Plaignant
M. Marc-André Dupont; La Société Saint-Jean Baptiste de Montréal (SSJBM) et M. Jean Dorion, président général
Mis en cause
Mme Jan Wong, journaliste; Mme Sylvia Stead, éditrice adjointe et le quotidien The Globe and Mail
Résumé de la plainte
M. Marc-André Dupont et la Société Saint-Jean Baptiste de Montréal, sous la plume de son président, déposent deux plaintes différentes contre la journaliste Jan Wong pour un article paru le 16 septembre 2006 dans le quotidien The Globe and Mail. Selon les plaignants, dans cet article, la journaliste a présenté d’une part, une analyse sans fondement, basée sur des préjugés et manquant de rigueur et, d’autre part, a manqué à l’exactitude et au respect envers le peuple québécois, particulièrement aux francophones.
Griefs du plaignant
La plainte de M. Marc-André Dupont dénonce l’article paru le 16 septembre 2006 dans le quotidien The Globe and Mail sous le titre « Get under the desk », et signé par la journaliste Jan Wong. Le plaignant reproche à la journaliste d’avoir « fait un lien entre les fusillades survenues au Québec et la non-intégration des immigrants à la société québécoise « pure laine » ». Cette analyse est, selon lui, sans fondement et repose sur des préjugés. M. Dupont considère que Mme Wong n’a pas fait preuve de rigueur journalistique et que, par le fait même, elle jette un discrédit sur l’ensemble des médias.
La plainte de la Société Saint-Jean Baptiste de Montréal (SSJBM), pour sa part, vise un important passage du même article qui, selon le plaignant, aurait privé le public du droit de recevoir une information juste et de qualité. Selon le président de la SSJBM, la rigueur et la pondération de l’information étaient déficientes. Le plaignant ajoute : « De plus, le texte manquait de respect envers certains groupes sociaux, en l’occurrence le peuple québécois en général et sa majorité francophone en particulier, et visait à attiser des préjugés injustes à leur endroit. » Le plaignant explique ensuite en détail les motifs de ses reproches.
Ainsi, la journaliste aurait privé le public de son droit à recevoir une information juste et de qualité. Elle aurait également manqué de rigueur, d’exactitude et de pondération en tentant de faire croire aux lecteurs que, au-delà des problèmes mentaux de leurs auteurs, il est raisonnable d’attribuer les fusillades commises par Marc Lépine à l’école Polytechnique, Valéry Fabrikant à l’Université Concordia et Kimveer Gill au Collège Dawson aux deux facteurs suivants :
1. Une législation linguistique québécoise que Mme Wong juge oppressive envers les minorités au point de pousser certains membres de ces minorités à des gestes de folie meurtrière.
2. Une préoccupation particulière qu’auraient les Québécois pour la « pureté raciale ». Cette préoccupation aurait eu pour conséquence, selon elle, la dévalorisation des membres de minorités que sont Lépine, Fabrikant et Gill (« All of them had been marginalized in a society that valued « pure laine » »), entraînant les conséquences précitées.
Pour le porte-parole de la SSJBM, ces prétentions sont des fabulations gratuites qu’aucun fait ne vient étayer. En particulier, rien dans les cibles choisies par les auteurs des trois fusillades, ni dans leurs propos, ni dans les explications écrites qu’ils ont laissées au sujet de leurs gestes, n’indiquerait une quelconque préoccupation pour la question linguistique ou pour celle des relations interethniques.
Mme Wong laisserait aussi entendre que le Québec a le monopole des incidents violents de ce type « pour faire croire, selon le plaignant, qu’on est justifié de chercher une explication dans un facteur propre au Québec seulement, par exemple la Loi 101 ». Or, selon lui, le quotidien The Gazette a publié le 17 septembre la liste des fusillades en milieu scolaire survenues au Canada avant celle du Collège Dawson, et depuis 1975, cinq sur huit seraient survenues hors du Québec.
En ce qui concerne le manque de respect envers certains groupes sociaux, en l’occurrence le peuple québécois en général et sa majorité francophone, le plaignant estime que l’article vise à attiser des préjugés injustes à leur endroit lorsque la journaliste affirme : « Elsewhere, to talk of racial « purity » is repugnant, not in Quebec », et lorsqu’elle insiste sur l’importance qu’aurait dans notre société la notion de « pure laine ».
Pour le président général de la SSJBM, il est de notoriété publique au Québec que l’expression « pure laine » est tombée en désuétude et n’est plus employée que pour flétrir le concept qu’elle représente ou pour s’en amuser. Il serait trompeur de laisser entendre que la société québécoise est particulièrement préoccupée par la « pureté raciale » : les innombrables mariages interethniques et adoptions internationales, l’élection dans tous les partis de députés de toutes origines ethniques, même dans des circonscriptions ethniquement très homogènes, prouvent régulièrement le contraire.
