Plaignant
Mme Noura Abdulkader
Mis en cause
M. Andrew McIntosh, journaliste, M. Sébastien Ménard, rédacteur en chef, le quotidien Le Journal de Québec et le site journaldequebec.com
Résumé de la plainte
Mme Noura Abdulkader dépose une plainte le 8 mars 2015 contre le journaliste Andrew McIntosh, le quotidien Le Journal de Québec et le site journaldequebec.com concernant un article publié le 26 février 2015 sous le titre « Un jeune de Laval mort dans un attentat en Syrie ». La plaignante déplore une insuffisance de sources, des informations inexactes, une atteinte à la vie privée et un refus de retrait d’informations personnelles.
Le quotidien Le Journal de Québec et le site journaldequebec.com ont refusé de répondre à la présente plainte.
L’article rapporte la mort d’un Lavallois, en Syrie, au cours d’un attentat qu’il aurait participé à organiser, en 2013. La plaignante est la soeur de Jamal Abdulkader, le jeune homme faisant l’objet de l’article en cause
Analyse
Grief 1 : insuffisance de sources
La plaignante estime que le journaliste ne s’est basé sur « AUCUNE preuve » pour porter ses accusations.
Le guide des Droits et responsabilités de la presse (DERP) stipule que « Les professionnels de l’information doivent identifier leurs sources d’information afin de permettre au public d’évaluer la crédibilité et l’importance des informations que celles-ci transmettent. Ils doivent également prendre tous les moyens à leur disposition pour s’assurer de la fiabilité de leurs sources et pour vérifier, auprès d’autres sources indépendantes, l’authenticité des informations qu’ils en obtiennent. » (p. 32)
Au sujet des sources anonymes, le DERP précise que leur recours doit être « justifié » et « exceptionnel ». Le DERP ajoute : « Dans les cas où le recours à des sources anonymes ou confidentielles se révèle nécessaire, par exemple lorsque des informations d’intérêt public importantes ne pourraient être obtenues autrement ou lorsqu’une source pourrait faire l’objet de représailles, les médias et les journalistes sont tenus de le mentionner au public. » (p. 32)
À la lecture de l’article, le Conseil constate que le journaliste s’est basé sur trois sources différentes : un tweet annonçant la mort de Jamal Abdulkader, une entrevue avec la soeur de ce dernier (la plaignante), ainsi qu’une source anonyme.
Dans le contexte d’un conflit armé où les informations sont difficiles à obtenir, le Conseil estime que les sources de deuxième main sur lesquelles s’appuie le journaliste pour rédiger son article sont crédibles et concordantes, et qu’à ce titre, elles sont suffisantes.
Le grief pour insuffisance de sources est rejeté par la majorité des membres du comité.
Deux membres (2/7) expriment cependant leur dissidence, puisqu’ils jugent que le nombre et la crédibilité des sources sont insuffisants pour appuyer les conclusions du journaliste. De plus, l’absence de justification et de description des sources confidentielles ne permet pas aux lecteurs d’évaluer leur crédibilité.
Le grief pour insuffisance de sources est rejeté.
Grief 2 : informations inexactes
La plaignante estime que l’article comporte deux informations inexactes.
Premièrement, la plaignante affirme que son frère, Jamal Abdulkader, n’est pas un djihadiste, contrairement à ce qu’affirme le mis en cause. Elle estime que « certains événements un peu difficiles » vécus pendant sa jeunesse ne font pas de lui un « criminel international classé dans la catégorie de[s] djihadistes ». La plaignante soutient que son frère faisait du travail communautaire en Syrie. Précisant que sa famille est kurde et anti-islamiste, elle suggère que le journaliste confond djihadiste et kurde.
Deuxièmement, la plaignante soutient qu’il est erroné d’utiliser le mot « martyr » pour décrire son frère, car ce terme désignerait, selon elle, une personne morte à la guerre, qu’elle ait été belligérante ou pas. Elle affirme que son frère n’a participé ou n’a été victime d’aucune guerre.
Dans son guide de déontologie, le Conseil rappelle: « Quel que soit l’angle de traitement retenu pour une nouvelle ou un reportage, les médias et les journalistes doivent transmettre une information qui reflète l’ensemble d’une situation et le faire avec honnêteté, exactitude et impartialité. » (DERP, p. 26)
Dans les deux cas soulevés par la plaignante, le Conseil est devant des versions contradictoires, soit celle présentée dans l’article et celle défendue par la plaignante. Par ailleurs, cette dernière n’apporte aucun élément de preuve permettant de corroborer sa version voulant que son frère faisait du travail communautaire en Syrie. La version publiée dans l’article semble plus probable, aux yeux du Conseil, compte tenu des sources du journaliste. Les termes « djihadiste » et « martyr » correspondent à la réalité décrite par les sources du journaliste et n’apparaissent pas erronés. Le grief est rejeté sur ce point.
Le grief pour informations inexactes est rejeté.
