Plaignant
M. Pierre Cloutier & al
Mis en cause
M. Joël-Denis Bellavance, journaliste; M. Hugo de Granpré, journaliste; Mme Valérie Simard, journaliste; M. Mario Girard, directeur de l’information et le quotidien La Presse
Résumé de la plainte
MM. Pierre Cloutier et Jean-Pierre Roy et Mme Louise Blanchard ont déposé cinq plaintes, entre les 23 et 29 janvier 2012 contre MM. Joël-Denis Bellavance, Hugo de Grandpré et Mme Valérie Simard, journalistes au quotidien La Presse, relativement à trois articles. Le premier, intitulé « Fonds publics : Gilles Duceppe dans l’embarras », publié le 21 janvier 2012, est signé par MM. Bellavance et de Grandpré. Le second, intitulé : « Fonds publics utilisés à des fins partisanes : le Bloc pourrait devoir payer », paru aussi le 21 janvier 2012, est signé par Mme Simard et enfin le troisième article qui titre : Gilles Duceppe de nouveau éclaboussé », publié le 25 janvier 2012, est signé par MM. Bellavance et de Grandpré. Les plaignants dénoncent des informations inexactes et incomplètes, un manque d’équilibre, des photographies et titres tendancieux et des sources non identifiées.
Analyse
Grief 1 : information inexacte et incomplète
Les plaignants déplorent le fait que les journalistes Joël-Denis Bellavance, Hugo de Grandpré et Mme Valérie Simard accusent M. Duceppe d’avoir payé son directeur général à même des fonds publics, sans jamais avoir fait référence, dans leurs articles, aux règlements du Bureau de régie interne (BRI) de la Chambre des communes. Ces articles traitent de l’utilisation, par les députés, des fonds publics mis à leur disposition dans l’exercice de leurs fonctions parlementaires. L’expression « fonction parlementaire » désigne les obligations et activités qui se rattachent à des fonctions de député où qu’elles soient exécutées y compris les affaires publiques ou officielles ou les questions partisanes. Les plaignants concluent qu’il est faux de prétendre, comme le font les mis en cause, que les fonds doivent être utilisés pour financer des activités parlementaires et non pas des activités partisanes. Ils ajoutent que les auteurs n’apportent aucune preuve que M. Duceppe a enfreint les règles.
Me Patrick Bourbeau du bureau des affaires juridiques de La Presse explique que les informations voulant que M. Duceppe ait peut-être violé les règles de la Chambre des communes proviennent de nombreuses sources fiables. Me Bourbeau ajoute que les journalistes ont aussi cité M. Duceppe et d’autres représentants du Bloc Québécois qui eux disent que la pratique visée ne contrevenait pas aux règles de la Chambre des communes. De plus les journalistes ont utilisé le conditionnel « afin de bien indiquer aux lecteurs qu’il existait un désaccord à cet effet ». Selon l’avocat de La Presse, les journalistes ont agi dans le plus parfait respect des règles journalistiques. Me Bourbeau ajoute que les informations concernant Mme Marie-France Charbonneau « accusée », elle aussi, d’avoir profité des fonds publics sont rigoureusement exactes et ont fait l’objet de vérification.
De son côté, M. Hugo de Grandpré, un des mis en cause, précise de façon détaillée, la démarche journalistique utilisée. Les auteurs ont vérifié leurs informations auprès de MM. Duceppe et Leblanc (conjoint de Mme Charbonneau), auprès de la direction des communications de la Chambre des communes, des membres du Bureau de régie interne (BRI), des experts en droit parlementaire. Ils ont contacté des représentants d’autres partis de même que M. Joe Comartin, un des membres du BRI, qui ont exprimé des inquiétudes et qui ont dit considérer cette pratique contraire aux règles. M. Comartin a même dit songer à une enquête sur la question. Toutes ces démarches ont été faites avant de publier l’article.
