Plaignant
M. Luc-Normand Tellier
Mis en cause
M. Gil Courtemanche, chroniqueur; M. Jules Richer, directeur de l’information et le quotidien Le Devoir
Résumé de la plainte
M. Luc-Normand Tellier reproche au chroniqueur Gil Courtemanche, dans son article du 16 septembre 2006, publié dans Le Devoir, d’avoir fait état de statistiques inexactes qui ne reposeraient sur aucune donnée officielle au sujet de la situation économique et sociale de la population rwandaise.
Griefs du plaignant
M. Luc-Normand Tellier porte plainte à l’encontre du chroniqueur Gil Courtemanche, en regard d’une chronique publiée le 16 septembre 2007, dans Le Devoir qui contiendrait des statistiques contestables.
Selon le plaignant, le journaliste stigmatiserait les efforts du gouvernement rwandais actuel qui tend « à promouvoir la propreté, l’entretien du système routier, la sécurité, la qualité des transports publics et l’élimination de la mendicité ». Il reproche au journaliste d’avancer que « beaucoup de choses n’ont pas changé » au Rwanda.
M. Tellier affirme que selon les statistiques du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) et des Nations Unies, celles avancées par M. Courtemanche ne seraient pas exactes.
Selon le plaignant, le revenu par habitant du Rwanda était, en 2003, de 1 290 $US en parité de pouvoir d’achat, selon Globalis et de 1 268 $US, en parité de pouvoir d’achat selon le PNUD. Le montant donnée par le journaliste, soit 250 $US, ne représente que le cinquième des statistiques officielles. De plus, ajoute le plaignant, sur le site de Globalis, de 1995 à 2003, on observe que le revenu par habitant est passé de 860 $US à 1 290 $US, soit une augmentation de 50 %, or le journaliste écrit que le revenu n’aurait pas changé.
Toujours, selon Globalis, le Rwanda qui était traditionnellement le pays le plus pauvre de sa région serait maintenant l’un des deux plus riches de l’Afrique centrale de l’Est avec un revenu par habitant de 1 290 $US.
En ce qui concerne la fréquentation scolaire, selon le plaignant, le PNUD estime que le taux de fréquentation au primaire, qui était de 67 % en 1990, serait passé à 87 % en 2003. Il considère que le 40 % avancé par le journaliste est loin de la réalité. De plus, ajoute-t-il, le taux d’alphabétisation serait passé de 53,3 % en 1990 à 64 % en 2003.
En ce qui a trait au taux de chômage de 70 % avancé par le journaliste, le PNUD ne donne pas de données à ce sujet. Mais selon M. Tellier, un taux de chômage de 70 % n’aurait aucun sens dans un pays ayant les données économiques du Rwanda.
Le dernier point soulevé par le plaignant est à l’effet que le Rwanda subirait actuellement, selon le PNUD, une révolution urbaine sans précédent. Le taux d’urbanisation qui n’était que de 4 % en 1975, serait passé à 18,5 % en 2003. Le PNUD prévoit qu’il sera de 40,5 % en 2015. Selon M. Tellier, le gouvernement rwandais a décidé de faire en sorte que cette urbanisation se fasse dans l’ordre et se demande s’il est justifié de lui en faire le reproche.
M. Tellier conclut en soulignant que selon lui, le journaliste dans sa chronique, ne fait état que de ses préjugés envers le Rwanda.
Commentaires du mis en cause
Commentaires de M. Gil Courtemanche, journaliste :
M. Gil Courtemanche se dit surpris de la plainte déposée au Conseil de presse. Selon lui, les « statistiques officielles » de l’ONU, ne sont généralement, en Afrique, que la reproduction de statistiques trafiquées par les gouvernements pour faire bonne impression auprès des pays donateurs, qui eux ne s’y fient jamais.
Il cite en exemple, que selon le gouvernement rwandais et l’OMS (Organisation mondiale de la Santé), l’incidence de séropositivité au HIV ne dépassait pas les 10 % à Kigali. Pourtant, ajoute-t-il, les chiffres du Centre de dépistage du sida, mené par l’Université Laval et financé par l’ACDI, parlaient de 35 % (adultes 15-45 ans).
M. Courtemanche souligne qu’il a fait des moyennes de ce qu’il a lu et entendu. Il nomme ses sources, le Newtimes, un quotidien financé essentiellement par le gouvernement rwandais; Newsline et Focus, des hebdos « légèrement indépendants ». Il dit avoir passé beaucoup de temps avec des enseignants de Butare et de Kigali qui sont du même avis que lui. Il souligne que s’il nomme l’enseignant qui est d’accord avec lui, ce dernier risquerait l’expulsion.
Il reconnaît que les « statistiques officielles » annoncent que le PNB (produite national brut) augmente, mais il ajoute que la pauvreté ne diminue pas. Aurait-il dû parler de la corruption, des privatisations qui nourrissent des amis, de l’emprisonnement de Pasteur Bizimungu, l’ancien président. Il souligne, qu’il n’existe aucune « statistique officielle » sur ces événements. Il dit ne pas fréquenter les ministères, ni les cercles universitaires, mais les gens qui vivent sur les collines et qui constatent que rien n’a changé.
