Plaignant
M. Sylvain Boucher
Mis en cause
M. Nicolas Mavrikakis, collaborateur, Mme Josée Boileau, rédactrice en chef et le quotidien Le Devoir
Résumé de la plainte
M. Sylvain Boucher dépose deux plaintes, les 7 et 13 janvier 2014, à l’encontre du collaborateur M. Nicolas Mavrikakis et Le Devoir, relativement à deux articles : « Nous sommes tous des travestis » et « Pleins feux sur la pépinière du Pôle de Gaspé » publiés respectivement les 4 et 11 janvier 2014. M. Boucher considère que M. Mavrikakis en étant critique d’art au Devoir en plus d’être commissaire indépendant, initiateur d’événements et artiste représenté par la Galerie Joyce Yahouda, se place en situation de conflit d’intérêts.
Analyse
Grief 1 : conflit d’intérêts
M. Sylvain Boucher reproche à M. Mavrikakis de se placer en situation de conflit d’intérêts lorsqu’il produit des articles sur des expositions en arts visuels. De l’avis du plaignant, M. Mavrikakis ne jouit pas de l’indépendance nécessaire pour pratiquer un métier journalistique, considérant qu’il est un membre actif de la communauté des arts visuels, étant lui-même un artiste, représenté par la Galerie Joyce Yahouda, où il agit également comme commissaire invité.
Mme Josée Boileau, rédactrice en chef du Devoir, mentionne que le journal fait appel à des collaborateurs de tout horizon pour sa couverture culturelle, dans laquelle ils souhaitent profiter des points de vue d’experts. Ainsi peut-on trouver des écrivains renommés qui signent des articles dans le cahier Livres, la condition étant qu’ils ne peuvent critiquer, commenter ou recenser les ouvrages émanant des maisons d’édition où ils sont eux-mêmes publiés. Mme Boileau précise qu’à l’arrivée de M. Mavrikakis au Devoir, ce dernier a dressé une liste d’endroits auxquels il est associé en arts visuels afin de s’assurer qu’il ne couvrirait aucune exposition se tenant dans ces lieux. De l’avis de Mme Boileau, M. Mavrikakis a écrit, depuis son arrivée au Devoir, 13 textes qui respectaient les balises convenues.
Par ailleurs, la rédactrice en chef souligne que la direction du journal a un réel souci de contrer les conflits d’intérêts : la convention collective y consacre un article (l’article 10) et que les salariés et collaborateurs doivent signer un formulaire destiné à un fiduciaire aux conflits d’intérêts, dont le rôle est de s’assurer que les dispositions de cet article sont respectées. Finalement, Mme Boileau ne voit pas en quoi le Conseil de presse aurait quelque chose à leur reprocher, « à moins de conclure que M. Mavrikakis ne peut plus signer aucun texte en arts visuels dans les médias – ce qui serait évidemment abusif puisque la profession de journaliste se trouverait singulièrement limitée s’il fallait interdire de reportage ou commentaire tous les gens qui ont une expertise et une pratique spécifiques, qu’il s’agisse des univers culturels, sportifs, politiques, sociaux, etc. – eu égard aux dispositions prises par Le Devoir face à ce collaborateur comme à tous les autres ».
Dans son guide de déontologie, Droits et responsabilités de la presse (DERP), le Conseil rappelle : « Les entreprises de presse et les journalistes doivent éviter les conflits d’intérêts. Ils doivent, au surplus, éviter toute situation qui risque de les faire paraître en conflit d’intérêts, ou donner l’impression qu’ils ont partie liée avec des intérêts particuliers ou quelque pouvoir politique, financier ou autre […]. Tout laxisme à cet égard met en péril la crédibilité des organes de presse et des journalistes, tout autant que l’information qu’ils transmettent au public. Il est impérieux de préserver la confiance du public quant à l’indépendance et à l’intégrité de l’information qui lui est livrée et envers les médias et les professionnels de l’information qui la collectent, la traitent et la diffusent. Il est essentiel que les principes éthiques en la matière, et que les règles de conduite professionnelle qui en découlent, soient respectés rigoureusement par les entreprises de presse et les journalistes dans l’exercice de leurs fonctions. Même si l’information transmise respecte les critères d’intégrité et d’impartialité, il importe de souligner que l’apparence de conflit d’intérêts s’avère aussi préjudiciable que les conflits d’intérêts réels.[…] Elles [les entreprises de presse] doivent se montrer tout aussi rigoureuses à l’égard du travail des collaborateurs extérieurs auxquels elles ont recours. » (DERP, pp. 24-25)
De l’avis du Conseil, la situation dans laquelle se trouve M. Mavrikakis est telle qu’il ne peut rencontrer le niveau d’indépendance qu’exige toute activité journalistique professionnelle. Il se trouve, en effet, dans une permanente situation de conflit d’intérêts, considérant qu’il pourrait un jour exposer ou travailler dans n’importe quelle galerie qu’il est appelé à commenter. Toute personne qui retire un revenu ou autre avantage du milieu des galeries d’art ne possède pas le degré d’indépendance requis pour prétendre légitimement effectuer un travail journalistique professionnel. La déontologie exige des journalistes factuels et d’opinions des balises rigoureuses concernant les conflits d’intérêts pour ainsi préserver leur indépendance et s’assurer qu’ils ne soient guidés que par l’intérêt public et non par leurs intérêts personnels. Cependant, le Conseil considère important de préciser que M. Mavrikakis ne perd pas sa liberté d’expression, ni Le Devoir, sa liberté de conclure une entente avec ce dernier, pourvu que les contributions de M. Mavrikakis soient présentées comme les commentaires d’un artiste en arts visuels.
