Plaignant
Mme Sophie Gosselin, Mme Kathleen Ruff et M. Fernand Turcotte
Mis en cause
M. Yvan Provencher, journaliste; M. Maurice Cloutier, rédacteur en chef et le quotidien La Tribune
Résumé de la plainte
Mme Sophie Gosselin, d’une part, et, d’autre part, Mme Kathleen Ruff et M. Fernand Turcotte, dans deux plaintes différentes, dénoncent un article du journaliste Yvan Provencher de La Tribune, intitulé : « La Cour suprême de l’Inde refuse de bannir l’amiante », publié le 2 février 2011. Les plaignants reprochent au journaliste son manque d’équilibre, l’inexactitude de l’information et, dans le cas de Mme Gosselin, un non-respect de la confidentialité des informations personnelles. Tous demandent une rectification des faits.
Analyse
Grief 1 : information inexacte
Les plaignants dénoncent l’interprétation que le journaliste a faite d’un jugement de la Cour suprême de l’Inde. Dans son article, Yvan Provencher écrit que la Cour suprême de l’Inde refuse de bannir l’amiante, une décision qu’il qualifie d’historique pour l’industrie du chrysotile. Le journaliste poursuit en disant que la Cour a « également demandé au gouvernement du pays et à ceux des États de l’Inde de mettre sur pied un organisme de règlementation de l’utilisation et de la fabrication de l’amiante ». Or Mmes Gosselin et Ruff et M. Turcotte rétorquent que ce que dit en réalité le jugement de la Cour suprême de l’Inde, c’est que le bannissement de l’amiante relève de la juridiction du parlement indien, que la requête a été présentée au mauvais endroit et donc que la Cour refuse de prendre position pour ou contre le bannissement de l’amiante. Les plaignants ajoutent que : « La Cour a dit que, selon la constitution, les provisions légales qui existent déjà – Environment Protection Act – pour contrôler l’utilisation de l’amiante doivent être appliquées et que ce fait ne contredit nullement le projet de loi pour bannir l’amiante. »
Me Patrick Bourbeau, représentant le quotidien La Tribune, souligne qu’il était d’intérêt public de traiter de cette question compte tenu de l’importance du débat sur l’exploitation de l’amiante dans la région. Il indique que l’article de M. Provencher était une « brève » et « qu’à cet égard, il [le journaliste] n’a pas pour mission de faire une exégèse des motifs juridiques sous-jacents la décision […] ». Malgré cela, Me Bourbeau soutient que l’article résume en trois paragraphes la substance de la décision sans aucune inexactitude quant aux faits, puisque 1) la Cour suprême a rejeté une demande de bannissement de l’amiante et 2) elle a effectivement demandé à ce que soit mis sur pied un organisme de règlementation de l’utilisation et de la fabrication de l’amiante.
Le Conseil constate que dans sa décision, la Cour suprême note, au paragraphe 12, que « comme on l’a déjà fait remarquer, aucune loi n’interdit l’usage de l’amiante dans les procédés manufacturiers, et ce, en dépit de ses effets délétères. Il n’est pas du ressort de ce tribunal de bannir ou de légiférer une activité qui relève de lois valables. Toute usine qui utilise ou produit de l’amiante doit obtenir un permis en vertu de la Loi sur les usines [Factories Act], de même qu’une permission de la part des autorités compétentes, incluant une permission en vertu des Lois environnementales [Environment Laws]. Considérant que toutes les lois en vigueur ont été respectées et que l’esprit des directives de cette Cour ont été véritablement suivies, nous ne voyons aucune raison qui justifierait que cette Cour exerce les pouvoirs extraordinaires que lui confère l’article 32 de la Constitution pour bannir une telle activité, alors qu’un grand nombre de famille en dépendent. […] Ce qu’il faut, c’est améliorer la surveillance et le contrôle règlementaire plutôt qu’un bannissement de cette activité. Le manque de données précises, de même que les allégations vagues contenues dans la requête [writ petition], entre autres, constituent les fondements de notre refus d’émettre le mandamus demandé. »
Le Conseil peut également lire au paragraphe 13 de la décision : « Selon l’affidavit déposé par le requérant, il s’avère que le gouvernement a déposé le projet de loi (ci-après dénommé le « projet de loi ») intitulé Chrysotile (interdiction d’usage et d’importation), qui est toujours devant la Chambre haute. Ainsi, il ne fait aucun doute que cette question relève carrément du domaine du législateur, et que celui-ci s’est engagé à adopter les mesures législatives nécessaires. Dans ces circonstances, l’émission de directives ou de toutes autres règles d’action supplémentaire par cette cour serait évidemment un exercice futile. On aurait bien du mal à justifier l’interdiction, complète ou partielle, des activités de production de l’amiante et autres produits dérivés étant donné les considérations ci-haut mentionnées. »
Ainsi, après examen, le Conseil observe que la requête qui était présentée à la Cour suprême, à savoir que la Cour émette un mandamus (c’est-à-dire un ordre formel qu’une cour peut émettre pour faire respecter les droits fondamentaux octroyés par cette même constitution, lorsque ceux-ci sont vraisemblablement violés), afin de bannir l’amiante, est clairement rejetée. La Cour reconnaît avoir le pouvoir d’émettre l’ordre qu’on lui demande, mais refuse de le faire, d’autant plus que les pouvoirs législatifs se sont déjà saisis de cette question, qui leur appartient d’abord et avant tout. Le Conseil conclut qu’il est donc exact de dire que la « Cour suprême de l’Inde refuse de bannir l’amiante », comme l’écrit M. Provencher.
