Plaignant
M. Benoit Beaulieu, Mme Dahlia Lemelin et 23 personnes en appui
Mis en cause
M. Richard Martineau, chroniqueur, M. Dany Doucet, rédacteur en chef et le quotidien Le Journal de Montréal
Résumé de la plainte
M. Benoit Beaulieu, Mme Dahlia Lemelin ainsi que 23 personnes en appui déposent une plainte les 3 et 5 février 2015 contre M. Richard Martineau et Le Journal de Montréal pour une chronique publiée le 1er février 2015, sous le titre « Après le sexe : changez de race! » Les plaignants dénoncent essentiellement ce qu’ils jugent être des propos méprisants de la part du chroniqueur, qui n’aurait selon eux pas témoigné de suffisamment de sensibilité dans le traitement qu’il fait de ce sujet délicat.
Le Journal de Montréal a refusé de répondre à la présente plainte.
La chronique porte sur le phénomène des transgenres, des transsexuels, ainsi que celui des personnes qui changent de « race ».
Analyse
Grief 1 : propos méprisants, expression de préjugés et atteinte à la dignité humaine
Mme Dahlia Lemelin et M. Benoit Beaulieu reprochent au chroniqueur d’avoir tenu des propos méprisants, empreints de préjugés et portant atteinte à la dignité des personnes transgenres et transsexuelles. Ils s’en prennent particulièrement aux trois passages suivants:
- « Ainsi l’athlète olympique Bruce Jenner (qui est devenu une star après avoir remporté la médaille d’or en décathlon aux Jeux de Montréal) a amorcé son processus pour devenir une femme […] Jenner va faire le grand saut, afin de changer le sexe que la nature lui a donné »;
- « Il s’agit d’une opération destinée à corriger une erreur de la nature, m’a déjà dit un transsexuel qui est passé d’homme à femme »;
- « […] Laurence Wachowski (coréalisateur du film The Matrix, qui est devenu Lana Wachowski) et Chastity Bono (la fille de Cher et de Sony Bono, qui est devenue Chaz Bono), […] ».
De l’avis des plaignants, en parlant de Mme Jenner, de Lana Wachowski et d’une femme avec qui il a discuté en ayant recours au masculin, et en parlant de Chaz Bono en ayant recours au féminin, M. Martineau fait preuve de mépris, exprime des préjugés et porte atteinte à la dignité de ces personnes. Selon eux, en les présentant par leur sexe assigné à leur naissance plutôt que selon leur identité de genre, il nie leur identité.
M. Beaulieu fait valoir que lorsque M. Martineau mentionne que Mme Jenner « a amorcé son processus pour devenir une femme » et qu’elle « va faire le grand saut, afin de changer le sexe que la nature lui a donné », cela laisse entendre que Mme Jenner n’est pas encore une femme, et ne le sera jamais tant qu’elle n’aura pas subi d’intervention chirurgicale. À cet égard, le plaignant précise que de nombreuses personnes transgenres ne souhaitent pas d’intervention chirurgicale et n’en sont pas moins du genre qu’elles affirment être, sans compter que de nombreuses personnes transsexuelles, qui souhaiteraient quant à elles procéder à une opération, ne peuvent le faire pour des raisons légales ou de santé. À son avis, il est dégradant de perpétuer cette représentation d’une personne qui obtient son identité par la chirurgie, surtout quand on sait que ces chirurgies ne sont pas la base de l’identité, mais bien le moyen employé pour apaiser la dissonance cognitive entre le corps et l’identité.
En outre, M. Benoit Beaulieu dénonce deux phrases qui selon lui font état de préjugés très répandus.
Dans la première phrase reprochée : « Il y a un terme scientifique pour définir ce sentiment d’être né avec le mauvais sexe : dysphorie du genre », le plaignant mentionne que M. Martineau fait référence à une entrée très controversée dans le DSM-5(Diagnostic and statistical manual of mental disorders, version 5), qui pathologise les conditions transgenre et transsexuelle, comme l’ont fait des précédentes versions pour l’homosexualité. Cette vision en fait une maladie, quelque chose qui doit être médicalement pris en charge. M. Martineau laisse ainsi entendre que ces personnes souffrent de pathologie et qu’elles pourraient être guéries.
