Plaignant
M. Jean-Sébastien Fallu
Mis en cause
M. Serge Labrosse, directeur général de la rédaction et le quotidien le Journal de Montréal
Résumé de la plainte
M. Jean-Sébastien Fallu conteste le titre de la première page du Journal de Montréal du lundi 15 janvier 2007 : « 59 % des Québécois se disent racistes ». Le titre faisait alors référence à un sondage sur la perception des Québécois à l’égard de leurs propres sentiments racistes, publié dans plusieurs pages du quotidien. Le chef de pupitre du Journal aurait fait, dans le traitement des résultats, des regroupements non conformes aux usages de la profession, manquant ainsi à son devoir de pondération de l’information.
Griefs du plaignant
M. Fallu porte plainte contre la une du Journal de Montréal du lundi 15 janvier 2007. Le titre contesté était relié à un article des journalistes Louis-Mathieu Gagné et Carolyne Roy publié en page 3 sous le titre « Constat troublant ». Le plaignant précise que sa plainte « concerne l’extrait en « une » qui est choisi par le chef de pupitre et non par les journalistes ».
Le plaignant explique : « En incluant les 43 % des « faiblement racistes » dans la catégorie des « racistes » (2 % très racistes et 14 % moyennement racistes) le Journal a manqué à son devoir de pondération de l’information. Il est normalement d’usage de séparer en deux groupes les individus représentés par les choix « pas du tout » et « faiblement » d’un côté et moyennement et fortement de l’autre lorsqu’on vise à catégoriser les gens. »
Pour le plaignant « étant donné la distribution très asymétrique des réponses, il est difficile de ne pas voir dans ce comportement une provocation et un sensationnalisme visant à vendre de la copie ». Pour M. Fallu « une personne bien intentionnée et nuancée aurait plutôt titré que 16 % des Québécois sont racistes, selon la pratique courante en sondage et en science ».
Le plaignant reconnaît que le texte de l’article précise tout cela, mais il estime que les titres sensationnels, comme celui dénoncé, induisent carrément le public en erreur, particulièrement les personnes qui ne lisent pas l’article et ne voient que la une.
Le plaignant souligne enfin que le sens du mot « raciste » n’est pas défini et que plusieurs personnes ont pu répondre à une conception figée de ce concept.
Commentaires du mis en cause
Commentaires de Me Bernard Pageau, procureur des mis-en-cause :
Le porte-parole des mis-en-cause répond que M. Fallu n’est pas de ceux qui ne regardent que la une et il indique que le plaignant a lu le reportage et, particulièrement, les résultats du sondage de Léger Marketing reproduits en page 3. Selon lui, M. Fallu se plaindrait pour ceux qui n’ont pas vu la page 3. Me Pageau ajoute que le Journal est convaincu que ses lecteurs lisent les articles et les chroniques développant les sujets de la une, tout comme l’a fait le plaignant. En conséquence, il demande en vertu de quoi le plaignant, qui a lu l’article de la page 3, peut suggérer que les autres lecteurs du Journal de Montréal ne l’auraient pas fait, eux aussi.
Me Pageau réagit ensuite à la prétention du plaignant voulant qu’il aurait été préférable d’utiliser le titre suivant : « 16 % des Québécois sont racistes ». Il explique ne pas être d’accord puisque le Journal de Montréal n’a jamais titré « 59 % des Québécois sont racistes », mais plutôt « 59 % des Québécois se disent racistes ».
En ce qui a trait au pourcentage des répondants, Me Pageau estime que le plaignant aurait préféré que, pour les fins de la une, le Journal regroupe uniquement les personnes qui se disent moyennement et fortement racistes (16 %), plutôt que toutes celles qui se disent racistes, soit fortement, moyennement et faiblement (59 %).