Au vu de ce qui précède, le grief pour information inexacte est donc rejeté.
Grief 2 : manque d’identification et de diversification des sources
Les plaignants, Mmes Gosselin et Ruff et M. Turcotte, considèrent en outre que le texte de M. Provencher manque d’impartialité, alléguant que l’interprétation qu’il fait du jugement de la Cour suprême de l’Inde est très favorable à l’industrie de l’amiante. Les trois sont également d’avis que M. Provencher s’est largement inspiré d’un communiqué de presse du consortium d’investisseurs internationaux qui cherche à acheter la Mine Jeffrey. Ce communiqué dit « applaudir la décision historique de la Cour suprême de l’Inde ». Ils ajoutent que le consortium (la source d’information du journaliste) est en conflit d’intérêts et n’a aucune expertise juridique. Ainsi le journaliste s’en serait fait le porte-parole, sans vérifier ses informations auprès de sources indépendantes ou d’experts juridiques, et aurait présenté comme sienne l’interprétation du consortium. Selon eux, il est clair que M. Provencher n’a pas lu le jugement avant d’écrire son article.
De son propre aveu, le journaliste a admis ne pas avoir lu le jugement en question, et s’est plutôt fié à l’interprétation qu’en a faite le consortium. Me Bourbeau, à cet égard, soutient « qu’il est déraisonnable de demander à un journaliste de lire et d’interpréter lui-même, sans assistance, le jugement d’un haut tribunal étranger rédigé dans une langue étrangère », à savoir, dans le cas présent, en anglais. Il poursuit, en affirmant que « peu importe la source utilisée par M. Provencher afin de rapporter le contenu de la décision de la Cour suprême de l’Inde, son compte rendu était en tous points conforme aux faits ».
Le Conseil juge pour sa part que le journaliste avait l’obligation d’identifier clairement sa source d’information, à savoir le communiqué de presse émis par le consortium, ce qu’il a omis de faire, de sorte que le lecteur est porté à croire, à tort, que le compte rendu que le journaliste fait du jugement est le résultat de sa propre interprétation. Or, comme le stipule très clairement le guide des Droits et responsabilités de la presse : « Les professionnels de l’information doivent identifier leurs sources d’information afin de permettre au public d’évaluer la crédibilité et l’importance des informations que celles-ci transmettent. » (DERP, p. 32) Ainsi, le journaliste aurait dû rédiger son article en laissant clairement comprendre au lecteur qu’il ne s’agissait pas de sa lecture du jugement, mais bien de celle d’un groupe qui a des intérêts évidents dans cette affaire.
Or, comme l’objet de l’article, tel que l’indique le titre, était de facto le jugement lui-même, on est forcé de conclure que la source utilisée par le journaliste, c’est-à-dire le communiqué émis par le consortium d’acheteurs, n’était pas suffisamment objective pour justifier qu’elle ait été la seule à avoir été consultée. Le guide de déontologie est également très clair là-dessus : « Ils [les professionnels de l’information] doivent également prendre tous les moyens à leur disposition pour s’assurer de la fiabilité de leurs sources et pour vérifier, auprès d’autres sources indépendantes, l’authenticité des informations qu’ils en obtiennent. » (DERP, p. 32) Notons ici que cette « source » supplémentaire aurait très bien pu être le jugement lui-même.
