Plaignant
Mme Colette Bastien
Mis en cause
Mme Anne-Marie-A. Savoie, journaliste; M. Serge Labrosse, directeur général de la rédaction et le quotidien Le Journal de Montréal
Résumé de la plainte
Mme Colette Bastien porte plainte contre la journaliste Anne-Marie-A. Savoie pour manque de respect de la vie privée lors de sa collecte d’informations à l’hôpital du Sacré-CŒur de Montréal pour un article paru le 9 octobre 2006 dans Le Journal de Montréal. La plaignante trouve inacceptables les méthodes utilisées par la journaliste pour obtenir une entrevue et des photos de son frère hospitalisé, à la suite d’un grave accident.
Griefs du plaignant
Mme Colette Bastien dépose une plainte contre Mme Anne-Marie-A. Savoie, journaliste au Journal de Montréal, à la suite de la publication, le 9 octobre 2006, d’un article qui serait contraire à l’article 2.3.2 du guide Droits et responsabilités de la presse du Conseil. Cet article porte sur la vie privée et les drames humains. Il traite des principes à respecter en matière de couverture journalistique quand le devoir d’informer semble s’opposer au droit fondamental à la vie privée et entrerait en conflit avec le principe du respect des droits des personnes.
La plaignante explique qu’elle est la sŒur de M. Claude Bastien, le motocycliste blessé lors de l’effondrement du viaduc de la Concorde, à Laval, le 30 septembre 2006. Mme Bastien raconte les faits : le dimanche 8 octobre 2006, sa belle-sŒur aurait reçu un appel de la journaliste Anne-Marie-A. Savoie l’avisant qu’en compagnie d’un photographe, elle venait d’interviewer M. Bastien, et qu’elle souhaitait maintenant obtenir ses commentaires. La journaliste l’aurait alors informée qu’elle avait obtenu l’autorisation de M. Bastien pour ce faire.
La plaignante demande comment les mis-en-cause peuvent affirmer avoir reçu une autorisation d’un blessé qui venait de sortir des soins intensifs et qui était sous médication (à la morphine). Selon Mme Bastien, sa belle-sŒur aurait supplié la journaliste de ne pas publier l’article ainsi que les photos, mais elle lui aurait alors répondu de contacter son patron; ce que la plaignante aurait tenté de faire, mais sans obtenir de réponse.
Mme Bastien ajoute qu’à cause du geste de la journaliste, la direction et la sécurité de l’hôpital ont décidé de mettre le nom de son frère informatiquement en « non-divulgation » et de restreindre l’accès de sa chambre à la famille proche et aux amis. Sa belle-sŒur devenait la seule personne qui avait le droit de donner son numéro de chambre. En raison des directives de l’Hôpital, son frère n’avait même plus le droit de sortir de sa chambre sans être accompagné d’un membre du personnel hospitalier.
La plaignante trouve inacceptable les méthodes utilisées par la journaliste. Elle considère qu’il s’agit d’un manque de respect de la vie privée d’un blessé qui, selon elle, n’était pas en mesure de donner une autorisation claire et précise à une entrevue. Mme Bastien dit ne pas croire que les journalistes peuvent s’adresser ainsi directement aux blessés sans obtenir l’autorisation préalable du personnel hospitalier ou de la famille.
Commentaires du mis en cause
Commentaires de Me Bernard Pageau, procureur des mis-en-cause :
Le porte-parole du quotidien indique que la position du Journal de Montréal et de sa journaliste est qu’ils ont traité de façon respectueuse le sujet de cet article.