Ce à quoi Me Pageau répond par une citation de l’article 1.2.4 du guide Droits et responsabilités de la presse du Conseil intitulée : « Les manchettes, les titres et les légendes ». Cet article indique : « Le choix des manchettes et des titres, ainsi que des légendes qui accompagnent les photos, les images et les illustrations, relève de la prérogative de l’éditeur. Il en va de même de la politique du média à cet égard et du choix des moyens jugés les plus efficaces pour rendre l’information diffusée intéressante, vivante, dynamique et susceptible de retenir l’attention du public. »
Selon Me Pageau, comme le sondage de Léger Marketing a été traité par le quotidien le 15 janvier 2007 en première page ainsi qu’aux pages 2 à 6, il est faux de prétendre que le Journal de Montréal a voulu induire la population en erreur par le titre de la une.
Le procureur des mis-en-cause relève ensuite des titres et des commentaires publiés en pages 2 à 6 du quotidien, en réaction au sondage, dont ceux de la titulaire de la Chaire en relations ethniques de l’Université de Montréal. D’ailleurs, selon Me Pageau, le Journal de Montréal a jugé important d’informer ses lecteurs des résultats de cette étude de la manière la plus complète possible en étalant sur une semaine les résultats du sondage de façon à permettre sa libre circulation et discussion. Il considère donc sans fondement la prétention du plaignant voulant que le Journal de Montréal ait eu l’intention d’induire le public en erreur.
Me Pageau relève ensuite que « Le plaignant remet en question l’intention du Journal et invoque la « pratique courante en sondage et en science ». Il répond que les mis-en-cause ont demandé l’opinion de l’expert Serge Lafrance de la firme Léger Marketing quant à l’usage dans de telles situations, opinion qu’il ajoute à sa réponse.
Le procureur des mis-en-cause fait observer que, selon M. Lafrance, l’échelle utilisée pour ce sondage est reconnue comme étant cumulative, qu’il justifie ainsi : « Une échelle est « cumulative » dans la mesure où on peut « additionner » les proportions des opinions des groupes (fortement – moyennement – faiblement – pas du tout). »
Me Pageau cite ensuite trois autres paragraphes de la lettre de M. Lafrance :
– « Rien n’indique dans la littérature qu’il faille regrouper impérativement les groupes d’opinions « pas du tout » et « faiblement » d’un côté et les groupes « moyennement » et « fortement » de l’autre côté, comme le soutient M. Fallu. »
– « Sur le plan de l’usage dans l’industrie et sur la base de notre pratique des vingt dernières années, le regroupement des groupes d’opinions (fortement – moyennement – faiblement – pas du tout) est un choix selon les situations et les contextes. Nous croyons que la publication des résultats du sondage dans l’édition du Journal de Montréal du 15 janvier a été faite selon les règles de l’art ainsi que lors de la parution de nombreux articles sur le sujet au cours de la même semaine. »
– « Nous croyons que les propos de M. Fallu relèvent d’une opinion personnelle et c’est son droit. Cependant, de notre point de vue, nous croyons que cette opinion personnelle n’est pas fondée autant au plan académique que celui de l’usage. »
Le porte-parole des mis-en-cause termine en affirmant que les résultats d’un sondage peuvent être présentés et interprétés de façons différentes. Il demande s’il y a un choix meilleur qu’un autre. Selon lui, le Journal a choisi la manière qu’il jugeait adéquate dans les circonstances, tel qu’il en avait la prérogative, et le titre était exact. Pour le procureur, ce choix était justifié quand à l’usage, comme le confirme l’expert.
Selon Me Pageau, le choix du Journal était raisonnable et ne cherchait aucunement à induire le public en erreur. Il demande donc le rejet de la plainte.
Réplique du plaignant
M. Fallu déclare que contrairement à ce qu’affirme Me Pageau, il n’a pas lu le reportage en question et donc, les résultats du sondage Léger Marketing reproduits en page 3 du Journal. Il dit avoir lu la nouvelle reprise par d’autres médias et s’être informé des détails par téléphone auprès du journaliste Louis M. Gagné. Il ajoute que c’est une évidence pour plusieurs personnes que de ne voir que la une du Journal dans une distributrice, sans lire le journal.