Il conclut en terminant qu’il laisse au Conseil le soin de trancher entre les « statistiques officielles » et la réalité qu’il a côtoyée.
Commentaires de M. Jules Richer, directeur de l’information :
Selon M. Jules Richer, les chiffres que le plaignant citait se rapporteraient au PIB (produit intérieur brut) par habitant qui désignerait l’ensemble des biens et services produits par un pays. Sa répartition per capita ne reflèterait pas nécessairement le revenu des individus. Il ajoute que l’Agence canadienne de développement international (ACDI) donne raison à M. Courtemanche, dans l’analyse qu’elle a fait de la situation au Rwanda : « Le Rwanda est l’un des pays les plus pauvres de l’Afrique, situation qui a été exacerbée dans les années 1990 par des conflits et par l’instabilité politique – tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle régionale. Le revenu par habitant est passé de 370 $US en 1990 à 220 $US en 2004. Plus de 60 % de la population vit maintenant dans la pauvreté. »
En ce qui a trait à la fréquentation scolaire qui atteindrait 40 %, selon le journaliste, M. Tellier affirme qu’elle s’établirait à 87 %. Selon M. Richer, bien que les documents des Nations Unies confirment ce chiffre, la situation est tout autre au secondaire, car à peine 7 % des enfants fréquentaient les écoles en 1990-1991, et, aujourd’hui, les données ne sont pas disponibles. Par contre, les Nations Unies signalent que seulement 47 % des enfants se rendaient jusqu’en 5e année en 2001-2002. Sans entrer dans une guerre des chiffres, le mis-en-cause estime que le journaliste est beaucoup plus près de la réalité.
Finalement, selon le plaignant, il serait impossible que le taux de chômage s’élève à 70 % dans « un pays ayant les données économiques du Rwanda », comme l’affirmait M. Courtemanche. Puisqu’il n’existe pas à l’heure actuelle de données sur le chômage au Rwanda le jugement de M. Tellier reposerait donc sur des bases fragiles, conclut, M. Richer.
En terminant, le mis-en-cause affirme que le journaliste n’a pas déformé la réalité de la situation au Rwanda et rappelle que les journaux ne sont pas tenus de publier toutes les lettres des lecteurs qu’ils reçoivent.
Réplique du plaignant
Selon M. Tellier, M. Richer ferait fausse route quand il explique l’écart entre les chiffres de M. Courtemanche et ceux des Nations Unies, concernant le revenu par habitant par la différence entre le « revenu national par habitant » et le « produit intérieur brut par habitant ».
M. Tellier souligne qu’à peu de choses près, normalement le revenu national est égal au produit national, et que, par conséquent, le revenu national par habitant est relativement égal au produit intérieur. Le plaignant explique que la différence entre les 250 $US de M. Courtemanche et le 1 290 $US en parité de pouvoir d’achat des Nations Unies ne viendrait pas de la différence entre les concepts de revenu national et de produit intérieur. Elle viendrait plutôt de la différence entre le « revenu national brut » et le « revenu national brut en parité de pouvoir d’achat ». M. Tellier réfère aux documents de l’ACDI où l’on peut voir qu’en « parité de pouvoir d’achat », le revenu national brut par habitant est de 1 300 $US (en 2004), alors que le revenu national brut par habitant sans tenir compte des différences de pouvoir d’achat d’un dollar entre les pays est de 220 $US. Selon lui, les données en parité de pouvoir d’achat sont plus représentatives de la réalité que les données qui ignorent les différences énormes qui existent entre ce qu’on peut acheter avec un dollar amÉricain d’un pays à l’autre. Les données en parité de pouvoir d’achat viseraient justement à prendre en compte ces différences. Selon M. Tellier, il aurait été plus approprié que le journaliste utilise les données en parité de pouvoir d’achat que les données strictement monétaires qui ne veulent rien dire.
Cela dit, le plaignant souligne que le texte insistait moins sur les 250 $US que sur la stagnation économique dans laquelle se trouverait le Rwanda. Or, souligne-t-il, la Banque mondiale (BM) contredirait l’analyse de M. Courtemanche. Dans un de ces rapports, la BM explique : « Au Rwanda, toutefois, les réformes, lancées il y a trois ans dans des domaines tels que la législation du travail, l’attribution des droits fonciers, les douanes et les procédures judiciaires, portent leurs fruits et le taux de croissance économique moyen a atteint 5,2 % par an durant la période 2000-2004. » De plus, ajoute-t-il, la BM souligne les performances économiques du Rwanda qui sont nettement supérieures à celles observées dans la plupart des pays d’Afrique, et même du monde entier, ajoute-t-il.