Le plaignant accuse ensuite l’éditeur en chef du The Globe and Mail de dérobade durant une semaine alors que M. Greenspon aurait évité toute rétractation en exprimant non pas des excuses, mais de simples « regrets » pour ce qu’il présenterait en fin de compte comme une erreur de mise en page : l’éditeur en chef laisserait entendre dans un commentaire paru le 23 septembre dans le quotidien, que les affirmations de la journaliste auraient pu figurer sous une rubrique « Opinion », plutôt que dans un reportage.
M. Jean Dorion termine en affirmant que la Société Saint-Jean Baptiste de Montréal ne conteste aucunement le droit de Mme Wong d’émettre des opinions, pas même son droit de qualifier la Loi 101 d’infâme. Il précise : « Ce que nous contestons, c’est la publication, propre à salir la réputation de tout un peuple et à inciter les lecteurs à le détester, de faussetés manifestes comme celles que nous avons dénoncées plus haut, concernant le caractère présumé propre au Québec de certains crimes, les facteurs qui auraient supposément inspiré leurs auteurs et l’obsession pour la pureté raciale qui prévaudrait au Québec ».
Commentaires du mis en cause
Mme Sylvia Stead, éditrice adjointe du quotidien explique d’abord que la journaliste a été dépêchée à Montréal pour rédiger un témoignage sur ce qui était arrivé aux personnes impliquées durant la fusillade au Collège Dawson, ainsi qu’une analyse de ce qui avait déclenché l’incident. Selon elle, dans le développement de ce long bilan, la question du « pourquoi » a été exposée de façon assez brève, mais équitable.
L’éditrice adjointe fait un retour sur les paragraphes en question et identifie ce qui appartient aux faits et ce qui relève de l’opinion. Mme Stead fait observer que la nouvelle incluait une photo de Mme Wong, ce qui devait être pour le lecteur un avertissement (signal) qu’il ne s’agissait pas seulement d’un reportage au sens strict.
La porte-parole du quotidien cite ensuite huit paragraphes de l’article de Mme Wong, entre lesquels elle insère ses commentaires.
Le troisième paragraphe se termine par la mention : « But what is also true, is that in all three cases, the perpetrator was not pure laine, the argot for a « pure » francophone. Elsewhere, to talk of racial purity is repugnant. Not in Quebec… ». Mme Stead ajoute, sous le titre « Editor’s note », le commentaire suivant : « This paragraph is clearly the writer’s opinion, although it is in fact that the three shooters had immigrant roots. »
Le quatrième paragraphe cité traite du cas de Marc Lépine dont le nom était, à l’origine, Gamil Gharbi et qui, sept ans après que sa demande d’emploi ait été rejetée par les forces armées canadiennes, a fait changer légalement son identité pour celle de Marc Lépine. « He was a francophone, but in the eyes of « pure laine » Quebeckers, he was not one of them, and would never be. » Cette fois-ci, la note indique : « This too is the writer’s opinion that he would never be one of them. The other biographical information is fact. »
L’éditrice adjointe cite encore trois paragraphes où il est question des forcenés Valery Fabrikant et Kimveer Gill. Cette fois, sous le titre « Editor’s note », le commentaire est le suivant : « The writer refers to Bill 101 to show that Mr Gill’s family must have been educated in English schools. The word infamous is the writer’s opinion. »
Le dernier paragraphe cité mentionne que M. Lépine détestait (hated) les femmes, que M. Fabrikant détestait ses collègues ingénieurs et que M. Gill détestait tout le monde, mais que tous les trois avaient été marginalisés dans une société qui met en valeur la pureté ethnique. Le commentaire est alors : « This is the writer’s opinion that the three shooters had been marginalized in part because of ethnicity. »
Mme Stead répond ensuite aux griefs de la SSJBM :
1. En ce qui a trait au reproche voulant que l’article ait manqué de respect envers certains groupes sociaux et visait à attiser des préjugés injustes à leur endroit, elle répond qu’on peut prétendre que l’opinion exprimée n’est pas respectueuse, mais il n’y a aucune démonstration de la journaliste à l’effet de prendre pour cible les Québécois francophones ou de provoquer le soulèvement de personnes contre qui que ce soit.
