Plaignant
M. Jean Dorion, président général de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal et M. Gilles Rhéaume, représentant de la Ligue Québécoise contre la francophobie canadienne
Mis en cause
M. Jeff Heinrich, journaliste; M. Raymond Brassard, directeur de la rédaction et le quotidien The Gazette
Résumé de la plainte
MM. Jean Dorion et Gilles Rhéaume portaient plainte contre M. Jeff Heinrich, journaliste pour le quotidien The Gazette. M. Dorion reprochait à ce dernier d’avoir publié plusieurs articles, le 17 mai 2008, dévoilant de façon erronée les conclusions du rapport de la Commission Bouchard-Taylor avant même que ce dernier ne soit rendu public. M. Rhéaume faisait, quant à lui, porter sa plainte sur un article traitant du même sujet et publié le 19 mai 2008 qui, selon lui, véhiculait des préjugés à l’endroit des Québécois canadiens-français.
Griefs du plaignant
Plainte de M. Jean Dorion, président général de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal :
M. Dorion explique que sa plainte se résume à deux griefs. Dans un premier temps, il déplore que le quotidien The Gazette ait nui à l’intérêt public en dévoilant, le 17 mai 2008, un document obtenu quelques jours avant la publication officielle du rapport de la Commission Bouchard-Taylor. De son avis, cette publication prématurée du contenu du rapport ne se justifiait par aucune utilité sociale. Il ajoute que la direction du quotidien ne pouvait ignorer que cette publication prématurée risquait de faire déraper un débat qu’il qualifie de « fort émotif ». Selon le plaignant, en choisissant de publier ce scoop, le média a fait prévaloir son intérêt commercial et ce, aux dépens de l’intérêt public.
Pour étayer son grief, M. Dorion fait référence à la chronique d’Alain Dubuc publiée en date du 21 mai 2008 dans le quotidien La Presse et dans laquelle on pouvait lire : « Ce qu’on peut se demander, c’est en quoi ce fameux scoop a servi le bien commun […]. En quoi le public est-il mieux servi quand un média rend publique une information quelques heures ou quelques jours avant qu’elle ne soit diffusée de toutes façons? […] Quel a été l’impact de ces fuites? Essentiellement de mettre en relief des éléments qui ne sont probablement pas au cŒur du message des auteurs du rapport. à lancer le débat sur des pistes qui ne sont pas celles que proposait le rapport. Et donc de mettre les commissaires sur la défensive, les forcer à dissiper les malentendus, à les entraver dans leurs efforts pour livrer le message. Bref, les mettre dans une position très inconfortable qui peut, à la limite, compromettre leur mission. »
Dans un second temps, le plaignant déplorait que la présentation de ce rapport, qui s’est faite dans des articles de M. Heinrich ainsi que par la manchette de première page, tombe dans le sensationnalisme en déformant son sens général. Pour M. Dorion, la manchette est d’autant plus importante qu’elle vient colorer l’interprétation de l’article qu’elle présente. Le plaignant reconnaît qu’une manchette de quelques lignes ne peut tenir compte de toutes les nuances d’un document de 300 pages et qu’une sélection était donc inévitable. Il ajoute qu’il ne suffit toutefois pas de constater que chacun des éléments mentionnés dans la manchette figure quelque part dans le document pour conclure que la manchette résume correctement le sens du document. Pour lui, les choix des éléments retenus ou écartés, le vocabulaire employé et la taille des caractères, voire la couleur, sont déterminants pour l’interprétation du sens de la manchette.
