Plaignant
Mouvement Égalitariste et M. Rémi Tremblay
Mis en cause
M. Alain Gravel, animateur; Mmes Marie-Claude Pednault et Brigitte Guibert, recherchistes; Mme Anne Sérode, réalisatrice; M. Jean Pelletier, premier directeur, contenus, affaires publiques, reportages et documentaires et la Société Radio-Canada, et l’émission « Enjeux »
Résumé de la plainte
La plainte déposée au nom du Mouvement Égalitariste vise l’émission «Enjeux » du 22novembre 2005 de la Société Radio-Canada, portant sur la garde des enfants à la suite d’une séparation. Les personnes interrogées dans le reportage visé auraient uniquement prôné la garde exclusive des enfants par leur mère.
Griefs du plaignant
M. Rémi Tremblay porte plainte au nom du Mouvement Égalitariste en réplique à l’émission «Enjeux » du 22 novembre 2005. Selon le plaignant, cette émission aurait « surtout donné une tribune aux féministes, aux avocats membres et anciens membres (juges) du Barreau, leur permettant ainsi de répandre leur misandrie à peine voilée ».
Selon le plaignant, sous le faux prétexte de parler au nom des enfants « dans leur meilleur intérêt», les intervenants à l’émission auraient surtout prôné pour ces enfants la garde exclusive par leur mère.
M. Tremblay reproche donc à l’émission « Enjeux », son manque d’impartialité et son manque d’objectivité. Il lui reproche plus spécifiquement :
– de ne pas avoir parlé des nombreuses études qui traitent des bienfaits de la garde partagée/alternée;
– de ne pas avoir invité autant de groupes/personnes qui amènent la preuve qu’une garde partagée est saine par rapport aux groupes/personnes qui prônent la garde exclusive;
– de ne pas avoir invité des groupes de pères qui prônent la garde partagée/alternée, de même que des groupes de nouvelles conjointes, alors qu’ils sont nombreux;
– de ne pas avoir invité des enfants « heureux de pouvoir voir leurs deux parents de façon égalitaire et ce, suite à une séparation »;
– de ne pas avoir invité autant de spécialistes « neutres » et qui parlent des bienfaits de la garde partagée/alternée;
– d’avoir inscrit à son site Internet plus de liens vers les groupes et/ou « spécialistes » féministes qui sont contre la garde partagée/alternée. Le plaignant en relève douze et les commente.
M. Tremblay accuse les mis-en-cause de « jouer à un jeu démagogique » et termine en affirmant : « Le Mouvement égalitariste prône la garde partagée, mais si Radio-Canada et l’émission Enjeux veulent démolir ce concept, nous n’allons pas rester là sans répliquer vigoureusement. »
Commentaires du mis en cause
M. Pelletier amorce en indiquant que le reportage a respecté les standards journalistiques élevés de la Société Radio-Canada. Il répond ensuite plus en détail aux
griefs du plaignant..
Au reproche d’avoir donné la parole aux « féministes, aux avocats membres et anciens membres (juges) du Barreau », M. Pelletier rappelle que le reportage se voulait un questionnement sur la valeur de la garde partagée pour les jeunes enfants. Les mis-en-cause ont choisi de donner la parole principalement aux enfants et non à des représentants de groupes de pères ou de mères. Ils ont également évité de porter le débat sur la question du droit des parents. Les intervenants ont donc été choisis en ce sens.
Selon M. Pelletier, il est donc faux de prétendre qu’une tribune a été donnée à des féministes. Il indique, pour preuve, qu’une médiatrice familiale, Mme Lorraine Filion, qui participait au reportage, était également présente lors du dernier congrès de « Paroles d’hommes » à Montréal; et que cette dame est en faveur de la garde partagée mais qu’elle soutient également que ce mode de garde n’est pas adéquat dans toutes les situations. En ce qui a trait à la participation d’un avocat et d’une juge, il est apparu tout à fait normal d’avoir recours à leur expertise parce que le reportage voulait justement questionner la
nécessité ou non de légiférer en matière de garde partagée. Ce reportage s’inscrivait donc dans le contexte du débat autour de l’idée d’une loi rendant automatique la garde partagée.
Au reproche pour manque d’impartialité et d’objectivité, M. Pelletier répond que le reportage visé par la plainte a transmis une information équilibrée en donnant la parole à des experts ne faisant partie d’aucun mouvement féministe ou masculiniste. La seule question qui importait était : «Au-delà des conflits entre hommes et femmes, la garde partagée est-elle une bonne chose pour les enfants? ».
M. Pelletier rappelle que l’an dernier, la SRC a suscité un vaste débat sur la question lors de la diffusion du documentaire « La Machine à broyer les hommes », qui réclamait la garde partagée automatique lorsqu’elle est demandée par un des deux parents. On a alors vu qu’il y avait beaucoup de tensions entre spécialistes, masculinistes ou féministes. Mais au-delà des accusations et des insultes, peu de gens pouvaient répondre à une question toute simple, mais la seule qui compte : La garde partagée est-elle une bonne chose pour les enfants?