Me Pageau présente un rappel du point du vue des mis-en-cause : « Le 8 octobre, la journaliste et le photographe Pascal Ratthé ont rencontré Claude Bastien à l’Hôpital Sacré-CŒur. Ils se sont clairement identifiés comme représentants du Journal de Montréal. »
Me Pageau poursuit son récit : « La journaliste a demandé à M. Bastien s’il acceptait d’accorder une entrevue et ce dernier a dit « oui » sans hésitation. Il a semblé honoré d’avoir la visite du Journal de Montréal. Monsieur Bastien a accordé une entrevue et a parlé de ses blessures et de sa moto. Le photographe a demandé la permission de prendre des photos et Monsieur Bastien a accepté clairement. Monsieur Bastien a montré à ceux-ci plusieurs de ses blessures et opérations. Monsieur Bastien répondait aux questions sans problème. L’entrevue n’a pas duré plus de 10 minutes. Le photographe et la journaliste l’ont remercié et M. Bastien leur a demandé quand serait publié l’article. »
Pour le procureur des mis-en-cause, la journaliste était consciente qu’elle était devant un homme accidenté qui se remettait d’un grand choc. Ses questions étaient donc simples, directes et formulées dans le plus grand respect. Le procureur ajoute : « Suite à la publication, M. Bastien n’a jamais contacté la journaliste ou le Journal pour se plaindre de quoi que ce soit. »
Pour Me Pageau, le Journal et la journaliste ont présenté avec équilibre une entrevue avec une personne ayant traversé une tragédie majeure ayant entraîné la mort de cinq personnes. En raison des circonstances de la tragédie, il était d’intérêt public de publier une entrevue avec un survivant. Comme le public avait été informé des détails de la tragédie et savait qu’un motocycliste avait vu la mort de près, il était aussi d’intérêt public d’obtenir son témoignage et de le publier.
Le porte-parole des mis-en-cause termine en affirmant que le reportage a été sobre et non sensationnaliste. Le photographe et la journaliste n’ont pas, selon lui, « exploité le malheur de Monsieur Bastien, mais rapporté que malgré le drame ayant emporté cinq vies, une personne avait eu l’incroyable chance de survivre et pouvait maintenant en témoigner ».
Réplique du plaignant
Mme Colette Bastien précise que ses reproches à la journaliste sont à l’effet que M. Claude Bastien n’était pas dans un état pour donner une autorisation claire, à cause de sa médication. De plus, le Centre hospitalier avait informé l’inspecteur de la Sûreté du Québec d’attendre pour un interrogatoire. Selon elle, lorsque l’inspecteur a vu les photos et l’article dans le quotidien, il a immédiatement exigé d’interroger son frère.
La plaignante ajoute que, selon les services de sécurité de l’hôpital, la journaliste avait tenté à plusieurs reprises d’obtenir une entrevue auprès de son frère, ce que l’Hôpital a toujours refusé. Elle aurait attendu que son frère soit transféré des soins intensifs à une chambre régulière pour lui parler. Selon la plaignante, seule la conjointe de M. Bastien pouvait décider de donner une entrevue aux journalistes, et elle avait demandé à toute la famille de n’en accorder aucune. Par contre, son frère n’avait jamais été averti, et ce dernier ne connaissait pas à ce moment l’ampleur de l’accident. Il avait été surpris qu’une journaliste veuille lui parler, sa conjointe ne l’ayant pas avisé qu’elle recevait des appels de journalistes tous les jours.
Mme Bastien termine en réaffirmant que son frère n’était pas dans un état pour donner son autorisation. D’ailleurs, au moment de la réplique, soit le 22 janvier 2007, il était encore hospitalisé.
Analyse
La rigueur intellectuelle et professionnelle dont doivent faire preuve les médias et les journalistes représente la garantie d’une information de qualité. Si elle ne signifie aucunement sévérité, austérité, restriction, censure, conformisme ou absence d’imagination, elle est par contre synonyme d’exactitude, de précision, d’intégrité, de respect des personnes et des groupes, des faits et des événements.
À cet égard, le guide des Droits et responsabilités de la presse recommande que, lors de drames humains, les médias et les journalistes fassent preuve d’une grande prudence, de discernement et de circonspection dans la manière dont ils rapportent les faits. Ils doivent se soucier d’informer réellement le public, et doivent faire les distinctions qui s’imposent entre ce qui est d’intérêt public et ce qui relève de la curiosité publique. Ceci vaut tout aussi bien pour le traitement journalistique accordé au produit diffusé ou publié qu’à la collecte de l’information utilisée à cette fin.