La deuxième phrase : « Vous pourrez alors “magasiner” votre sexualité et votre race. Et créer votre propre kit identitaire », est dénoncée par les deux plaignants. Mme Lemelin reproche au chroniqueur d’avoir insinué que le fait d’être « trans » serait un choix. Quant à M. Beaulieu, il souligne qu’en parlant de « magasinage » et de « création » de l’identité, cela implique forcément une prise de décision, un choix et donc qu’il s’agit d’un caprice, d’une excentricité de la part de ces personnes.
De l’avis de M. Beaulieu, ces préjugés nient la réalité des personnes transgenres et transsexuelles. Ces personnes sont fréquemment victimes de violence et de discrimination, et un article comme celui-ci ne peut qu’encourager le mépris, les préjugés et la violence.
Dans son guide de déontologie, Droits et responsabilités de la presse, le Conseil rappelle : “La chronique, le billet et la critique sont des genres journalistiques qui laissent à leurs auteurs une grande latitude dans le traitement d’un sujet d’information. Ils permettent aux journalistes qui le pratiquent d’adopter un ton polémiste pour prendre parti et exprimer leurs critiques dans le style qui leur est propre […]. Ces genres accordent généralement une grande place à la personnalité de leurs auteurs. C’est leur lecture personnelle de l’actualité, des réalités et des questions qu’ils choisissent de traiter qui est surtout mise en perspective.” (DERP, p. 18)
Après lecture de la chronique, le Conseil considère que le mis en cause ne commettait pas de faute déontologique en n’appliquant pas les standards auxquels se réfèrent implicitement les plaignants, et qui découlent d’une nouvelle conception de l’identité sexuelle. De plus, bien qu’il puisse être contesté par certains, le Conseil estime que le manuel Diagnostic and statistical manual of mental disorders, le DSM-5, est encore un guide important dans le milieu de la psychologie et qu’un journaliste peut légitimement s’y référer. La latitude reconnue aux auteurs de chroniques permettait à M. Martineau de faire valoir son point de vue sur cette question. En conséquence, le Conseil considère que le chroniqueur n’a pas fait preuve de mépris, exprimé des préjugés ou atteint à la dignité des personnes trans.
Le grief de propos méprisants, expression de préjugés et atteinte à la dignité est rejeté.
Refus de collaborer
Le Journal de Montréal a refusé de répondre à la présente plainte.
Le Conseil reproche au Journal de Montréal son manque de collaboration pour avoir refusé de répondre, devant le Tribunal d’honneur, de la plainte le concernant.
Décision
Au vu de ce qui précède, le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de M. Benoit Beaulieu et Mme Dahlia Lemelin contre M. Richard Martineau et Le Journal de Montréal pour le grief de propos méprisants, expression de préjugés et atteinte à la dignité.
Pour son manque de collaboration, en refusant de répondre à la présente plainte, le Conseil de presse blâme Le Journal de Montréal.
Le Conseil de presse rappelle que : “Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membre s’engagent pour leur part à respecter cette obligation, et à faire parvenir au secrétariat du Conseil une preuve de cette diffusion au maximum 30 jours suivant la date de la décision.” (Règlement No 2, article 9.2)
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
- Mme Micheline Bélanger
- M. Adélard Guillemette
- Mme Micheline Rondeau-Parent
- Mme Jackie Tremblay
Représentants des journalistes :
- M. Vincent Larouche
- M. Jonathan Trudel
Représentants des entreprises de presse :
- M. Pierre-Paul Noreau
- M. Raymond Tardif
Analyse de la décision
- C17C Injure
- C17D Discréditer/ridiculiser
- C24A Manque de collaboration