Plaignant
Mme Jocelyne Bédard
Mis en cause
MM. Martin Croteau, journaliste et Alexandre Pratt, directeur de l’information et le quotidien La Presse+
Résumé de la plainte
Mme Jocelyne Bédard dépose une plainte le 3 novembre 2014 contre le journaliste Martin Croteau et le quotidien électronique La Presse+ pour un article intitulé « Le PQ avait autorisé le transit de pétrole albertain ». Elle juge que l’article contient des inexactitudes et manque de rigueur de raisonnement, en plus d’être incomplet.
L’article de M. Croteau porte sur une décision qu’aurait prise en décembre 2013 le ministre de l’Environnement de l’époque, M. Yves-François Blanchet, membre du gouvernement péquiste de Mme Pauline Marois, de permettre l’exportation par voie maritime de pétrole provenant des sables bitumeux albertains. Selon l’article, le Parti québécois aurait lui-même permis à la société pétrolière Suncor d’exporter du pétrole issu des sables bitumeux en accordant à l’entreprise Kildair un certificat d’autorisation lui permettant de procéder à la réfection de réservoirs pouvant accueillir et transborder, à bord de navires, ledit pétrole.
Analyse
Grief 1 : informations inexactes et manque de rigueur de raisonnement
La plaignante s’en prend particulièrement à une phrase de l’amorce de l’article, qui s’énonce comme suit : « le Parti québécois a lui-même avalisé un projet d’exportation du pétrole bitumineux alors qu’il formait le gouvernement, révèle le rapport annuel d’une société pétrolière. » Elle juge que cette affirmation est inexacte, pour deux raisons, qui seront étudiées une à une.
1.1 Approbation du certificat d’autorisation : qui en est responsable?
La plaignante fait valoir que les intervenants de l’article identifient différemment la personne ou l’entité ayant émis le certificat d’autorisation demandé par l’entreprise Kildair. Ainsi, elle note que le premier ministre Couillard affirme que le certificat d’autorisation a été délivré par le gouvernement Marois, tandis que le Parti québécois (PQ), pour sa part, soutient que le certificat a été délivré sur une base purement administrative par les fonctionnaires du ministère de l’Environnement et que le ministre de l’époque n’avait pas été impliqué dans le dossier.
Elle s’explique donc mal comment le journaliste en arrive à affirmer que c’est le PQ, et non le gouvernement ou le Ministère, qui a donné l’autorisation, et note que cette interprétation concorde avec celle du directeur des relations médias du bureau du premier ministre. C’est ce qui ressort, selon elle, du passage suivant : « Le Parti québécois a lui-même avalisé un projet d’exportation […]. »
Au nom des mis en cause, Me Patrick Bourbeau fait valoir que le journaliste a fait état des points de vue exprimés par le premier ministre, son directeur des relations médias, de même que celles du chef intérimaire du PQ, Stéphane Bédard, et du député péquiste Sylvain Gaudreault.
En outre, il souligne que « le libellé de la loi [sur la qualité de l’environnement] précise clairement que le ministre, et donc le gouvernement, sont ultimement imputables et responsables de la délivrance d’un certificat d’autorisation permettant l’exportation de pétrole bitumineux, et ce, qu’ils aient eu ou non connaissance des intentions de Suncor [d’exporter du pétrole en se servant des installations de Kildair.] »
Dans son guide de déontologie intitulé Droits et responsabilités de la presse (DERP), le Conseil précise que « Quel que soit l’angle de traitement retenu pour une nouvelle ou un reportage, les médias et les journalistes doivent transmettre une information qui reflète l’ensemble d’une situation et le faire avec honnêteté, exactitude et impartialité. » (DERP, p. 26)
En matière de rigueur intellectuelle, le DERP rappelle que « La rigueur intellectuelle et professionnelle dont doivent faire preuve les médias et les journalistes représente la garantie d’une information de qualité. » (DERP, p. 21)
Le Conseil a obtenu, par le truchement d’une demande d’accès à l’information, une copie du certificat d’autorisation dont fait état l’article, et note qu’il est signé ainsi :
« Pour le ministre,
Pierre Paquin
Directeur régional de l’analyse et l’expertise de l’Estrie et de la Montérégie »
Il est donc évident, dans les circonstances, que l’approbation du certificat relevait du ministre, puisque c’est par le biais d’une délégation administrative qu’un directeur régional du ministère a signé le document – au nom du ministre. En vertu du principe de la responsabilité ministérielle, qui recouvre « la responsabilité individuelle des ministres vis-à-vis du Parlement à l’égard de tout ce qui relève de leur autorité » (Site web de la Bibliothèque du Parlement), un ministre doit se porter garant des décisions prises en son nom.