Le documentaire « La Machine à broyer les hommes », a été écrit et réalisé par un membre d’un groupe masculiniste connu, L’Après Rupture, et se voulait une dénonciation du sort que les tribunaux réservaient aux hommes engagés dans le processus judiciaire pour obtenir la garde de leurs enfants. Ce documentaire ne donnait la parole qu’aux pères dénonçant la situation qu’ils vivent, mais non aux ex-conjointes. « À la fin de cette émission, nous avions dit que nous reviendrions sur le sujet, soucieux d’équilibrer l’information diffusée ce soir-là », explique M. Pelletier. Dans le reportage visé par la plainte, « nous avons évité de tomber dans l’autre travers en ne donnant la parole qu’à des femmes vivant des frustrations autour des conditions de garde après une séparation ».
En réponse au reproche de ne pas avoir parlé des nombreuses études qui traitent des bienfaits de la garde partagée, M. Pelletier fait observer que les études auxquelles le plaignant fait référence dans sa lettre parlent d’autorité parentale conjointe et non pas uniquement de garde partagée. Le représentant de la SRC apporte des précisions et des nuances sur la portée des études citées, et sur la prudence à observer avec les études dans ce domaine. Après avoir donné des exemples sur les limites de certaines recherches, M. Pelletier précise que dans le reportage était mentionnée l’insuffisance d’études à long terme sur les effets de la garde sur les enfants de 0 à 6 ans; et il cite deux témoignages de personnalités du monde médical assez peu favorables à cet arrangement dans le cas de petits enfants.
Le plaignant reprochait aussi à « Enjeux » de ne pas avoir invité autant de groupes/personnes qui amènent la preuve qu’une garde partagée est saine par rapport aux groupes/personnes qui prônent la garde exclusive. M. Pelletier répond que le reportage ne prônait pas un retour à la garde exclusive, mais questionnait la pertinence de rendre automatique la garde partagée.
Il ajoute que « les psychiatres et psychologues présents dans le reportage remettaient en doute le partage 50-50 chez les enfants en très bas âge. M. Pelletier donne des exemples issus du reportage à l’appui de ses assertions.
En réponse au reproche de ne pas avoir invité des groupes de pères qui prônent la garde partagée, et de ne pas avoir invité des groupes de nouvelles conjointes, M. Pelletier explique que l’émission avait choisi de ne pas centrer le débat sur le droit des pères et des mères. Par conséquent, les groupes de pression ont été exclus, tant du côté des femmes que des hommes. Les mis-en-cause ne souhaitaient pas faire un débat entre féministes et masculinistes, mais bien un questionnement centré sur l’intérêt de l’enfant. M. Pelletier rappelle que des représentants de groupes de pères et d’ex-conjointes étaient présents dans le documentaire «La machine à broyer les hommes » diffusé antérieurement à « Enjeux ».
Le plaignant reprochait aussi à « Enjeux » de ne pas avoir invité des enfants qui sont heureux de pouvoir voir leurs parents de façon égalitaire. M. Pelletier répond que les enfants qui ont témoigné dans le reportage vivent tous en garde partagée à la suite d’une entente à l’amiable entre les parents. Il a été volontairement décidé d’opter pour des enfants vivant loin des conflits qui se sont transportés devant les tribunaux. Les parents étaient d’accord pour que leur enfant témoigne, ce qui signifie qu’à leurs yeux la garde partagée se déroule bien. M.Pelletier ajoute d’autres précisions contenues dans le reportage.
Le plaignant reprochait aussi à « Enjeux » de ne pas avoir invité autant de spécialistes neutres qui parlent des bienfaits de la garde partagée. Pour M. Pelletier, tous les intervenants du reportage ont été sélectionnés en raison de leur travail auprès des enfants, et non parce qu’ils représentaient un groupe de pression. Il s’interroge ensuite sur ce qu’est « un spécialiste neutre». Pour lui, un scientifique qui se ferait l’apôtre d’une thèse au mépris de la rigueur de sa profession n’est pas un spécialiste. Pour lui, ils sont neutres puisqu’ils ne font partie d’aucun lobby en faveur de la mère ou du père.
En réponse au reproche que sur le site Internet de l’émission « Enjeux » il y a plus de liens vers des groupes et/ou spécialistes féministes qui sont contre la garde partagée, M. Pelletier conteste la méthode d’analyse du plaignant des sites proposés et notamment de considérer les émissions « Maisonneuve à l’écoute » et « Ados-Radio » comme étant pro-féministes. Il souligne également que l’association « L’Enfant d’abord » n’est pas contre la garde partagée.
