Plaignant
M. Yvan Gauthier
Mis en cause
M. Benoît Dutrizac, animateur et journaliste, M. Michel Lorrain, directeur général, l’émission « Dutrizac » et la station 98,5 FM
Résumé de la plainte
M. Yvan Gauthier dépose une plainte le 3 mai 2004 contre l’animateur Benoît Dutrizac et la station 98,5 FM concernant l’émission « Dutrizac l’après-midi » diffusée le 2 mai 2014. Le plaignant dénonce la diffusion de propos odieux et offensants et demande à ce que M. Dutrizac présente des excuses.
Analyse
Grief 1 : propos haineux
M. Yvan Gauthier reproche à l’animateur Benoît Dutrizac d’avoir diffusé des propos odieux, offensants et haineux à l’égard des talibans, plus précisément lorsqu’il discute avec un collaborateur d’un glissement de terrain en Afghanistan qui aurait fait 400 morts, et M. Dutrizac de répondre: « J’espère que ce seront tous des talibans ». Le plaignant juge qu’il est inacceptable que de tels propos soient tenus en onde.
M. Michel Lorrain directeur général de la station réplique en soulignant que la station est une radio d’opinion et d’information et que les animateurs du 98.5 FM, dont M. Dutrizac, prennent régulièrement position sur des questions d’actualité qui intéressent le public. M. Lorrain poursuit en mentionnant qu’à la lecture complète de la transcription des propos tenus par M. Dutrizac, il devient apparent que le commentaire de M. Dutrizac puisse être considéré par certains comme discutable ou exagéré, notamment s’il est pris hors contexte. Cependant, selon M. Lorrain, ce commentaire a été émis dans un contexte où le Canada et des pays membres d’une coalition occidentale ainsi que l’Alliance du Nord ont mené, depuis 2001, une guerre de terrain contre les talibans en représailles aux attentats du 11 septembre 2001.
Dans son guide de déontologie, Droits et responsabilités de la presse (DERP), il est mentionné : « Les médias et les professionnels de l’information doivent éviter de cultiver ou d’entretenir les préjugés. Ils doivent impérativement éviter d’utiliser, à l’endroit des personnes ou des groupes, des représentations ou des termes qui tendent à soulever la haine et le mépris, à encourager la violence ou encore à heurter la dignité d’une personne ou d’une catégorie de personnes en raison d’un motif discriminatoire.» (p. 41)
Après écoute de l’extrait mis en cause, le Conseil observe que M. Dutrizac, en réaction à la nouvelle d’un tragique tremblement de terre qui a fait 400 morts en Afghanistan, affirme : « souhaitons que ce ne soit que des talibans ». Il s’agira de déterminer s’il s’agit de propos haineux.
Pour les besoins de notre analyse, et conformément à la jurisprudence du Conseil, notons que par « propos haineux », nous entendons des propos qui incitent i) à la violence et/ou ii) à l’exécration et au dénigrement d’une personne ou d’un groupe.
Dans un premier temps, force est de reconnaître qu’étant donné les circonstances, on peut difficilement lire dans les propos de M. Dutrizac une incitation à la violence. En effet, le mis en cause ne souhaite ou n’encourage en aucun cas la mort de talibans qui seraient par ailleurs toujours en vie, pas plus qu’il n’incite qui que ce soit à des actions violentes visant des talibans.
La question se complique cependant lorsqu’il s’agit de déterminer, dans un deuxième temps, si les propos en question peuvent constituer une incitation à l’exécration ou au dénigrement.
On doit d’abord noter que l’on devine que le chroniqueur, lorsqu’il parle de talibans, et ce, même s’il ne l’affirme pas explicitement, se réfère au groupe armé ayant contrôlé l’Afghanistan, et contre lequel le Canada, au sein d’une coalition internationale, a été jusqu’à tout récemment en guerre. C’est ce groupe que M. Dutrizac visait par ses propos : un groupe se définissant par ses convictions théologicopolitiques.
La Charte québécoise des droits et libertés de la personne établit qu’une discrimination fondée sur les convictions politiques porte atteinte au droit à l’égalité de toute personne. Considérant que la discrimination est notamment un moyen d’incitation à l’exécration ou au dénigrement, le Conseil doit d’abord déterminer si les propos du mis en cause sont effectivement de nature discriminatoire.