La plaignante accusait la journaliste et le photographe d’avoir manqué de respect à M. Claude Bastien aussi bien dans le traitement que dans la collecte de l’information.
Après examen des photographies et des textes soumis à son attention, le Conseil a conclu que ce n’est pas sur l’aspect du traitement de l’information que pouvaient être retenus les griefs exprimés par la plaignante, les photos et les titres utilisés ayant été jugés conformes aux faits. Toutefois, le Conseil a estimé qu’il en allait différemment pour ce qui est de la collecte de l’information. à ce sujet, la plaignante déplorait que les mis-en-cause aient réalisé une entrevue avec la seule autorisation du blessé, alors que celui-ci était sous médication.
Le Conseil rappelle qu’un centre hospitalier constitue un espace privé et qu’en ce sens, les professionnels de l’information se doivent d’obtenir les autorisations nécessaires avant d’exercer leur métier en ces lieux. Les règles édictées par l’Hôpital du Sacré-Coeur de Montréal veulent qu’un usager hospitalisé ne puisse recevoir un représentant de la presse sans que les autorités concernées dans l’hôpital n’en aient donné l’autorisation; et que seul un médecin puisse confirmer qu’un usager est apte à donner un consentement éclairé à une demande d’entrevue. Après vérification auprès du centre hospitalier, il est clair que la journaliste était au courant de l’existence de ces règles, s’étant déjà vu refuser l’accès au patient.
Pour le Conseil, lorsque des faits, des événements et des situations mettent en cause le droit à la vie privée et à l’intimité des personnes, la presse doit bien soupeser et mettre en équilibre son devoir d’informer et le respect des droits de la personne. Or, les mis-en-cause n’ont jamais démontré qu’une telle autorisation leur avait été accordée par les autorités en place, ou qu’ils avaient une raison majeure de passer outre ces autorisations.
Le Conseil a estimé que, nonobstant l’accord obtenu sur place de la part du blessé, compte tenu de toutes les informations publiques et disponibles à la journaliste sur les circonstances de l’accident et l’état de santé du blessé, l’intérêt public ne justifiait pas une telle intrusion pour obtenir une entrevue.
Dans les circonstances, il est apparu au Conseil que même si les mis en-cause affirment avoir agi avec respect à l’égard de M. Bastien, rien ne justifiait le fait de pénétrer sans autorisation dans le centre hospitalier et dans la chambre du blessé, ni de réaliser des photos et une entrevue sans l’autorisation des représentants de l’Hôpital, du médecin ou de la famille du blessé. Aux yeux du Conseil, cette conduite constitue donc un manquement important à l’éthique journalistique.
Décision
Pour l’ensemble de ces raisons, le Conseil de presse retient la plainte de Mme Colette Bastien et blâme la journaliste Anne Marie-A. Savoie et Le Journal de Montréal.
Analyse de la décision
- C16G Manque d’égards envers les victimes/proches
Date de l’appel
16 October 2007
Appelant
Le Journal de Montréal
Décision en appel
Après examen, les membres de la commission d’appel ont conclu majoritairement que le code de déontologie « Droits et responsabilités de la presse » prévoit que « Les médias et les professionnels de l’information doivent être libres de rechercher et de collecter les informations sur les faits et les événements sans entrave, ni menace ou représailles. » En vertu de ce principe fondamental soutenant la liberté d’expression, les membres estiment que le CPEI a erré en considérant l’hôpital comme un lieu privé.
La commission considère aussi que le consentement de la personne interrogée est un élément clé qui justifiait la publication de l’entrevue en question. De plus, les propos du blessé, recueillis par la journaliste, sont cohérents et l’article en général était respectueux envers M. Bastien, ce dernier élément étant reconnu par le CPEI dans sa décision. La commission note aussi que le blessé lui-même n’a pas porté plainte, ni signifié son appui à la plainte. Le sujet était d’intérêt public.
Par conséquent, conformément aux règles de procédure, l’appel est accueilli.