Dans son guide les Droits et responsabilités de la presse, le Conseil précise : « Les organes de presse et les journalistes ont le devoir de livrer au public une information complète, rigoureuse et conforme aux faits et aux événements […]. La rigueur intellectuelle et professionnelle dont doivent faire preuve les médias et les journalistes représente la garantie d’une information de qualité. Elle est synonyme d’exactitude, de précision d’intégrité, de respect des personnes et des groupes, des faits et des événements. » (DERP, p. 21)
Le Conseil est d’avis que les informations voulant que M. Duceppe ait payé son directeur général à même les fonds publics sont exactes et même confirmées par M. Duceppe lui-même. Le grief pour information inexacte est rejeté sur ce premier point.
Le Conseil considère que les mis en cause ne commettaient pas de faute en écrivant : « Cette pratique violerait les règles de la Chambre des communes puisque les fonds qu’elle accorde aux élus doivent être utilisés pour financer les activités parlementaires et non pas des activités partisanes ». En effet, l’utilisation du conditionnel n’implique pas une condamnation de M. Duceppe, mais reflète plutôt l’opinion de plusieurs acteurs et observateurs par rapport à la question en litige. Le grief pour information inexacte est également rejeté sur ce deuxième point.
Cependant, le Conseil a observé que les auteurs ne citent jamais, dans les articles du 21 janvier, ces règles du BRI qui ouvre la porte au financement d’activités partisanes. Le Conseil estime que le texte du règlement contesté constituait une information essentielle à publier dans le contexte. La publication des règles pertinentes aurait permis au lecteur de mieux comprendre le flou qui entoure cette histoire et aurait mieux respecté les divers points de vue des personnes impliquées. M. Bellavance, à qui le Conseil a parlé, explique que le jour où il a vérifié auprès de la porte-parole de la Chambre des communes, il y avait une panne d’ordinateur et l’information n’a pas pu leur être transmise. Ceci n’excuse pas l’erreur commise. Le Conseil croit que même si l’article du 25 janvier donne au lecteur plus d’information en expliquant brièvement la définition de « fonction parlementaire qui comprend un volet partisan », cette information arrive trop tard et aurait dû se retrouver dans le premier article. Le Conseil estime majoritairement (5/6) que les journalistes ont manqué au respect des règles journalistiques, dans ce cas, et il retient le grief pour information incomplète. Un membre du comité exprime sa dissidence puisqu’il considère que La Presse n’a pas commis de faute compte tenu du fait que l’article contesté expose la version de M. Duceppe et que le média a présenté, quatre jours plus tard, des précisions sur le libellé controversé du règlement.
Grief 2 : manque d’équilibre
Les plaignants dénoncent le ton partial et accusateur à l’endroit de M. Duceppe sans, disent-ils, qu’on y apporte de nuances et de preuves. Ils s’offusquent particulièrement de la phrase suivante : « En effet, Gilles Duceppe payait le numéro un de l’organisation de son parti à même les fonds publics alors que le Bloc québécois vilipendait les libéraux de Jean Chrétien et de Paul Martin pour leur rôle dans le scandale des commandites », phrase qu’ils estiment « assasine ». « La Presse n’a pas fait son travail correctement en pesant ses mots et en donnant le bénéfice du doute à l’accusé ». De plus, Mme Louise Blanchard reproche aux mis en cause de ne pas avoir parlé directement à Mme Marie-France Charbonneau « accusée » elle aussi d’avoir été payée à même les fonds publics, mais de n’avoir cité que la réaction de son conjoint.
De son côté, Me Bourbeau soutient que : « Les articles ont été rédigés de manière équilibrée en faisant largement état de la position de toutes les parties impliquées ». Me Bourbeau ajoute que la coïncidence soulignée entre le geste de M. Duceppe et le scandale des commandites est tirée d’une déclaration du député libéral Marc Garneau qui est citée dans l’article. Me Bureau réfute l’accusation de « campagne de salissage » en disant que la nouvelle était d’intérêt public « concernant un homme politique d’envergure national qui, au moment de la publication des articles, manoeuvrait en coulisse pour accéder à la chefferie du Parti Québécois ».