En souhaitant qu’une personne appartenant à un groupe plutôt qu’à un autre soit celle qui périsse des suites d’une catastrophe naturelle, M. Dutrizac affirme indirectement que la vie des talibans vaut moins que celle d’un simple Afghan. Encore une fois, même s’il ne l’affirme pas en ondes, on peut supposer que cette hiérarchisation de la valeur du droit à la vie découle d’un jugement moral, visiblement très sévère, qu’il pose sur les talibans, sur les pratiques largement documentées entourant leur régime politique et plus généralement sur les valeurs défendues par ce groupe. Cette hiérarchisation est-elle forcément de nature à encourager la haine?
Supposons que le mis en cause eût plutôt dit : « souhaitons qu’il n’y ait pas d’enfants parmi les victimes », ce qui reviendrait à dire, indirectement, qu’il souhaite que les victimes soient toutes d’âge adulte. Un tel commentaire n’aurait assurément froissé personne – il est généralement admis, dans notre société, que les enfants « méritent » davantage de survivre à ce genre de catastrophe que les adultes, probablement en raison du fait qu’ils ont vécu moins longtemps et qu’ils ont donc l’avenir devant eux. Ainsi, on peut aisément admettre qu’il existe des critères qui puissent nous permettre, face à un dilemme ou une fatalité, de hiérarchiser le droit à la vie de différentes personnes. Un médecin qui ne pourrait soigner tous les blessés graves d’un accident aurait à procéder à la même évaluation. Ici, le critère de différenciation est l’âge, un autre motif discriminatoire selon la Charte, au même titre que les convictions politiques, et on est forcé de reconnaître qu’une telle différenciation n’encourage pas la haine envers les adultes.
Finalement, il importe également de considérer les effets potentiellement préjudiciables des propos de M. Dutrizac sur les talibans. Sachant que le Canada a été en guerre contre ce groupe, qui figure toujours sur la liste gouvernementale des organisations terroristes et qu’à ce titre ils sont encore perçus comme des « ennemis » de l’État, et sachant que plusieurs des valeurs qu’ils défendent sont diamétralement opposées à celles qui fondent les sociétés québécoise et canadienne, notamment l’égalité entre les hommes et les femmes, on peut douter que les propos du mis en cause ait eu un réel effet négatif sur la perception que le public entretient à leur égard. On se doit également de souligner ici que l’éloignement géographique diminue considérablement les conséquences potentiellement néfastes qui pourraient découler des propos du mis en cause.
Au vu de ce qui précède, le Conseil juge que M. Dutrizac n’a commis aucune faute en tenant les propos précités. En effet, le Conseil constate dans un premier temps que le mis en cause n’a d’aucune manière incité, par son commentaire, à une quelconque forme de violence envers les talibans. De plus, le Conseil estime que le simple fait de hiérarchiser le droit à la vie de différentes personnes ne constitue pas, en soi, une forme d’incitation à l’exécration ou au dénigrement. Dans le cas présent, cette hiérarchisation se fonde sur un jugement d’ordre moral, qu’un chroniqueur doit être libre d’exprimer, dans la mesure où les effets préjudiciables de l’expression de cette opinion sont minimes.
Cependant deux membres sur six expriment leur dissidence estimant que l’animateur a outrepassé les limites permises à la liberté d’expression en établissant une hiérarchie de la valeur de la vie humaine comme il l’a fait par son commentaire. Ces membres considèrent de plus que M. Dutrizac risquait de créer une confusion entre les musulmans et les talibans.
Le Conseil tient toutefois à souligner ici le caractère éminemment délicat de la question qui lui était soumise, et souhaite rappeler que d’un jugement de valeur aussi sévère à la haine, il n’y a souvent qu’un très court pas, que les chroniqueurs doivent à tout prix éviter de faire, tant la pente vers laquelle il mène est glissante.
En conséquence, le Conseil rejette, à la majorité, le grief pour propos haineux.
Grief 2 : demande d’excuses
Le plaignant demande à ce que M. Dutrizac présente des excuses.
Le Conseil considère que la déontologie journalistique n’impose pas aux médias l’obligation de présenter des excuses, mais plutôt, lorsque nécessaire, un devoir de rétraction, de rectification ou d’accorder un droit de réplique. Le Conseil rejette donc le grief pour refus d’excuses.
Décision
Au vu de ce qui précède, le Conseil de presse du Québec rejette, à la majorité, la plainte de M. Yvan Gauthier contre le journaliste M. Benoît Dutrizac et la station 98,5 FM pour les griefs de propos haineux et de demande d’excuses.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Mme Micheline Bélanger
Mme Micheline Rondeau-Parent
Mme Jackie Tremblay
Représentant des journalistes :
M. Luc Tremblay
Représentants des entreprises de presse :
M. Gilber Paquette
M. Raymond Tardif
Analyse de la décision
- C17C Injure
- C18A Mention de l’appartenance