Grief 3 : atteinte à la vie privée
La plaignante déplore que le journaliste ait publié son nom complet et celui de la ville où elle réside. Elle estime que cette dernière information a mis sa vie privée et sa sécurité en danger parce que des islamistes peuvent la repérer. La plaignante indique qu’à la suite de la publication de l’article, elle a fait retirer son numéro de téléphone du bottin téléphonique et mis son appartement en sous-location.
La plaignante soutient avoir mentionné au journaliste qu’elle n’était « pas intéressée à discuter de ce sujet » et avoir demandé que son nom n’apparaisse pas dans un éventuel article.
Le DERP rappelle que les journalistes doivent trouver le point d’équilibre entre la protection de la vie privée et l’intérêt public : « Toute personne, qu’elle soit de notoriété publique ou non, a le droit fondamental à la vie privée, à l’intimité, à la dignité et au respect de la réputation. Le public, pour sa part, a le droit d’être informé sur ce qui est d’intérêt public et la presse le devoir de l’en informer. Lorsque des faits, des événements et des situations mettent en cause la vie privée de personnes, la presse doit bien soupeser et mettre en équilibre son devoir d’informer et le respect des droits de la personne. » (p. 42)
Dans sa jurisprudence (c.f. D2014-11-048), le Conseil a fait valoir qu’il n’était pas d’intérêt public de nommer un homme dans un article rapportant les accusations pesant contre son fils parce que cela exposait inutilement sa vie privée.
Bien qu’il juge souhaitable l’identification des sources, le Conseil estime que l’intérêt public ne justifiait pas la publication du nom de la plaignante et celui de sa ville de résidence parce que cette atteinte à sa vie privée pouvait avoir des conséquences sur sa sécurité. Le Conseil rappelle que les journalistes et les médias doivent prendre des précautions supplémentaires lorsqu’il s’agit d’une personne qui peut être facilement identifiable, notamment en raison de la singularité de son nom.
Le grief pour atteinte à la vie privée est retenu à la majorité des membres du comité. Un membre (1/7) exprime sa dissidence, car il estime qu’il était important de préciser laquelle des deux soeurs de Jamal Abdulkader avait parlé au journaliste.
Grief 4 : refus de retrait d’informations personnelles
La plaignante soutient qu’après la publication de l’article, elle a demandé au journaliste de retirer ses informations personnelles de l’article.
Concernant les rectifications, le DERP indique : « Il relève de la responsabilité des médias de trouver les meilleurs moyens pour corriger leurs manquements et leurs erreurs à l’égard de personnes, de groupes ou d’instances mis en cause dans leurs productions journalistiques […] Cependant, les rétractations et les rectifications devraient être faites de façon à remédier pleinement et avec diligence au tort causé. Les médias n’ont aucune excuse pour se soustraire à l’obligation de réparer leurs erreurs, que les victimes l’exigent ou non, et ils doivent consacrer aux rétractations et aux rectifications qu’ils publient ou diffusent une forme, un espace, et une importance de nature à permettre au public de faire la part des choses. » (p. 46)
Considérant que le Conseil a déterminé qu’il y a eu une atteinte à la vie privée, il juge que le mis en cause aurait dû modifier la version Internet de l’article, en retirant les informations personnelles de la plaignante.
Le grief pour refus de retrait d’informations personnelles est retenu par la majorité des membres du comité. Un membre (1/7) exprime sa dissidence parce qu’il estime qu’il n’y a pas eu d’atteinte à la vie privée de la plaignante.
Refus de collaborer
Le quotidien Le Journal de Québec et le site journaldequebec.com ont refusé de répondre à la présente plainte.
Le Conseil reproche au quotidien Le Journal de Québec et au site journaldequebec.com leur manque de collaboration pour avoir refusé de répondre, devant le Tribunal d’honneur, de la plainte les concernant.
Décision
Au vu de ce qui précède, le Conseil de presse retient à la majorité la plainte de Mme Noura Abdulkader et blâme le journaliste Andrew McIntosh, le quotidien Le Journal de Québec et le site journaldequebec.com pour les griefs d’atteinte à la vie privée et refus de retrait d’informations personnelles. Cependant, il rejette les griefs d’insuffisance de sources et d’informations inexactes.
Pour leur manque de collaboration, en refusant de répondre à la présente plainte, le Conseil de presse blâme le quotidien Le Journal de Québec et le site journaldequebec.com.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membre s’engagent pour leur part à respecter cette obligation, et à faire parvenir au secrétariat du Conseil une preuve de cette diffusion au maximum 30 jours suivant la date de la décision. » (Règlement No 2, article 9.2)
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
- Mme Micheline Bélanger
- Mme Audrey Murray
- Mme Micheline Rondeau-Parent
Représentants des journalistes :
- Mme Caroline Belley
- M. Luc Tremblay
Représentants des entreprises de presse :
- M. Sylvain Poisson
- M. Luc Simard
Analyse de la décision
- C03B Sources d’information
- C11B Information inexacte
- C16B Divulgation de l’identité/photo
- C19A Absence/refus de rectification
- C24A Manque de collaboration