Dans le guide du Conseil, il est écrit : « Dans les cas où une nouvelle ou un reportage traite de situations ou de questions controversées, ou de conflits entre des parties de quelque nature qu’ils soient, un traitement équilibré doit être accordé aux éléments et aux parties en opposition. » (DERP, p. 26) Le Conseil constate, à la lecture des articles, que toutes les parties, c’est-à-dire M. Duceppe, M Leblanc (conjoint de Mme Charbonneau), M. Gardner (directeur général du BQ), M. Marais (directeur général à une autre période) de même que des gens d’autres formations politiques et des spécialistes ont été interviewés. Dans le cas de Mme Charbonneau, on peut déplorer que, dans les articles du 21 et 25 janvier, elle n’ait pas été citée. Par contre, les journalistes MM. Bellavance et de Grandpré ont fait confirmer leurs informations auprès de quatre membres du Bloc Québécois dont M. Leblanc, conjoint de Mme Charbonneau et ancien chef de cabinet de M. Duceppe. De plus, Mme Charbonneau a pu expliquer sa version dans un article publié le 24 janvier, signé par M. de Grandpré.
Dans le cas de la fameuse phrase : « En effet, Gilles Duceppe payait le numéro un de l’organisation de son parti à même les fonds publics alors que le Bloc québécois vilipendait les libéraux de Jean Chrétien et de Paul Martin pour leur rôle dans le scandale des commandites », le Conseil croit qu’il n’est pas faux de dire que M. Duceppe payait son DG à même les fonds publics d’autant que lui-même l’a confirmé. De dire que cette pratique avait cours pendant l’enquête sur le scandale des commandites est vrai. Cette phrase fait suite aux commentaires de M. Marc Garneau, le premier à faire un parallèle entre les deux événements. Le Conseil estime que les journalistes n’ont fait que préciser la pensée du député libéral et remettre les événements dans leur contexte. Le Conseil considère donc que le travail des mis en cause a été fait dans le respect des règles journalistiques. Le grief pour manque d’équilibre est rejeté.
Grief 3 : photos et titres tendancieux
Les plaignants, et tout particulièrement M. Pierre Cloutier, reprochent au quotidien La Presse la publication, à la une de l’édition du 21 janvier 2012, d’une photo de M. Duceppe où celui-ci a l’air déjà coupable et semble avoir quelque chose à se reprocher. Selon les plaignants, la photo provenant des archives n’a manifestement « aucun lien direct avec les événements que le journal étale dans sa page frontispice. » Les plaignants s’opposent aussi aux titres des articles : « Utilisation douteuse des fonds publics » et « Gilles Duceppe de nouveau éclaboussé » qui condamnent M. Duceppe avant procès. Dans le cas du deuxième article, M. Cloutier demande : « Comment La Presse peut-elle affirmer dans le titre de son article que M. Duceppe est encore éclaboussé alors que l’illégalité de la pratique n’a pas été démontrée? »
La Presse répond que M. Duceppe est une personnalité publique et qu’il est normal d’avoir des photos d’archive de lui. La photo, publiée le 21 janvier, illustre l’air préoccupé d’un homme qui fait face à une situation difficile, ce qui est le cas. Rien ne permet de conclure à un procédé « malhonnête » ou « douteux ». Quant aux manchettes, Me Bourbeau écrit que les titres reflètent les articles qui suivent. Ainsi, dans le premier cas, il est clair que M. Duceppe se trouvait dans l’embarras à la suite de la révélation faite par La Presse. Dans le deuxième article, contrairement à ce que soutiennent les plaignants, le mot « éclaboussé » n’infère aucune illégalité dans les gestes posés par M. Duceppe, se contentant d’évoquer que de nouveaux éléments s’ajoutent à la controverse.