En conséquence, le Conseil retient le grief pour avoir omis d’identifier et de diversifier ses sources d’information.
Grief 3 : non-respect de la vie privée et refus d’excuses publiques
Le jour où elle envoyait sa lettre d’opinion au quotidien La Tribune, Mme Sophie Gosselin recevait un courriel qu’elle qualifie de « désagréable, impertinent et déplacé » de la part de M. Serge Boislard du Mouvement PROChrysotile, qui réagissait à son commentaire pourtant non publié. Mme Gosselin estime que le média ne devait pas transmettre son adresse courriel à une tierce partie, qu’il y a eu non-respect de la confidentialité des informations personnelles et atteinte à sa vie privée. Elle a demandé qu’une lettre d’excuse soit publiée dans le journal, ce qui n’a pas été fait.
Le quotidien La Tribune a confirmé que la lettre de Mme Gosselin ainsi que ses données personnelles avaient été communiquées « par inadvertance » au président du Mouvement PROChrysotile. Le journaliste, M. Provencher, dans une lettre d’excuses adressée à Mme Gosselin, déplore que M. Serge Boislard du Mouvement PROChrysotile en ait fait une utilisation non appropriée et est désolé du ton peu respectueux employé. Il explique cependant qu’il a transmis la lettre à M. Boislard pour faire valider des informations puisque selon Mme Gosselin, il y avait lieu de nuancer les propos de l’article. D’autre part, Me Bourbeau, du bureau des affaires juridiques de La Tribune, souligne que Mme Gosselin n’a jamais porté à l’attention du journal qu’elle souhaitait que son courriel et son identité demeurent confidentiels.
Contrairement aux prétentions des mis en cause, le Conseil considère que ni le journaliste, M. Provencher, ni le journal La Tribune n’avait de raison valable de transmettre la lettre de la plaignante à un responsable du Mouvement PROChrysotile et encore moins son adresse courriel. Il s’agit là d’une atteinte à sa vie privée. À cet égard, le guide de déontologie du Conseil mentionne qu’en regard de la divulgation d’informations privées, tels l’adresse, le numéro de téléphone et, par extension, les courriels, « les médias doivent taire en tout temps l’adresse intégrale et le numéro de téléphone de leurs correspondants. Une telle norme offre au public une garantie supplémentaire de sécurité et de respect de la vie privée ». (DERP, p. 38) Le Conseil tient à préciser que la notion en tout temps implique les cas où la lettre d’un lecteur n’est pas publiée.
Le Conseil blâme le quotidien La Tribune pour non-respect de la vie privée.
Une fois informé des faits, le journaliste a offert des excuses à Mme Gosselin dans une autre lettre où il confirme qu’il avait bel et bien remis le message de Mme Gosselin à des gens de l’industrie et où il se dit désolé du ton peu respectueux employé par M. Boislard à son endroit. Le Conseil estime que cette lettre d’excuses était suffisante et que La Tribune n’avait pas à offrir en plus des excuses publiques à Mme Gosselin.
Le grief pour refus d’excuses publiques est rejeté.
Grief 4 : absence de rectification
Les trois plaignants, Mmes Gosselin et Ruff et M. Turcotte ont demandé à La Tribune de publier une rectification afin de corriger l’information inexacte, mais le journal n’a rien fait.
Puisqu’il n’a publié aucune information inexacte, le journal n’a pas à publier une rectification pour corriger son erreur. Ce grief est donc rejeté.
Décision
Après analyse des plaintes de Mmes Sophie Gosselin et Kathleen Ruff et M. Fernand Turcotte, le Conseil de presse blâme le journaliste Yvan Provencher et le quotidien La Tribune pour non-respect de la vie privée en plus de retenir le grief pour avoir omis d’identifier et de diversifier ses sources. Il rejette, par ailleurs, les griefs pour information inexacte, refus d’excuses publiques et refus de publier un rectificatif.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. » (Règlement No 3, article 8. 2)
Analyse de la décision
- C03B Sources d’information
- C11B Information inexacte
- C16B Divulgation de l’identité/photo
- C19A Absence/refus de rectification