Le Conseil retient le grief de conflit d’intérêts.
Décision
Au vu de ce qui précède, le Conseil de presse du Québec retient la plainte de M. Sylvain Boucher contre M. Nicolas Mavrikakis, collaborateur et Le Devoir pour le grief de conflit d’intérêts.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membre s’engagent pour leur part à respecter cette obligation, et à faire parvenir au secrétariat du Conseil une preuve de cette diffusion au maximum 30 jours suivant la date de la décision. » (Règlement No 3, article 8. 2)
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Mme Micheline Bélanger
Mme Micheline Rondeau-Parent
M. Alain Tremblay
Représentants des journalistes :
M. Denis Guénette
M. Luc Tremblay
Représentants des entreprises de presse :
M. Éric Latour
Mme Micheline Pepin
Analyse de la décision
- C22E Travail extérieur incompatible
- C22F Liens personnels
Date de l’appel
25 March 2015
Appelant
Mme Josée Boileau, rédactrice en chef et le quotidien Le Devoir
Décision en appel
PRÉAMBULE
Lors de l’étude d’un dossier, les membres de la commission d’appel doivent s’assurer que les principes déontologiques ont été appliqués correctement en première instance.
GRIEF DE L’APPELANT
Les appelants contestent la décision de première instance relativement à un grief :
- Grief 1 : conflit d’intérêts
Grief 1 : conflit d’intérêts – Les appelants demandent à ce que la décision de première instance soit renversée en regard du grief concernant le conflit d’intérêts. Mme Josée Boileau, rédactrice en chef du Devoir, explique que le quotidien a mis en place des balises et a encadré le champ d’action de M. Mavrikakis, notamment en veillant à ce qu’il ne couvre aucune exposition ayant cours dans des galeries auxquelles il est associé. Le Devoir réfute l’affirmation du Conseil voulant que comme M. Mavrikakis est susceptible de travailler partout, il lui devienne impossible d’écrire comme journaliste sur quoi que ce soit du milieu des arts visuels. Mme Boileau avance que le Conseil ne cite aucun précédent à l’appui de cette interprétation et que celle-ci déborde le contenu même de son guide de déontologie. Par ailleurs, cette décision du Conseil mettrait sérieusement en danger la possibilité de vivre de piges dans des secteurs aussi fragiles que le monde culturel. Si le Conseil peut se permettre d’ignorer cette réalité du métier, Le Devoir ne le peut pas, car cette réalité existe et cela signifierait que Le Devoir ne pourrait plus faire appel aux services de M. Mavrikakis et bien d’autres collaborateurs, souligne Mme Boileau.
