avoir obtenu leur autorisation et sans en mentionner la source. fugues n’encourage pas et ne soutient pas le plagiat. Nous regrettons cette situation et nous nous excusons du préjudice encouru par chacune des parties.»
Une copie de la correspondance entre le rédacteur en chef et l’ex-pigiste du journal fugues, Evelyne Springer, fut également jointe aux commentaires. Dans cette correspondance, le rédacteur en chef demandait tout d’abord des explications à Mme Springer, en lui précisant le contexte entourant la plainte, de même qu’en précisant qu’à la lecture des deux textes, dont un fourni par la pigiste vers la fin novembre, il constate que mis à part quelques mots et tournures de phrases, il s’agit presque du même article. M. Lafontaine déclare ensuite ne pas comprendre ce qui a pu pousser la journaliste à poser ce geste, puisqu’il aurait eu une discussion semblable avec cette dernière au sujet de deux communiqués de presse qu’elle aurait retranscrits tels quels. Il spécifie également que l’article lui fut attribué par erreur dans le numéro de janvier ce qui le rend encore plus responsable de la plainte. Le rédacteur en chef précise également à Mme Springer: «En tant que média, nous sommes conjointement responsable (sic) du fait que tu aurais plagié l’entrevue.» Le journaliste demande enfin des explications à sa pigiste, l’exhortant de confirmer au Conseil de presse qu’elle a bien rédigé l’article en cause.
Dans sa réponse, la pigiste reconnaît avoir plagié le texte de la plaignante et affirme regretter son geste. Elle admet avoir manqué de jugement et précise que sa vie professionnelle fut affectée par des bouleversements d’ordre personnels. L’ex-pigiste ajoute qu’elle souhaite cesser sa collaboration avec le magazine et que si elle fut fautive dans cette affaire ce ne fut pas le cas du rédacteur en chef de fugues.
Analyse
La déontologie du Conseil de presse stipule que le fait qu’une information soit diffusée dans un média ne justifie en aucun cas un autre média de la copier ou de la reproduire impunément sans en mentionner la provenance ou sans l’autorisation de l’auteur. Le fait d’effectuer des modifications à un texte original ne permet pas non plus de se l’attribuer.
Dans le cas présent, la plaignante, Mme Isabelle Porter, reproche aux mis-en-cause d’avoir plagié son article paru dans le numéro de septembre-octobre 2004 de la Gazette des femmes .
Après examen, le Conseil constate que, mis à part quelques mots, expressions et extraits de phrases, le contenu des deux articles est en tous points identique. À la lumière des faits présentés dans la plainte, les mis-en-cause conviennent également qu’il y a bien eu plagiat. De plus, la journaliste Mme Evelyne Springer fait elle-même l’aveu de son geste.
La plaignante soutient également que les mis-en-cause ont outrepassé la liberté rédactionnelle en modifiant les citations de Mme Irshad Manji contenues dans son article. À ce sujet, le Conseil rappelle que les organes de presse et les journalistes ont le devoir de livrer au public une information complète, rigoureuse et conforme aux faits et aux événements. La rigueur intellectuelle et professionnelle dont ils doivent faire preuve est synonyme d’exactitude, de précision, d’intégrité, de respect des personnes et des groupes, des faits et des événements.
En vertu de ces principes, les mis-en-cause avaient le devoir de rapporter les propos conformément à ceux émis par l’auteure Irshad Manji. Cependant, la rédaction du magazine croyait que sa pigiste avait bien rencontré l’auteure et, à cet effet, elle ne pouvait savoir que ces citations étaient erronées. De plus, dès que ce constat fut établi par les responsables du magazine, les mesures nécessaires furent entreprises afin de rectifier la situation. Le grief n’est donc pas retenu contre le magazine fugues, mais est toutefois retenu contre la pigiste Mme Evelyne Springer, responsable de ce geste.
Mme Porter dénonçait également le fait que l’article de la pigiste Evelyne Springer fut signé par M. Yves Lafontaine. À ce sujet, le Conseil constate que M. Lafontaine reconnaît cette erreur qui s’est produite lors de la mise en page du magazine.
Bien qu’il invite à la prudence lors de l’identification de l’auteur d’un article, le Conseil remarque dans le présent cas que les responsables du mensuel ont adopté une politique pour corriger au mieux cette situation sur la version Internet du magazine lorsqu’une telle erreur se produit. Le rectificatif publié sur le site Internet des mis-en-cause, précise que l’entrevue était «fournie par une journaliste pigiste et malencontreusement attribuée à Yves Lafontaine, lors de la mise en page». Par conséquent, le grief à cet égard n’est pas retenu.
Considérant l’ensemble de la situation, le Conseil déplore qu’une situation de plagiat se soit produite. Il appert que les mis-en-cause ont reconnu leurs torts et que fugues a pris les moyens pour remédier, au mieux dans les circonstances, aux erreurs commises, en publiant un correctif, en retirant le texte plagié du site Internet du magazine, de même à titre préventif, les autres textes de la journaliste fautive parus au cours de l’année, en contactant la plaignante pour lui présenter des excuses et en lui proposant un dédommagement financier.
Décision
Le Conseil de presse blâme la journaliste Evelyne Springer pour plagiat et manquements en regard de l’exactitude de l’information. Le Conseil rappelle que les médias sont conjointement responsables des articles publiés par les journaliste qu’ils embauchent. Toutefois, après analyse des circonstances entourant le présent dossier, le Conseil ne blâme pas le magazine fugues puisqu’il considère que ses gestes ont tous été posés de bonne foi et que les mesures prises à la suite de la découverte de la situation de plagiat ont été effectués avec le professionnalisme requis.
Analyse de la décision
- C04C Identification de l’auteur
- C11D Propos/texte mal cités/attribués
- C23G Plagiat/repiquage