M. Dorion rapporte avoir demandé à plusieurs personnes de son entourage de lire la manchette et de lui en résumer le sens. Leur perception était que le rapport conclut que le problème étudié par la Commission résulte de l’absence ou de l’insuffisance d’ouverture d’esprit chez les « Canadiens-français », et qu’ils acquerront celle-ci en apprenant davantage l’anglais, en étant plus gentils avec les musulmans et en s’informant mieux. Pour le plaignant, la préoccupation pour l’apprentissage de l’anglais n’apparaissait pas dans les 37 propositions du rapport qui, à son avis, constituaient le vrai message du rapport. Parmi les articles de M. Heinrich, le premier et le plus long reprend le court paragraphe « Learn more English, be nicer to Muslims, get better informed », ce qui confirme selon lui l’impression trompeuse de la manchette. M. Dorion fait référence à M. Pierre Bosset, membre du comité consultatif de la Commission Bouchard-Taylor, qui affirme que « le document qu’il a lu fait peu de cas de la fracture francophones-anglophones et ne ferait qu’évoquer la question de l’apprentissage des langues ». Il cite également un article paru le 20 mai 2008 dans La Presse, à l’effet que : « La question linguistique a été mentionnée mais la façon dont cela a été rapporté est vraiment démesurée. »
De son avis, la manchette manque de respect à la majorité francophone du Québec et est de nature à attiser les préjugés à son endroit. En donnant l’impression que l’apprentissage de l’anglais par les Canadiens-français est le premier moyen de vaincre leur étroitesse d’esprit, le quotidien amène ses lecteurs, pour la plupart anglophones ou allophones, à conclure que cette étroitesse d’esprit est à l’origine du problème entourant la question des accommodements raisonnables.
Selon le plaignant, la manchette désigne la majorité ethnoculturelle du Québec sous le vocable « French-Canadians » en laissant penser que c’est ce que fait le rapport, alors que celui-ci intègrerait presque toujours l’expression « Canadien-français » à des expression plus longues telles « Québécois canadiens-français ». Pour M. Dorion, cette appellation est régressive. Les articles de M. Heinrich, en reprenant celle-ci, confirment cette impression.
Le plaignant conclut que le public a été privé du droit de recevoir une information juste et de qualité, et que la rigueur, l’exactitude et la pondération étaient déficientes.
Plainte de M. Gilles Rhéaume, représentant de la Ligue québécoise contre la francophobie canadienne :
Le plaignant fait porter sa plainte sur un article intitulé « Time to change our lingo » publié le 19 mai 2008 et dont l’auteur est Jeff Heinrich. De l’avis de M. Rhéaume, l’article est biaisé dans la forme et le fond, et a suscité une onde de choc négative et francophobe. Pour le plaignant, l’article est une charge à boulets rouges contre les Québécois. Il se servirait malicieusement d’extraits d’un projet de rapport ainsi que de la crédibilité et du capital de sympathie dont jouissaient les deux commissaires pour véhiculer des préjugés allant jusqu’à identifier un groupe sur une base ethnique, à savoir les Canadiens-français.
Lettre d’appui de Mme Mariève Isabel, étudiante à la maîtrise :
Mme Mariève Isabel apporte son appui aux plaignants en se disant choquée des jugements lus dans The Gazette à propos des francophones.
Mme Isabel transmet au Conseil de presse sa volonté d’appuyer la ou les plaintes contre le quotidien The Gazette relatives au rapport de la Commission Bouchard-Taylor et notamment la plainte de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal.
Commentaires du mis en cause
Commentaires de M. Raymond Brassard, directeur de l’information, à la plainte de M. Jean Dorion :
M. Brassard rejette les deux griefs déposés par le plaignant. De son avis, le rapport était très attendu et le dévoilement de ses conclusions était d’intérêt public. à l’exclusion de la liste de recommandations du rapport, le journaliste aurait donc présenté un reportage objectif et exact dans son contenu. M. Brassard rejette également le grief selon lequel le quotidien aurait mal interprété le sens général du rapport dans sa présentation. Il explique que plusieurs journalistes ont reconnu que l’information était exacte et il ajoute que le langage du rapport officiel était identique à la copie que le journaliste a reçue.
Commentaires de M. Jeff Heinrich, journaliste, à la plainte de M. Jean Dorion :
Pour M. Heinrich, l’opinion du plaignant, selon laquelle la publication prématurée du rapport de la Commission Bouchard-Taylor était sensationnaliste et attisait les préjugés envers les francophones résidant au Québec, ne reflète pas la réalité. De son avis, ses articles publiés le 17 mai 2008 et les jours suivants faisaient un compte rendu exact d’un document public attendu mais depuis longtemps différé. M. Heinrich précise s’être procuré une partie importante du rapport en tant que reporter vétéran ayant couvert le débat ainsi que les audiences publiques de la Commission. Rejetant l’idée qu’il a voulu « spinner » la nouvelle, le plaignant explique avoir pris soin de traduire et de citer l’ébauche finale de plus de 100 pages dont il disposait. à l’inverse de ce qu’invoquait M. Dorion, la publication n’était selon lui pas prématurée, mais tout à fait dans l’intérêt du public.