Mme Boileau est aussi en désaccord avec l’affirmation du comité de première instance voulant qu’aucune balise, aucun encadrement n’est même envisageable puisque chacun des reportages, de M. Mavrikakis, peut être interprété comme un conflit d’intérêts à venir. Cette rigueur d’interprétation soulève, selon elle, un enjeu de fond : n’est-ce pas tout le journalisme qui est en soi un vivier de conflits d’intérêts potentiels? À son avis, le droit du public à l’information se trouverait singulièrement appauvri s’il fallait qu’une mécanique d’analyse aussi implacable que celle suivie dans le présent dossier s’applique. Quant à présenter les collaborateurs comme des artistes, tel que le suggère la décision de première instance, Mme Boileau s’y refuse, car là serait la tromperie pour le public. « Quand ces gens écrivent pour Le Devoir, ils le font comme journalistes spécialisés, dont nous attendons une rigueur journalistique et que nous publions parce qu’ils répondent aux standards qui, au Devoir, sont parmi les plus hauts de la profession. L’expression de l’artiste, c’est pour l’autre volet de leur vie, celle dans laquelle Le Devoir n’intervient pas. »
L’intimé, M. Sylvain Boucher, soutient que les appelants n’apportent aucun nouvel élément. De son avis, « il y a plus qu’un conflit d’intérêts, il y a le conflit de mission, car ce dernier [M. Mavrikakis] occuperait des multifonctions au sein d’une même discipline. Tout laxisme à cet égard met en péril la crédibilité des organes de presse, tout autant que l’information qu’il transmet au public ». M. Boucher soutient qu’il ne faut pas créer une catégorie de journalistes pour les arts visuels, afin de les soustraire au code de déontologie qui prévaut sur l’ensemble de la profession journalistique.
Les membres du comité concluaient au paragraphe [6] : « De l’avis du Conseil, la situation dans laquelle se trouve M. Mavrikakis est telle qu’il ne peut rencontrer le niveau d’indépendance qu’exige toute activité journalistique professionnelle. Il se trouve, en effet, dans une permanente situation de conflit d’intérêts, considérant qu’il pourrait un jour exposer ou travailler dans n’importe quelle galerie qu’il est appelé à commenter. Toute personne qui retire un revenu ou autre avantage du milieu des galeries d’art ne possède pas le degré d’indépendance requis pour prétendre légitimement effectuer un travail journalistique professionnel. La déontologie exige des journalistes factuels et d’opinions des balises rigoureuses concernant les conflits d’intérêts pour ainsi préserver leur indépendance et s’assurer qu’ils ne soient guidés que par l’intérêt public et non par leurs intérêts personnels. Cependant, le Conseil considère important de préciser que M. Mavrikakis ne perd pas sa liberté d’expression, ni Le Devoir, sa liberté de conclure une entente avec ce dernier, pourvu que les contributions de M. Mavrikakis soient présentées comme les commentaires d’un artiste en arts visuels. »
Les membres de la commission d’appel concluent que le comité de première instance a appliqué correctement le principe déontologique du conflit d’intérêts : « Les entreprises de presse et les journalistes doivent éviter les conflits d’intérêts. Ils doivent, au surplus, éviter toute situation qui risque de les faire paraître en conflit d’intérêts, ou donner l’impression qu’ils ont partie liée avec des intérêts particuliers ou quelque pouvoir politique, financier ou autre […]. Tout laxisme à cet égard met en péril la crédibilité des organes de presse et des journalistes, tout autant que l’information qu’ils transmettent au public. Il est impérieux de préserver la confiance du public quant à l’indépendance et à l’intégrité de l’information qui lui est livrée et envers les médias et les professionnels de l’information qui la collectent, la traitent et la diffusent. Il est essentiel que les principes éthiques en la matière, et que les règles de conduite professionnelle qui en découlent, soient respectés rigoureusement par les entreprises de presse et les journalistes dans l’exercice de leurs fonctions. Même si l’information transmise respecte les critères d’intégrité et d’impartialité, il importe de souligner que l’apparence de conflit d’intérêts s’avère aussi préjudiciable que les conflits d’intérêts réels. […] Elles [les entreprises de presse] doivent se montrer tout aussi rigoureuses à l’égard du travail des collaborateurs extérieurs auxquels elles ont recours. » (DERP, pp. 24-25)
DÉCISION
Après examen, les membres de la commission d’appel ont conclu à l’unanimité de maintenir la décision rendue en première instance.
Par conséquent, conformément aux règles de procédure, l’appel est rejeté et le dossier cité en titre est fermé.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que les décisions de la commission d’appel sont finales. L’article 8.2 s’applique aux décisions de la commission d’appel : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membre s’engagent pour leur part à respecter cette obligation, et à faire parvenir au secrétariat du Conseil une preuve de cette diffusion au maximum 30 jours suivant la date de la décision. » (Règlement No 2, article 8. 2)
La composition de la commission d’appel lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Mme Hélène Deslauriers
M. Pierre Thibault
Représentants des journalistes :
M. Daniel Renaud
M. Jean Sawyer
Représentant des entreprises de presse :
M. Denis Bélisle