Dans un article portant sur le même sujet publié la veille sur le site Internet de Radio-Canada, le ministre de l’Environnement du gouvernement péquiste de l’époque, Yves-François Blanchet, affirmait d’ailleurs qu’il croyait « avoir retenu la suggestion d’approuver la recommandation des hauts fonctionnaires quant au certificat d’autorisation de ce projet. »
On doit de plus remarquer qu’on ne saurait reprocher au journaliste d’avoir attribué la responsabilité de l’approbation du certificat au PQ plutôt qu’au ministre lui-même ou encore au gouvernement dans son ensemble, car même si à proprement parler, le Parti québécois n’a pas pris cette décision, ce genre de raccourci langagier est couramment utilisé. Tous les jours, on peut lire des manchettes présentant une décision gouvernementale comme étant celle du parti au pouvoir – plutôt que celle du gouvernement ou du ministre.
Dans les circonstances, le Conseil ne retient pas les arguments de la plaignante lorsqu’elle allègue que le journaliste a manqué de rigueur dans son raisonnement en arrivant à la conclusion que le PQ avait autorisé le certificat d’autorisation.
Ce volet du grief est donc rejeté.
1.2 Objet (direct ou indirect) du certificat d’autorisation : exportation de pétrole albertain?
La plaignante estime en outre que le journaliste a publié des informations inexactes et a manqué de rigueur de raisonnement lorsqu’il laisse entendre, sur la base du rapport annuel de Suncor, que le PQ avait avalisé un projet d’exportation de pétrole albertain via le fleuve Saint-Laurent.
En effet, elle soutient que l’extrait du rapport annuel de Suncor cité dans l’article ne permet pas d’en arriver à cette conclusion. Elle fait valoir que la seule chose que révèle le rapport de Suncor est qu’« une deuxième installation de déchargement ferroviaire est prévue pour Tracy, au Québec. Il est prévu que cela donnera aux produits du secteur Sables pétrolifères l’accès aux eaux de marée de l’Est. »
Elle note que le texte ne précise pas si le projet d’exportation a été porté à la connaissance du gouvernement péquiste et s’il l’a autorisé. Le texte parle seulement d’installations de déchargement ferroviaire.
Ainsi, selon la plaignante, l’affirmation voulant que le rapport annuel révèle que le Parti québécois a avalisé un projet d’exportation de pétrole bitumineux n’est pas une donnée factuelle mais, une extrapolation qui n’a pas été vérifiée.
Pour sa part, le représentant des mis en cause, Me Patrick Bourbeau, soutient que, bien que le PQ nie vivement avoir approuvé un projet d’exportation de pétrole, afin « de respecter son obligation de présenter une information complète au lecteur, M. Croteau se devait toutefois de faire état du fait que le rapport annuel de Suncor contredisait l’affirmation de M. [Stéphane] Bédard. »
Le Conseil a clarifié avec Suncor le passage du rapport annuel cité par le journaliste, et l’entreprise a confirmé par courriel sa volonté d’exporter du pétrole issu des sables bitumineux à partir des installations de Tracy. Suncor indique de plus qu’à partir de Tracy, il est possible de charger des produits pétroliers à destination de sa raffinerie de Montréal, des marchés intérieurs ou outremer.
Le Conseil de presse a communiqué avec M. Emmanuel Guy, professeur à l’Université du Québec à Rimouski et spécialiste du transport maritime afin d’obtenir l’avis d’un expert à ce sujet. Ce dernier estime qu’il aurait probablement été plus « neutre » de dire que l’émission du certificat d’autorisation avait indirectement permis l’exportation de pétrole, tout en reconnaissant que le fait d’omettre cette précision n’avait pas une grande incidence.