2. La SSJBM dit que l’article attribue les fusillades à deux facteurs principaux (au-delà des problèmes de santé mentale des tireurs), soit aux lois québécoises sur la langue et sur l’insistance exagérée des Québécois pour la pureté raciale. Selon Mme Stead, cet article pose une question plutôt que de présenter des faits et soulève une interrogation, sans conduire à aucune autre conclusion que celle des problèmes mentaux. La seule conclusion de l’article était à l’effet que ces personnes avaient été marginalisées dans une société qui valorise la pureté de la race. On n’y fait d’ailleurs mention des lois linguistiques qu’en référence au passé de M. Gill.
3. La SSJBM affirme que l’article contient des suppositions (fabrications) non fondées sur des faits. Pourtant, l’article n’évoque les causes possibles des fusillades que comme une opinion et non des faits.
4. La SSJBM est dans l’erreur quand elle affirme que The Globe and Mail a évité le sujet durant une semaine. En fait, ce serait plutôt le contraire. Le quotidien a publié de nombreuses critiques dans sa section « letters to the editor ». Il a aussi invité M. André Pratte, éditorialiste en chef à La Presse, à rédiger un éditorial qui critiquait fermement les idées exprimées.
Mme Stead ajoute que son quotidien a publié intégralement les lettres des premiers ministres du Québec et du Canada, qui dénonçaient l’article de Mme Wong. Il a également diffusé un éditorial qui demandait si les non-francophones se sentaient marginalisés au Québec. Selon l’éditrice adjointe, la réponse est que c’est une thèse qui se défend; toutefois, quand on demande « si une telle marginalisation peut avoir contribué à la violence au Collège Dawson de Montréal la semaine dernière ou à l’école Polytechnique en 1989 », la réponse est qu’il n’existe aucune preuve en ce sens.
Le quotidien aurait aussi indiqué son désaccord avec l’opinion de la journaliste. Le rédacteur en chef a écrit : « in hindsight the paragraphs were clearely opinion and not reporting and should have been removed from the story… That particular passage of the story did not constitute a statement of fact, but rather a thesis – and thus did not belong in that article. I can offer several explanations as to how the editorial control process breaks down on tight deadlines during gruelling weeks. But none are germane. The fact is they did, which is ultimately my responsibility. We regret that we allowed these words to get into a reported article ».
Pour Mme Stead, son quotidien a consacré beaucoup d’espace pour permettre un débat complet, franc et souvent critique sur l’article faisant l’objet de la plainte. Il aurait été précisé en éditorial que The Globe and Mail n’était pas d’accord avec l’opinion exprimée par la journaliste, et le rédacteur en chef a dit très clairement qu’il s’agissait d’opinions et il reconnu que la procédure de traitement journalistique avait connu des failles. Il a également indiqué qu’il regrettait que ces mots se soient retrouvés dans un reportage.
L’éditrice adjointe termine en indiquant que si la SSJBM affirme ne pas contester les opinions, dans ce cas, il s’agissait d’opinions. En outre, The Globe and Mail a répondu avec ouverture et a permis la tenue d’un débat très critique dans ses pages.
Réplique du plaignant
M. Marc-André Dupont fait valoir que, comme on peut le constater, beaucoup de commentaires des mis-en-cause vont à l’encontre de ce que la journaliste du quotidien The Globe and Mail, Jane Wong, a écrit. Ainsi, la justification de Mme Sylvia Stead serait peu convaincante. Selon lui, « le fait de donner aux lecteurs la possibilité de répondre à un article paru dans le journal n’autorise aucunement ses propriétaires ou éditeurs à permettre à n’importe lequel scribouillard de remplir les pages de sa prose ». D’autant plus, ajoute M. Dupont, que le texte des chroniqueurs est toujours en bonne place dans le journal alors que les lettres reçues occupent un espace beaucoup plus discret. Le plaignant conclut que pour beaucoup de gens, ce qui est écrit contient toujours une part de vérité; et que « ce ne sont pas les répliques tardives qui vont en changer quoi que ce soit, le plus souvent parce qu’elles n’ont pas le même retentissement que le mensonge lui-même ».
Pour sa part, le président général de la SSJBM indique qu’il n’entend pas répliquer à la réponse de l’éditrice adjointe.
Analyse
Le dossier oppose divers plaignants au quotidien The Globe 1/4 Mail et à la journaliste Jan Wong. Avant de procéder à l’analyse proprement dite du dossier, le Conseil de presse s’est d’abord arrêté à la nature du texte contesté. L’éditrice adjointe du Globe 1/4 Mail, Mme Sylvia Stead, indiquait d’abord que la journaliste avait été envoyée à Montréal pour raconter l’événement. Après avoir examiné le texte visé, le Conseil a estimé qu’il correspondait tout à fait à la définition de « reportage », telle qu’elle apparaît dans le guide des principes déontologiques du Conseil Droits et responsabilités de la presse.