Le plaignant précise ensuite qu’il ne remet pas du tout en question l’échelle de mesure du sondage utilisée, et il explique : « Tel que le stipule l’expert Lafrance, sans donner davantage d’explication, cette catégorie peut changer selon les contextes. Un exemple de contexte où un tel découpage est inapproprié concerne justement une situation telle que celle avec laquelle nous sommes en présence où la distribution des répondants est asymétrique, c’est-à-dire que les réponses tendent à se regrouper vers une extrémité de l’échelle, dans ce cas-ci les réponses « faiblement » ou « pas du tout » racistes. Ce n’est pas une question juridique mais une question de rigueur scientifique, d’usage, de jugement et de pondération. »
M. Fallu termine en mentionnant que son opinion est également partagée par le chroniqueur Yves Boisvert, dans un article du 17 janvier du quotidien La Presse, qui exprimait, selon lui, des critiques similaires aux siennes.
Commentaires à la réplique
Commentaires de M. Serge Lafrance, vice-président Marketing chez Léger Marketing
M. Lafrance répond en cinq points à la réplique de M. Fallu :
1. Comme M. Fallu indique « ne pas avoir lu le reportage et, particulièrement, les résultats du sondage de Léger Marketing reproduits en page 3 », il demande si M. Fallu a lu ce reportage depuis ce temps et comment, si ce n’est pas le cas, s’il peut présenter une opinion fondée.
2. M. Lafrance rappelle que M. Fallu ne remet pas du tout en question l’échelle de mesure du sondage.
3. Il répond ensuite à l’affirmation de M. Fallu selon laquelle c’est « la catégorisation » qu’il remet en question. M. Lafrance explique alors ce qu’il voulait dire dans ses commentaires par la phrase « cette catégorisation peut changer selon le contexte », et donne un exemple puisé dans le contexte commercial : « une entreprise pourrait choisir de regrouper les personnes qui se disent « fortement », « moyennement » ou « faiblement » intéressées à un nouveau produit qu’elle souhaite introduire sur le marché puisque l’ensemble de ces personnes pourraient constituer « sa cible commerciale » ». Par contre, si le contexte, par la situation financière de cette entreprise, ne lui permettait pas de cibler l’ensemble de ces trois sous-groupes à court terme, elle pourrait faire le choix de ne retenir dans son analyse commerciale que le groupe de personnes « fortement intéressées » ou encore les deux sous-groupes « fortement » et « moyennement ». Il s’agirait simplement d’angles de lecture différents. Pour M. Lafrance « cela fait partie de l’abécédaire de notre métier et nous sommes étonnés que M. Fallu, qui a une charge universitaire, questionne cela ».
4. M. Lafrance aborde ensuite la question de la catégorisation, dont le plaignant disait que « ce n’est pas une question juridique, mais une question de rigueur scientifique, de jugement et de pondération », et qui ajoutait que le découpage était « inapproprié » dans le cas du sondage du 15 janvier 2007. M. Lafrance répond « que la rigueur et l’usage dans l’exercice de notre profession invitent justement à un principe de clarté qui est la déclinaison des résultats ainsi que le libellé de la question utilisée. à ce chapitre, non seulement les résultats transmis par Léger marketing au Journal de Montréal présentent les pourcentages pour chacun des sous-groupes de répondants […] mais en plus, une présentation graphique appuie ces résultats. Ajoutons enfin que les trois angles de lecture différents et chiffrés sont présentés dans l’édition du 15 janvier dernier […] ».
5. Le vice-président de Léger Marketing termine ainsi ses commentaires : « Globalement, nous considérons l’argumentaire de M. Fallu faible et non appuyé aux plans académique et de l’usage. Nous reconnaissons cependant à M. Fallu son droit à une opinion personnelle et à sa pleine liberté de l’exprimer. »
Analyse
Le plaignant conteste le titre de la première page du Journal de Montréal du lundi 15 janvier 2007, sur la base du regroupement des catégories utilisées dans le sondage sur le racisme au Québec, parce que les mis-en-cause auraient fait, dans le traitement des résultats, des regroupements non conformes aux usages de la profession, manquant ainsi à leur devoir de pondération de l’information.