M. Heinrich fait référence à un article publié par M. André Pratte sur son blogue le 23 mai 2008 et dont le titre était « Bouchard-Taylor : The Gazette était dans le mille ». Il cite également l’article de Michel David en date du 27 mai 2008 et publié dans Le Devoir, où l’on peut lire : « S’il avait réussi à mettre la main sur les chapitres du rapport Bouchard-Taylor obtenus par The Gazette cinq jours avant sa publication, il y a fort à parier que Le Devoir en aurait fait un compte rendu analogue. Certes, le titre qui coiffait l’article de Jeff Heinrich le samedi 17 mai – Time for Quebecers to be more open : report – avait du punch, mais il s’appuyait sur des passages du rapport qui se retrouvent toujours dans la version finale. […] On peut trouver le jugement injuste envers les Québécois « de souche », mais The Gazette n’a rien inventé. » Le mis-en-cause faisait enfin référence au Trente, dans son édition de juillet-août 2008, qui prenait également la défense du quotidien.
En ce qui a trait à la question de la maîtrise de l’anglais sur laquelle trop d’insistance aurait été portée, le mis-en-cause oppose un passage de la page 217 du rapport de la Commission et qui expose qu’il « est hautement souhaitable que le plus grand nombre possible de Québécois maîtrisent l’anglais ». M. Heinrich avoue avoir été surpris que les commissaires abordent cette question linguistique dans leur rapport, considérant le fait qu’ils avaient, durant les audiences publiques, fait savoir que ce n’était pas leur mandat. Le simple fait qu’ils l’abordent rendait donc leurs affirmations d’intérêt public et ce, tout particulièrement pour les lecteurs anglophones de The Gazette. De son avis et contrairement à ce qu’affirme le plaignant, les 37 recommandations ne représentent pas le seul vrai message du rapport.
Concernant l’appellation « French-Canadian », M. Heinrich réitère que les commissaires n’ont pas eu peur d’employer ce vocable dans leur rapport. De son avis, ce serait même une de leur favorite. Il cite à cet effet plusieurs exemples que l’on retrouve dans le rapport : « l’imaginaire canadien-français » (page 116), « le passé canadien-français » (pages 119, 121, 185, 189, 211-215, 217), « le groupe ethnoculturel canadien-français (page 122), « la mémoire du canadien- français » (page 186), etc. Selon lui, les commissaires font état de cette préférence à la page 202 du rapport en écrivant : « Nous rejetons l’expression « Québécois de souche » pour désigner les Québécois d’origine canadienne-française… En ce sens, il vaudra mieux dire « Québécois canadiens-français » pour éviter toute connotation hiérarchique. »
Le mis-en-cause conclut que la plainte de M. Dorion n’est pas fondée.
Commentaires de M. Raymond Brassard, directeur de l’information, à la plainte de M. Gilles Rhéaume
à son avis, la plainte de M. Rhéaume est sans fondement puisque le journaliste se serait directement reporté au lexique utilisé dans le rapport Bouchard-Taylor, utilisant de nombreuses citations tirées d’une ébauche obtenue à l’avance.
Commentaires de M. Jeff Heinrich, journaliste, à la plainte de M. Gilles Rhéaume :
De l’avis du mis-en-cause, l’expression à laquelle s’oppose M. Rhéaume, « French-Canadian » est utilisée à de nombreuses reprises dans le rapport de la Commission Bouchard-Taylor qui était le sujet de son article. Il explique, à cet effet, qu’un chapitre est intitulé : « Inquiétudes et solitudes : les Québécois canadiens-français ». M. Heinrich reprend ensuite son argument à l’effet qu’à la page 202 du rapport, les commissaires ont rejeté l’expression « Québécois de souche » pour désigner les Québécois d’origine canadienne-française et recommandent l’utilisation du vocable « Québécois canadiens-français ». Le mis-en-cause rapporte ensuite ce que les commissaires détaillaient à la page 206 du rapport : l’ambiguïté du vocable « Québécois » qui désigne pour certains l’ensemble des citoyens du Québec et pour d’autres les Québécois canadiens-français.
Réplique du plaignant
Réplique de M. Jean Dorion :
Pour le plaignant, la présentation prématurée du rapport de la Commission Bouchard-Taylor ne pouvait s’appuyer sur le fait que le rapport était très attendu et que ses conclusions étaient d’intérêt public. De son avis, l’intérêt public commandait que l’on attende la publication officielle du rapport.