Le Conseil a consulté Me Michel Bélanger, président du Centre québécois de droit environnemental, pour savoir si, comme l’a prétendu le PQ à l’époque, par voie de communiqué, il aurait été possible de suspendre le certificat d’autorisation une fois qu’il était devenu clair que les installations allaient servir à l’exportation. À ce sujet, Me Bélanger a été catégorique : le simple fait qu’un gouvernement découvre que le pétrole sera acheminé à l’étranger plutôt qu’à une raffinerie québécoise ne constitue pas un argument valide pour refuser ou suspendre une demande de certificat d’autorisation. Ainsi, tout indique que l’émission du certificat équivalait à donner un feu vert au projet d’exportation.
Ainsi, bien que le certificat d’autorisation lui-même ne portait pas sur l’exportation de pétrole, mais plutôt sur la réfection d’installations nécessaires à l’exportation, tout indique que le gouvernement québécois n’avait plus de levier pour empêcher celle-ci, une fois le certificat émis.
Dans les circonstances, le Conseil juge qu’il n’était pas inexact d’écrire, comme l’a fait le journaliste Martin Croteau, que le PQ a avalisé un projet d’exportation et que cette autorisation a ultimement permis une exportation de pétrole bitumeux par voie maritime.
Au vu de ce qui précède, le Conseil rejette le grief pour inexactitudes et manque de rigueur de raisonnement.
Grief 2 : information incomplète
La plaignante reproche également au journaliste de ne pas préciser l’objet de la demande d’autorisation qui a été faite au ministère de l’Environnement, un élément qu’elle juge fondamental à la compréhension de l’article.
Elle constate que le premier ministre Philippe Couillard parle de la construction d’un terminal, les « rangs péquistes » d’une mise à niveau des installations existantes et le journaliste d’un projet d’exportation du pétrole bitumineux.
La plaignante considère qu’il s’agit d’un élément d’information « concret qui n’est pas sujet à interprétation et qui conditionne tout le reste. »
Le représentant des mis en cause, Me Patrick Bourbeau, fait valoir qu’il « est clairement indiqué dans le Texte que celui-ci réfère à une controverse entourant l’octroi d’un certificat d’autorisation pour la construction d’un terminal à Tracy devant servir à l’exportation de pétrole bitumineux. »
En matière de complétude de l’information, le DERP précise que « Quel que soit l’angle de traitement retenu pour une nouvelle ou un reportage, les médias et les journalistes doivent transmettre une information qui reflète l’ensemble d’une situation et le faire avec honnêteté, exactitude et impartialité. » (DERP, p. 26)
Aux yeux du Conseil, il ne s’agissait pas d’une faute, dans les circonstances, de ne pas mentionner l’objet précis du certificat d’autorisation. En effet, l’article visait surtout à relater les débats ayant eu lieu à l’Assemblée nationale, et le journaliste a donc satisfait aux exigences à cet égard. De plus, considérant que le document n’était pas public, considérant les délais importants pour l’obtenir en vertu de la Loi d’accès à l’information, et considérant enfin qu’il était de la responsabilité du journaliste de traiter de ces débats d’intérêt public, on ne peut reprocher au journaliste d’en avoir traité sans avoir à sa disposition un portrait absolument complet de la situation. Le Conseil juge donc qu’il a pris les moyens raisonnables pour offrir au public l’information la plus complète possible.
Le grief pour information incomplète est ainsi rejeté.
Décision
Au vu de ce qui précède, le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de Mme Jocelyne Bédard contre le journaliste Martin Croteau et le quotidien électronique La Presse+ pour les griefs d’informations inexactes et manque de rigueur de raisonnement, ainsi qu’information incomplète.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
- Mme Micheline Bélanger
- M. Adélard Guillemette
Représentant des journalistes :
- M. Denis Guénette
Représentants des entreprises de presse :
- Mme Maryse Gagnon
- M. Jed Kahane
Analyse de la décision
- C11B Information inexacte
- C12B Information incomplète
- C15A Manque de rigueur
Date de l’appel
14 December 2016
Appelant
Mme Jocelyne Bédard
Décision en appel
Préambule
Lors de l’étude d’un dossier, les membres de la commission d’appel doivent s’assurer que les principes déontologiques ont été appliqués correctement en première instance.