Le premier grief examiné avait donc trait au respect et à l’identification des genres journalistiques. à cet égard, la déontologie du Conseil prévoit :
« Les médias et les journalistes doivent respecter les distinctions qui s’imposent entre les différents genres journalistiques. Ceux-ci doivent être facilement identifiables afin que le public ne soit pas induit en erreur sur la nature de l’information qu’il croit recevoir. […] En ce qui a trait à la nouvelle et au reportage, les médias et les professionnels de l’information doivent s’en tenir à rapporter les faits et à les situer dans leur contexte sans les commenter. Quel que soit l’angle de traitement retenu pour une nouvelle ou un reportage, les médias et les journalistes doivent transmettre une information qui reflète l’ensemble d’une situation et le faire avec honnêteté, exactitude et impartialité. […] »
C’est à partir de cette règle que le Conseil a soupesé les griefs voulant que l’article contesté ait contenu des opinions de la journaliste. Le Conseil a confirmé la thèse des plaignants. Incidemment, le rédacteur en chef du quotidien avait reconnu, dans sa Letter of the Editor du 23 septembre 2006, que le texte en question contenait des opinions de la journaliste.
Un autre grief des plaignants a également été retenu, cette fois, en regard de l’inexactitude de l’information. L’article laissait entendre, à la suite d’une citation d’un journaliste du quotidien montréalais The Gazette, que les trois fusillades répertoriées au Québec étaient les seules survenues au Canada. Or, au moins trois autres tueries sont survenues dans des provinces canadiennes. Il en va de même de la question de la frustration quant à la marginalisation linguistique. Les propos de la journaliste ne constituaient plus seulement de l’opinion non fondée sur des faits, mais une information erronée.
Les griefs suivants avaient trait au manque de respect envers certains groupes sociaux. Il va sans dire que le groupe social dont il était alors question est l’ensemble des Québécois, et plus particulièrement sa majorité francophone.
La plainte dénonçait le fait que dans son article, Mme Wong attribuait les fusillades à deux facteurs principaux (au-delà des problèmes de santé mentale des tireurs), soit aux lois québécoises sur la langue et à l’insistance exagérée des Québécois pour la pureté raciale.
Considérant qu’il a déjà été établi que ces informations ne constituaient que des opinions non fondées sur des faits, et comme elles représentaient un jugement péjoratif pour une majorité de Québécois, le Conseil a donné raison aux plaignants, estimant qu’il pouvait s’agir effectivement d’une faute éthique pour atteinte à l’image d’un groupe social, en l’occurrence la communauté francophone du Québec.
Le dernier grief avait trait à des manquements en regard de la rectification de l’information. Le rédacteur en chef a publié, 10 jours après la fusillade, un article intitulé « A point of pride, and some regrets » dans lequel il reconnaît une erreur, soit celle d’avoir permis le mélange des genres journalistiques. Par contre, jamais il ne mentionne que l’opinion de la journaliste pouvait constituer une erreur et qu’elle n’était basée sur aucun fait. Tout au plus, indique-t-il, qu’elle n’avait pas sa place dans un article d’information.
Il est excessivement rare qu’une erreur journalistique soit assez importante pour provoquer une réaction collective si forte. Dans les circonstances, le Conseil estime que les regrets exprimés par le rédacteur en chef à la toute fin d’un article qui n’était pas d’abord consacré à ce sujet ne peut constituer une rectification satisfaisante et retient le grief sous cet aspect. Le Conseil a aussi pris connaissance de la lettre du rédacteur en chef du Globe 1/4 Mail publiée dans le quotidien La Presse et souligne cette volonté du journal de répondre de ses actes journalistique dans un autre quotidien. Toutefois, cette deuxième lettre ne peut non plus constituer un rectificatif adéquat puisqu’elle ne fait pas mention des erreurs contenues dans l’article de la journaliste.
Décision
Ainsi, pour l’ensemble des raisons exposées, le Conseil de presse du Québec retient la plainte de M. Marc-André Dupont et de la Société Saint-Jean Baptiste de Montréal, et prononce un blâme contre le quotidien The Globe and Mail, contre sa journaliste, Mme Jan Wong, et son rédacteur en chef, M. Edward Greenspon.
Analyse de la décision
- C01C Opinion non appuyée sur des faits
- C14A Sensationnalisme/exagération/insistance indue
- C15C Information non établie
- C18B Généralisation/insistance indue
- C18C Préjugés/stéréotypes
- C19B Rectification insatisfaisante
- C19C Délai de rectification
- C20A Identification/confusion des genres