M. Brassard ainsi que M. Heinrich reconnaissaient tous deux que le rapport dont ils disposaient ne comprenait pas les recommandations de la Commission, une partie du message qu’il juge néanmoins essentielle. Le problème est, pour le plaignant, que le journaliste a prétendu résumer ce message dans ses articles.
En se basant sur un document incomplet, M. Heinrich a déformé le message que contenait le rapport en accordant, entre autres, une importance disproportionnée à un élément marginal du rapport. Pour lui, c’est ce que démontre l’article de ce dernier qui commençait par l’exhortation « Learn more English », reprise en manchette sur la première page. Présenter cette information comme l’élément premier du message de la Commission était trompeur.
Le plaignant relève que les mis-en-cause ne se sont pas portés à la défense de la manchette publiée à la une du journal, le 17 mai 2008. De son avis, cela confirmerait le caractère indéfendable de celle ci.
Réplique de M. Gilles Rhéaume :
M. Rhéaume ne dépose aucune réplique.
Analyse
M. Jean Dorion ainsi que M. Gilles Rhéaume portaient plainte contre M. Jeff Heinrich, journaliste, et son employeur le quotidien The Gazette. Le Conseil a examiné successivement les griefs de chacun des plaignants et la réponse des mis-en-cause.
Grief 1 : intérêt public
M. Dorion reprochait en premier lieu au quotidien d’avoir nui à l’intérêt public en dévoilant, cinq jours avant sa publication officielle, le contenu du rapport de la Commission Bouchard-Taylor. Ce faisant, il aurait outrepassé l’intérêt public qui commandait de ne pas faire déraper par avance un débat, que le plaignant qualifie de « fort émotif », au profit de l’intérêt commercial d’un média. M. Heinrich affirmait, quant à lui, avoir réussi à se procurer une version d’une centaine de pages du rapport de la Commission avant sa publication et avoir jugé qu’il était d’intérêt public d’en révéler le contenu.
Le guide Droits et responsabilités de la presse (DERP) du Conseil énonce un principe voulant que, si une instance dépendant des pouvoirs publics peut interdire ou retarder la publication de certaines informations pour des raisons d’intérêt public, elle ne peut en contrepartie « s’attendre à ce que la presse ait la même lecture de ce qui est d’intérêt public » DERP, p.10. Le guide DERP du Conseil précise également : « En raison de leur fonction sociale, les médias et les professionnels de l’information doivent évaluer ce qui est d’intérêt public. […] Les choix rédactionnels en la matière relèvent de leur jugement et doivent être faits en toute indépendance et demeurer libres de toutes contraintes autres que celles qui découlent de l’exercice de leur fonction et des législations en vigueur. » DERP, pp. 7-8
Par conséquent, et en conformité avec ces principes, le Conseil reconnaît que le dévoilement anticipé d’éléments provenant du rapport Bouchard-Taylor par le quotidien The Gazette et son journaliste pouvait légitimement être considéré d’intérêt public par la direction du quotidien. Le grief n’est donc pas retenu.
Grief 2 : sélection de l’information
M. Dorion déplorait, en second lieu, que la présentation qui a été faite du rapport de la Commission Bouchard-Taylor dans les articles de M. Heinrich, ainsi que dans la manchette publiée à la une le 17 mai 2008, ait été sensationnaliste. Selon lui, la manchette laissait aux lecteurs l’impression que le problème étudié par la Commission résultait de l’absence ou de l’insuffisance d’ouverture d’esprit chez les Canadiens-français, qualité que ceux-ci ne pourraient acquérir ou démontrer qu’en apprenant davantage l’anglais, en étant plus gentils avec les musulmans et en s’informant mieux. La partie mise en cause soutenait qu’il s’agissait de ce qui était indiqué dans le rapport de la Commission.
Le guide de principes Droits et responsabilités de la presse du Conseil reconnaît aux mis-en-cause le droit de sélectionner les contenus qu’ils veulent mettre en évidence dans le traitement d’une nouvelle : « Les médias et les professionnels de l’information doivent être libres de rechercher et de collecter les informations sur les faits et les événements sans entrave ni menace ou représailles. L’attention qu’ils décident de porter à un sujet particulier, le choix de ce sujet et sa pertinence relèvent de leur jugement rédactionnel. Nul ne peut dicter à la presse le contenu de l’information sans s’exposer à faire de la censure ou à orienter l’information. » DERP, p. 9
En vertu de ce principe de liberté de choix reconnu aux médias et aux professionnels de l’information, les mis-en-cause pouvaient sélectionner l’angle de traitement ainsi que les informations qu’ils estimaient d’intérêt public et en faire leur manchette ainsi que le contenu de leurs articles. Cet aspect du grief n’est donc pas retenu.