Avant de rendre sa décision, le Conseil de presse tient à préciser que l’analyse de la présente plainte ne vise qu’à identifier d’éventuels manquements à l’éthique journalistique dans le traitement de l’information, c’est-à-dire dans la formulation de la manchette contestée. Elle ne constitue donc, en aucune façon, un jugement sur le traitement professionnel effectué par la firme Léger Marketing sur le sondage à l’origine de l’information contestée.
Le premier grief abordé a été celui sur le regroupement des catégories ayant servi à la présentation des résultats. Après examen des arguments déposés, le Conseil a estimé que, nonobstant l’expertise des parties, les avis contradictoires présentés ne permettaient pas de départager scientifiquement le grief sur la base de la pratique courante en sondage et en science.
Le second aspect examiné visait la manchette dont le « caractère sensationnel », selon le plaignant, induirait le public en erreur, particulièrement les personnes qui ne lisent pas l’article et ne voient que le titre.
à ce sujet, un principe cité dans le guide déontologique Droits et responsabilités de la presse (DERP) du Conseil indique que les manchettes et les titres doivent respecter le sens, l’esprit et le contenu des textes auxquels ils renvoient.
Après examen, le Conseil a constaté que le titre en question était effectivement relié à l’un des articles relatifs au sondage et a donc estimé qu’il ne pouvait être compris et évalué qu’en relation avec celui-ci.
Un autre principe également issu du guide déontologique du Conseil, précise que les responsables doivent éviter le sensationnalisme.
à cet effet, le guide DERP indique que les médias et les professionnels de l’information doivent traiter l’information recueillie sans déformer la réalité, car le recours au sensationnalisme risque de donner lieu à une exagération et à une interprétation abusive des faits et des événements, et d’induire ainsi le public en erreur quant à la valeur et à la portée réelles des informations qui lui sont transmises.
Avant de trancher la question, le Conseil tient à préciser la notion de « réalité » dont il était question dans le cas présent en distinguant deux « réalités » différentes à ne pas confondre : le racisme québécois mesuré par les sondeurs de Léger Marketing et les résultats du sondage de Léger Marketing, tels que traités par le quotidien.
En ne considérant que les résultats du sondage et leur traitement médiatique, le Conseil a estimé qu’on ne pouvait conclure à une inexactitude au sens strict de la part des responsables du titrage au Journal. Toutefois, le Conseil a considéré qu’en ne reflétant qu’une donnée du sondage, le titre en question n’était pas d’abord faux mais sensationnaliste par l’ambiguïté qu’il entretenait, alors qu’il aurait pu être plus nuancé et refléter davantage les résultats détaillés de l’étude d’opinion. Le grief a donc été retenu sous cet aspect.
Le dernier élément abordé avait trait au mot « raciste » dont le plaignant contestait l’utilisation. Comme le terme contesté faisait partie du produit soumis au traitement journalistique des mis-en-cause et puisque les responsables du titrage n’étaient pas responsables de l’utilisation du mot « raciste » dans le sondage, le Conseil a estimé que ces derniers ne pouvaient être blâmés pour cette utilisation.
Décision
Pour l’ensemble de ces raisons, le Conseil de presse retient partiellement la plainte de M. Jean Sébastien Fallu contre le Journal de Montréal sur le seul aspect du sensationnalisme.
Analyse de la décision
- C11F Titre/présentation de l’information
- C11H Terme/expression impropre
- C14A Sensationnalisme/exagération/insistance indue
- C15A Manque de rigueur
Date de l’appel
16 October 2007
Appelant
Le Journal de Montréal
Décision en appel
Après examen, les membres de la commission d’appel ont conclu à l’unanimité au maintien de la décision rendue en première instance.
Par conséquent, conformément aux règles de procédure, l’appel est rejeté.