Le reportage contesté par le plaignant n’était, en somme, ni une entreprise de destruction ni une entreprise de glorification de la garde partagée. Le mandat d’une émission comme « Enjeux » est « de susciter un questionnement collectif sur la valeur de ce mode de garde, tout en réfléchissant sur le conflit, le partage strict du temps et les valises, et tout cela, dans l’intérêt de nos enfants », d’expliquer M. Pelletier. « Il ressortait du reportage la nécessité de faire plus d’études pour éclairer davantage les décisions prises en médiation ou par les tribunaux au nom de l’intérêt de l’enfant, comme le dit notre loi… au cas par cas, loin des recettes toutes faites » ajoute-t-il.
Réplique du plaignant
Le plaignant n’a produit aucune réplique.
Analyse
La présente décision vise uniquement à établir si les manquements à la déontologie journalistique reprochés par le plaignant peuvent effectivement être retenus contre l’émission « Enjeux » de la SRC, et non à prendre parti au débat sur le mérite de la garde partagée.
À la lecture de l’ensemble des griefs exprimés dans la plainte, le Conseil a constaté que, pour le plaignant, l’émission «Enjeux » aurait dû faire entendre de façon égale les points de vue des personnes en faveur de la garde partagée et ceux des personnes contre. C’est ainsi qu’on serait parvenu, selon lui, à présenter un reportage impartial et objectif sur la garde partagée.
Dans les faits, les mis-en-cause ont décidé de traiter du sujet de la garde partagée, mais d’une façon différente de celle qu’aurait souhaité le plaignant. C’est ce que confirme le visionnement de l’enregistrement de l’émission. L’angle annoncé en amorce est clair : « La garde partagée, une solution pour les enfants ou pour les parents? ». Le sujet est d’ailleurs reprécisé à la fin de l’introduction par la question : « La garde partagée est-elle une bonne chose pour les enfants? ».
Or, un principe reconnu dans le monde des médias depuis plusieurs décennies et que confirme le guide déontologique du Conseil, Droits et responsabilités de la presse, veut que le choix et l’angle de traitement d’un sujet reviennent en propre aux médias et aux journalistes à qui il appartient de déterminer ce qu’ils jugent pertinent pour réaliser l’objectif visé par l’émission.
Un élément contextuel dont a également tenu compte le Conseil est le fait qu’au cours des mois précédents, la SRC avait déjà diffusé dans le cadre de l’émission « Enjeux» un long reportage consacré à la question de la discrimination vécue par les hommes lors de litiges familiaux et à la détresse d’un nombre important de pères à la suite d’une séparation. Plusieurs arguments en faveur de la garde partagée avait alors pu être exprimés à cette occasion.
Le premier grief reprochait aux mis-en-cause de ne pas avoir parlé des nombreuses études traitant de la garde partagée. En vertu des principes énoncés, il appartenait aux mis-en-cause de sélectionner les éléments qu’ils estimaient les plus pertinents pour illustrer le sujet dont ils traitaient.
Les quatre griefs suivants portaient sur le choix des invités, témoins, parents, enfants et spécialistes, qui auraient dû apparaître à l’émission pour assurer l’équilibre des propos. Tel que mentionné, l’émission ne prétendait pas être un débat pour ou contre la garde partagée. De plus, le Conseil a pu observer la variété et le caractère nuancé des points de vue exposés dans ce reportage qui évitait de polariser la question dans un débat pour ou contre la garde partagée. Considérant l’angle de traitement choisi, la diversité des opinions et la liberté rédactionnelle reconnue aux médias et aux journalistes, ces griefs n’ont pas été retenus.
Un principe affirmé depuis longtemps au Québec et confirmé par la jurisprudence du Conseil veut que l’information livrée par les médias fasse nécessairement l’objet de choix qui, même fait dans un esprit d’équité et de justice, ne se mesurent pas seulement de façon quantitative.
Le plaignant reprochait à la SRC d’avoir inscrit à son site Internet un plus grand nombre de liens vers des sites qui expriment un point de vue contre la garde partagée. À cet égard, le Conseil tient d’abord à souligner que le contenu des sites cités comme hyperliens peuvent être modifiés en tout temps par leurs opérateurs et que ces modifications ne sont pas sous la responsabilité des médias.
Compte tenu de l’angle retenu pour l’émission, les mis-en-cause n’étaient pas obligatoirement tenus à une exposition symétrique des sites en faveur et contre la garde partagée. Le Conseil n’a pas constaté de manque d’équité généré par les références Internet publiées et, ainsi, ne retient pas le grief du plaignant.
Il en est de même pour le dernier grief. L’accusation portée contre les mis-en-cause pour avoir « joué à un jeu démagogique » n’a pas été retenue, faute d’avoir été démontrée.
Décision
Pour l’ensemble de ces raisons, le Conseil de presse rejette la plainte contre l’émission « Enjeux » de la Société Radio-Canada, son équipe et sa direction.
Analyse de la décision
- C03A Angle de traitement
- C03C Sélection des faits rapportés
- C12A Manque d’équilibre
- C13B Manipulation de l’information