Grief 3 : sensationnalisme (exagération de la portée de l’information)
Cependant, en regard du sensationnalisme, objet du présent grief, le guide DERP du Conseil indique aussi que le public ne doit pas être induit en erreur quant à la valeur et à la portée réelles des informations qui lui sont transmises: « Les médias et les professionnels de l’information doivent traiter l’information recueillie sans déformer la réalité. Le recours au sensationnalisme et à » l’information-spectacle » risque de donner lieu à une exagération et une interprétation abusive des faits et des événements et, d’induire le public en erreur quant à la valeur et à la portée réelles des informations qui lui sont transmises. » DERP, p. 22
Or, la manchette du quotidien The Gazette était libellée comme suit :
Bouchard-Taylor
Vision for a new Quebec
Final draft of the reasonable accommodation commission’s report says the responsibility for open mindedness lies mainly with French-Canadians. Its message:
Learn more English. Be nicer to Muslims. Get better informed.
Ces éléments du rapport Bouchard-Taylor se retrouvent dans le premier paragraphe de l’article intitulé : « Time for Quebecers to be more open: report » et dans la manchette centrale à la une.
Après examen par le Conseil, il s’avère que, tout en étant présents dans le contenu du rapport Bouchard-Taylor, ces trois points du « message » retenus par le journal ne correspondent pas à la pensée centrale et aux conclusions finales formulées par les commissaires Bouchard et Taylor dans leur rapport.
Tel que mentionné précédemment au paragraphe 31, le guide des principes du Conseil indique que « les médias et les professionnels de l’information doivent traiter l’information recueillie sans déformer la réalité ». En ne précisant pas clairement que le journaliste ne disposait que d’une partie limitée du rapport Bouchard-Taylor, soit le tiers du document; en ne précisant pas que le « message » était constitué des conclusions qu’ils tiraient eux-mêmes des parties du document qu’ils ont obtenu à l’avance et non de celles du rapport lui-même; en ne précisant pas que les mis-en-cause n’avaient pas en main les conclusions de ce rapport, le lecteur était justifié de croire que les informations rapportées par The Gazette étaient le résumé du rapport Bouchard-Taylor.
Selon le Conseil, la portée de ces éléments publiés est cependant toute autre : en l’absence de ces mentions claires et évidentes, l’interprétation du contenu du rapport, telle que présentée dans l’article et la manchette du quotidien The Gazette induit le public en erreur quant à la valeur et la portée réelles de l’information transmise aux lecteurs. Et selon le Conseil, la responsabilité de The Gazette était d’autant plus grande qu’elle était le premier média à dévoiler les conclusions de la Commission Bouchard-Taylor dont la tournée avait occupé une place considérable au Québec dans les mois précédents. Il était clair que la première présentation médiatique des conclusions de la Commission aux Québécois allait jouer un rôle très important dans le débat public. Ce premier « résumé » des conclusions du rapport a constitué le premier filtre à travers lequel les citoyens ont pu s’approprier les réflexions des commissaires. Le grief pour sensationnalisme est donc retenu.
Grief 4 : manchette trompeuse (French-Canadian)
M. Dorion déplorait que la manchette, en utilisant le vocable « French-Canadian », soit trompeuse puisqu’elle laisserait penser que c’est l’expression qu’ont privilégiée les commissaires alors qu’ils intégreraient plus communément celle-ci à des appellations de type « Québécois canadiens-français ». M. Heinrich soutenait quant à lui que le vocable « French-Canadian » était celui auquel les commissaires avaient donné leur préférence.