En ce qui a trait à la fréquentation scolaire, le plaignant croit que les statistiques des Nations Unies auraient eu le mérite d’être citées, parce qu’elles indiquent une amélioration de la situation, contrairement au texte de M. Courtemanche. Selon M. Tellier, si le journaliste ne précise pas le groupe d’âge auquel s’applique ses statistiques, cela ne veut rien dire. Il suppose que le journaliste voulait dire que 40 % des jeunes de 7 à 15 (par exemple) vont à l’école, cela aurait été explicatif. Selon lui, les statistiques des Nations Unies ont l’avantage de comporter des définitions, ce qui n’est pas le cas de celles avancées par M. Courtemanche.
Finalement en ce qui a trait au taux de chômage de 70 %, M. Tellier considère que le journaliste a erré, car il souligne que le plus haut taux de chômage enregistré de toute l’histoire du Canada est celui de la Grande Crise. à cette époque, le taux de chômage n’aurait pas dépassé les 30 %. Il souligne que dans un pays soumis à des bombardements intenses, le taux de chômage peut atteindre 95 % pendant un mois ou deux, mais dans un pays en paix, il croit pouvoir affirmer qu’un taux de chômage de 70 % ne s’est jamais vu. Selon M. Tellier, si les Nations Unies se refusent à calculer le taux de chômage dans des cas comme le Rwanda, c’est que ces taux ne voudraient rien dire parce qu’ils seraient trop bas.
Il conclut en déplorant que Le Devoir n’ait pas fait appel aux données officielles pour illustrer son propos.
Analyse
Le choix et le traitement d’un sujet ou d’un événement relèvent du jugement rédactionnel des médias et des professionnels de l’information, lesquels peuvent avoir recours aux moyens les plus efficaces pour rendre l’information vivante et intéressante.
Ce faisant, ils doivent cependant livrer une information juste, équilibrée et conforme aux faits, afin de donner au public les éléments nécessaires pour éclairer son jugement sur les sujets, questions ou événements qui sont traités. Ceci n’implique évidemment pas qu’ils doivent rendre compte de façon exhaustive de tous les aspects du sujet ou d’une question qu’ils ont choisi de présenter.
M. Luc-Normand Tellier reprochait au journaliste, M. Gil Courtemanche et au Devoir d’avoir publié des statistiques inexactes sur la situation économique et sociale du Rwanda qui ne reposeraient sur aucune donnée officielle et d’avoir refusé de publier une lettre adressée au courrier des lecteurs.
Au premier grief reproché, le plaignant regrette que le journaliste n’ait pas utilisé de données officielles pour transmettre son information. Le journaliste souligne que ses sources sont le Newtimes, quotidien financé essentiellement par le gouvernement rwandais; Newsline et Focus, des hebdos légèrement indépendants ainsi que des témoignages de personnes vivant au Rwanda, dont il ne peut dévoiler l’identité, car ils pourraient être expulsés de leur pays. M. Jules Richer, le directeur de l’information, ajoute que Le Devoir a publié des informations d’intérêt public sur la base d’informations que l’on retrouve dans les documents de l’Agence canadienne de développement international (ACDI) et du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD).
Le Conseil reconnaît que le recours à des sources anonymes ou confidentielles est parfois nécessaire et légitime dans certains cas, dont celui-ci. Cependant, le journaliste aurait dû indiquer clairement aux lecteurs la provenance des sources de l’information publiée, de façon à ce que ceux-ci puissent faire la part des choses. Une telle façon de faire constitue une pratique rigoureuse et le Conseil invite Le Devoir à une plus grande vigilance en la matière. Au-delà de cette mise en garde, le grief est rejeté.
Au deuxième point critiqué, le plaignant conteste les chiffres avancés par le journaliste en regard du « revenu moyen par habitant », du « taux de fréquentation scolaire » et du « taux de chômage ».
Le Conseil considère que le choix des statistiques employées par le chroniqueur relèvent de la discrétion rédactionnelle des professionnels de l’information. Celles-ci doivent toutefois être basées sur des sources crédibles dans le contexte de chaque article ou chronique.
Dans le présent dossier, le Conseil a constaté que les statistiques contestées par le plaignant étaient notamment basées sur des données de l’ACDI et du PNUD. Le journaliste a fait un choix de contenu, ce qui était dans son droit et ce qui n’induisait nullement le lecteur en erreur. Bien que le plaignant aurait préféré y voir une information autre, aucune inexactitude n’a été relevée.
Finalement, en regard du refus de publier une lettre dans la rubrique réservée au courrier des lecteurs, le Conseil est d’avis que bien que la presse ait le devoir d’en favoriser l’accès, elle reste libre de choisir les lettres qui y seront publiées. De plus, n’ayant retenu aucun grief dans la chronique, le journal n’avait donc aucune obligation à publier la lettre du plaignant. Il n’y a donc pas lieu de retenir ce grief.
Décision
Pour l’ensemble de ces raisons et sous réserve de l’observation à l’égard des sources, le Conseil de presse rejette la plainte de M. Luc-Normand Tellier, à l’encontre du chroniqueur M. Gil Courtemanche et du quotidien Le Devoir.
Analyse de la décision
- C03B Sources d’information
- C08A Choix des textes
- C08F Tribune réservée aux lecteurs