Dans le guide les Droits et responsabilités de la presse, il est précisé que : « La liberté de la presse et le droit du public à l’information autorisent les médias et les professionnels de l’information (journalistes, caméraman, photographes, preneurs de son et autres) à prendre et à diffuser les photos, images, commentaires, sons et voix qu’ils jugent d’intérêt public […] Le choix des manchettes et des titres, ainsi que des légendes qui accompagnent les photos, les images et les illustrations, relève de la prérogative de l’éditeur. Il en va de même de la politique du média à cet égard et du choix des moyens jugés les plus efficaces pour rendre l’information diffusée intéressante, vivante, dynamique et susceptible de retenir l’attention du public. » (DERP, p. 19) « Les manchettes et les titres doivent respecter le sens, l’esprit et le contenu des textes auxquels ils renvoient. » (DERP, p. 30)
Dans le cas de l’article du 21 janvier 2012, comme le soutient Me Bourbeau, la photo de M. Duceppe en première page, est celle d’un homme soucieux qui doit faire face à une situation difficile. L’utilisation d’une photo d’archive est ici justifiée, M. Duceppe étant un homme public et la pratique de puiser dans des photos d’archive étant chose courante. Le titre « Utilisation douteuse de fonds publics » est aussi exact puisque les révélations des journalistes ont amené le Bureau de régie interne de la Chambre des communes à mener une enquête sur la pratique de M. Duceppe, enquête qui, à ce jour, n’est pas encore terminée. Les révélations ont donc soulevé des doutes. On peut, par ailleurs, préciser que depuis avril 2012, le Bureau de régie interne a cru bon produire une nouvelle version des règles régissant l’allocation budgétaire aux députés qui est beaucoup plus claire.
En ce qui concerne l’article du 25 janvier, le titre : « Gilles Duceppe de nouveau éclaboussé », le Conseil ne voit pas d’entorse aux règles journalistiques. Sans dire que M. Duceppe a posé un geste illégal, l’article apporte un nouvel élément dans le dossier controversé de l’utilisation des fonds publics pour des activités partisanes, ce qui a pour effet « d’éclabousser » c.-à-d. de compromettre en mettant en cause la réputation de quelqu’un – situation dans laquelle M. Duceppe s’est effectivement retrouvé. Ainsi le grief pour photos et titres tendancieux est rejeté.
Grief 4 : sources non identifiées
Les plaignants dénoncent le fait que les journalistes mis en cause ne citent pas leurs sources. M. Pierre Cloutier critique MM. Bellavance et de Grandpré pour avoir fait référence « aux autres formations politiques », sans autre précision. M. Jean-Pierre Roy, lui, déplore le fait que les journalistes ne citent pas la source qui les a mis sur la piste de ce dossier.
Le Conseil considère que dans le cas soulevé par M. Cloutier, il est faux de prétendre que les mis en cause ne mentionnent pas leurs sources « politiques ». Dans l’article du 21 janvier, Joe Comartin (NPD), Marc Garneau (PLC) et Maxime Bernier (PCC) ont été nommés et leurs paroles citées. Par ailleurs, en ce qui concerne les autres sources qui ont informé les journalistes au départ, elles ont demandé, nous dit M. de Grandpré, de garder l’anonymat. Le Conseil rappelle que : « La confidentialité des sources d’information des médias et des journalistes est essentielle à la liberté de presse et au droit du public à l’information. » (DERP, p. 11) Sans que cela constitue une faute déontologique, il aurait été souhaitable que le journaliste mentionne pourquoi les sources désiraient conserver leur anonymat. Le grief pour sources non identifiées est rejeté.
Décision
Au vu de ce qui précède, le Conseil de presse du Québec retient à la majorité la plainte de MM. Pierre Cloutier et Jean-Pierre Roy et Mme Louise Blanchard contre les journalistes, MM. Joël-Denis Bellavance et Hugo de Grandpré et Mme Valérie Simard pour le grief d’information incomplète. Cependant, il rejette les griefs pour information inexacte, manque d’équilibre, photos et titres tendancieux et sources non identifiées.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. » (Règlement No 3, article 8. 2)
Analyse de la décision
- C03B Sources d’information
- C11B Information inexacte
- C11F Titre/présentation de l’information
- C12A Manque d’équilibre
- C12B Information incomplète