Après analyse, le Conseil a pu constater que les commissaires ont pris soin, dans leur rapport, de lever certaines ambiguïtés quant à la terminologie qu’ils ont adoptée pour qualifier la population québécoise. Ainsi, à la page 202 de leur rapport, ils indiquent « reje[ter] l’expression « Québécois de souche » pour désigner les « Québécois d’origine canadienne-française ». Ils précisent qu’« il vaudra mieux dire « Québécois canadiens-français » ». Le Conseil a aussi observé que les nombreuses appellations différentes utilisées dans le rapport pour désigner le groupe de citoyens visé différaient selon que les commissaires faisaient référence à des réalités historiques ou à des situations actuelles. Partant de ce constat, le Conseil relève que cette précision n’apparaît pas dans ce qui a été publié par The Gazette, mais considère néanmoins que l’utilisation de l’expression « French-Canadian » ne constitue pas une erreur déontologique mais une imprécision. Le grief pour manchette trompeuse n’est donc pas retenu.
Grief 5 : préjugés (apprentissage de l’anglais)
Enfin, selon le plaignant, la manchette manquait de respect envers les francophones et attisait les préjugés envers ceux-ci, en donnant l’impression que l’apprentissage de l’anglais par les francophones du Québec serait le premier moyen de vaincre leur étroitesse d’esprit.
Le guide de principes du Conseil indique que « les médias et les professionnels de l’information doivent éviter de cultiver ou d’entretenir les préjugés ». DERP, p. 41
Relativement à l’apprentissage de l’anglais, le Conseil constate que cet élément est bien présent dans le rapport et sa présentation dans le journal est indiquée. En faisant cette mention, les mis-en-cause n’ont donc pas, selon le Conseil, manqué de respect envers les Québécois francophones et n’ont pas alimenté de préjugés à leur égard. Le grief n’est donc pas retenu.
Grief 6 : préjugés (Plainte de M. Gilles Rhéaume)
En regard, cette fois, de la plainte formulée par M. Gilles Rhéaume, ce dernier y abordait la question d’un article traitant des conclusions du rapport Bouchard-Taylor intitulé, « Time to change our lingo » et publié le 19 mai 2008, sous la signature du mis-en-cause. De son avis, M. Heinrich se serait malicieusement servi de certains éléments du rapport pour véhiculer des préjugés et identifier un groupe sur une base ethnique. Le journaliste répond avoir rapporté avec exactitude et honnêteté une partie des observations des commissaires.
Après analyse, le Conseil considère que, dans l’article du 19 mai 2008, le journaliste rapporte avec justesse ce qui a été exposé par la Commission Bouchard-Taylor dans son rapport et n’introduit aucun préjugé. En conséquence, le grief n’est pas retenu.
Décision
Au vu de tout ce qui précède, concernant la plainte de M. Jean Dorion, le Conseil de presse rejette les griefs relatifs à l’intérêt public pour avoir dévoilé le contenu du rapport Bouchard-Taylor avant publication. Il en va de même pour le grief au sujet du manque de respect envers les Québécois francophones, pour avoir alimenté des préjugés à leur égard, ainsi que pour avoir publié une manchette trompeuse. Le Conseil reconnaît également aux mis-en-cause le droit de sélectionner les contenus qu’ils veulent mettre en évidence dans le traitement d’une nouvelle et le choix de leurs manchettes.
Cependant, le Conseil blâme M. Jeff Heinrich et le quotidien The Gazette pour sensationnalisme dans l’article du 17 mai 2008, dans la mesure où, en ne mentionnant pas clairement qu’ils n’avaient eu accès qu’à une partie seulement du rapport, sans ses conclusions, et en ne précisant pas que les informations publiées n’étaient pas les conclusions des commissaires, les mis-en-cause ont induit le public en erreur quant à la valeur et à la portée réelles des informations qu’il croyait recevoir.
Par ailleurs, le Conseil de presse rejette la plainte de M. Gilles Rhéaume à l’endroit de M. Jeff Heinrich et du quotidien The Gazette relativement à l’article du 19 mai 2008, au motif d’avoir véhiculé des préjugés.
Analyse de la décision
- C02B Moment de publication/diffusion
- C11F Titre/présentation de l’information
- C11H Terme/expression impropre
- C13B Manipulation de l’information
- C14A Sensationnalisme/exagération/insistance indue
- C18C Préjugés/stéréotypes
Date de l’appel
18 June 2009
Appelant
M. Jeff Heinrich, journaliste; M. Raymond Brassard, directeur de la rédaction et le quotidien The Gazette
Décision en appel
Après examen, les membres de la commission d’appel ont conclu à l’unanimité de maintenir la décision rendue en première instance.