Griefs de l’appelante
L’appelante conteste la décision de première instance relativement à deux griefs :
- Grief 1 : informations inexactes et manque de rigueur de raisonnement
- 1.2 Objet (direct ou indirect) du certificat d’autorisation : exportation de pétrole albertain
- Grief 2 : information incomplète
Grief 1 : informations inexactes et manque de rigueur de raisonnement
Mme Jocelyne Bédard estime que le comité des plaintes a fait erreur en ne jugeant pas inexacte et non rigoureuse l’affirmation diffusée par les mis en cause selon laquelle le Parti québécois « a avalisé un projet d’exportation du pétrole ».
Elle soutient que, le premier ministre Couillard, lui-même, a utilisé le terme « indirectement » comme le démontre le reportage publié par le journaliste Thomas Gerbet sur radio-canada.ca, le 1er octobre 2014 : « Si à l’époque, c’était correct de donner l’autorisation pour l’entreposage et l’expédition, pourquoi le même parti politique, aujourd’hui, émet des doutes sur la pertinence de l’expédition qu’ils ont eux-mêmes autorisée, indirectement? – Philippe Couillard, premier ministre du Québec » [soulignement de la plaignante]
Les membres de la commission d’appel jugent, à l’instar du comité de première instance que : « Ainsi, bien que le certificat d’autorisation lui-même ne portait pas sur l’exportation de pétrole, mais plutôt sur la réfection d’installations nécessaires à l’exportation, tout indique que le gouvernement québécois n’avait plus de levier pour empêcher celle-ci, une fois le certificat émis. Dans les circonstances, le Conseil juge qu’il n’était pas inexact d’écrire, comme l’a fait le journaliste Martin Croteau, que le PQ a avalisé un projet d’exportation et que cette autorisation a ultimement permis une exportation de pétrole bitumineux par voie maritime. »
Les membres de la commission rejettent l’appel sur le grief d’informations inexactes.
Grief 2 : information incomplète
L’appelante considère que le comité des plaintes a fait erreur en ne jugeant pas incomplet le reportage contesté dans la mesure où il ne précisait pas l’objet de la demande d’autorisation qui a été faite au ministère de l’Environnement.
L’appelante soutient que beaucoup d’informations étaient disponibles et qu’à cet égard, le journaliste n’a pas cité correctement le premier ministre; n’a pas recueilli les commentaires de l’ex-ministre Yves-François Blanchette; n’a pas mentionné que nulle part dans le rapport [de Suncor], il n’est question d’exportation. Toutes ces informations que d’autres journalistes ont rapportées étaient disponibles et essentielles pour permettre au lecteur de se faire une opinion éclairée. Contrairement au comité, Mme Bédard estime que le journaliste n’a pas pris les moyens raisonnables pour offrir au public l’information la plus complète possible.
Les membres de la commission d’appel jugent, à l’instar du comité de première instance, « qu’il ne s’agissait pas d’une faute, dans les circonstances, de ne pas mentionner l’objet précis du certificat d’autorisation. En effet, l’article visait surtout à relater les débats ayant eu lieu à l’Assemblée nationale, et le journaliste a donc satisfait aux exigences à cet égard. »
Les membres de la commission rejettent l’appel sur le grief d’information incomplète.
Réplique des intimés
Les intimés n’ont soumis aucune réplique à l’appel.
DÉCISION
Après examen, les membres de la commission d’appel ont décidé à l’unanimité de maintenir la décision rendue en première instance.
Par conséquent, conformément aux règles de procédure, l’appel est rejeté et le dossier cité en titre est fermé.
La composition de la commission d’appel lors de la prise de décision :
Représentant du public :
- M. Pierre Thibault
Représentant des journalistes :
- M. Claude Beauchamp
Représentant des entreprises de presse :
- M. Pierre Sormany