Plaignant
M. Alexandre Popovic
Mis en cause
M. Philippe Teisceira-Lessard, journaliste, M. Alexandre Pratt, directeur de l’information et le quotidien La Presse et lapresse.ca
Résumé de la plainte
M. Alexandre Popovic dépose une plainte, le 8 avril 2015, contre le journaliste Philippe Teisceira-Lessard, le quotidien La Presse et le site lapresse.ca, au sujet d’un article publié le 10 mars 2015 et intitulé « Un groupe anarchiste s’invite à la Saint-Patrick ». Le plaignant reproche au journaliste une information inexacte et incomplète, du sensationnalisme et une absence de correctif.
L’article porte sur la tenue, par le Collectif opposé à la brutalité policière (COBP), d’une manifestation à la même date et au même endroit que le défilé familial annuel de la Saint-Patrick. Le journaliste souligne le caractère anarchiste du COBP et la propension qu’ont les manifestations qu’il organise à tourner à l’émeute. Une liste de cinq manifestations du COBP ayant « dérapé » en générant méfaits et arrestations, depuis 1997, accompagne le texte.
Analyse
Grief 1 : information inexacte et incomplète
1.1 Omission de mentionner les manifestations du COBP sans arrestations
M. Alexandre Popovic observe que dans l’historique présenté à la fin de l’article, le journaliste énumère cinq « manifs qui dérapent », mais « passe sous silence le fait que certaines manifestations de ce groupe n’avaient donné lieu à aucune arrestation ».
M. Popovic ne nie pas qu’« un certain nombre » de manifestations se soient soldées par des arrestations. Il en cite nommément cinq, soit celles du 15 mars des années 1998, 1999, 2000, 2004 et 2005. Ces manifestations s’ajoutent aux cinq manifestations de la liste établie par le journaliste.
Le plaignant mentionne cependant trois manifestations n’ayant généré aucune arrestation et ne figurant pas dans l’énumération de M. Teisceira-Lessard, soit celles du 5 août 2000, du 15 mars 2001 et du 15 mars 2003. M. Popovic cite deux comptes rendus de La Presse qui confirmaient à l’époque le caractère pacifique des manifestations de 2000 et 2001.
Selon le plaignant, omettre de mentionner les manifestations pacifiques et exemptes d’arrestations revient à « dépeindre les manifestations du COBP comme si elles ne pouvaient se résumer qu’à une longue suite d’actes de violence et de vandalisme ». En accordant plus de visibilité aux comportements délinquants de certains manifestants qu’aux comportements pacifiques de la majorité, l’article brosse, aux dires de M. Popovic, un portrait incomplet, non représentatif de la réalité et trompeur pour le public.
Dans un échange de courriels entre le plaignant et M. Philippe Tesceira-Lessard, ce dernier fait valoir qu’« avec la liste de cinq manifestations du COBP, j’ai voulu illustrer différents moments importants de l’histoire de ce rassemblement : le premier, le dernier, le dixième anniversaire, le record d’arrestations et celui de la grève étudiante ». Si un de ces événements avait été calme, « soyez certain que je l’aurais inclus. Ce n’est pas le cas ».
Me Patrick Bourbeau, au nom des mis en cause, souligne que l’article « fait état d’au moins cinq manifestations tenues par le COBP au cours des 20 dernières qui ont été pour le moins “tumultueuses” ».
Me Bourbeau souligne qu’« en vertu de la liberté rédactionnelle, M Teisceira-Lessard n’avait aucune obligation de mentionner que certaines des manifestations organisées par le COBP n’avaient mené à aucune arrestation ». Il fait remarquer que « l’article ne se voulait pas une histoire exhaustive du COBP, mais traitait plutôt […] du fait qu’un groupe anarchiste comptait tenir une manifestation le jour du défilé de la Saint-Patrick ».
En réponse à Me Bourbeau, M. Popovic réplique que la liberté rédactionnelle n’est pas « synonyme d’induire en erreur et de désinformer le public ».
Dans son guide de déontologie Droits et responsabilités de la presse (DERP), le Conseil stipule que « L’information livrée au public fait nécessairement l’objet de choix rédactionnels et subit un traitement journalistique ». De plus, « la façon de présenter et d’illustrer l’information [relève] du jugement rédactionnel et [demeure] des prérogatives des médias et des professionnels de l’information ». Cependant, « cette liberté en matière de choix rédactionnels et de traitement journalistique entraîne en contrepartie des obligations que les médias et les professionnels de l’information sont tenus de respecter. » (pp. 13-14)
Les obligations pertinentes, dans le présent grief, sont présentées ainsi, dans le guide : « Les organes de presse et les journalistes ont le devoir de livrer au public une information complète, rigoureuse et conforme aux faits et aux événements. » Enfin, « quel que soit l’angle de traitement retenu pour une nouvelle ou un reportage, les médias et les journalistes doivent transmettre une information qui reflète l’ensemble d’une situation et le faire avec honnêteté, exactitude et impartialité. » (pp. 21 et 26)
Le Conseil reconnaît l’entière liberté éditoriale du journaliste, dans son choix des événements qu’il relate dans l’historique accompagnant son article.
M. Teisceira-Lessard a donc fait le choix légitime de mettre en opposition le caractère potentiellement violent ou tumultueux d’une manifestation de la COBP et la nature familiale du défilé de la Saint-Patrick, alors que les deux événements étaient tenus simultanément et au même endroit.
L’historique, c’est-à-dire la liste de « manifs qui dérapent », publiée en complément de l’article, est le moyen utilisé par le journaliste pour démontrer le risque de violence et de tumulte associé aux manifestations du COBP. Le Conseil juge qu’en établissant sa liste, M. Teisceira n’avait pas le devoir d’être exhaustif, mais bien de ne pas omettre une information essentielle pour la compréhension du sujet qu’il abordait.
Le Conseil estime qu’il n’était pas nécessaire, pour la compréhension du public, d’inclure dans la liste les manifestations qui n’avaient généré aucune arrestation ou geste violent, puisque là n’était pas le sujet abordé par le journaliste.
Le grief d’information inexacte et incomplète est rejeté sur ce point.
1.2 Utilisation fautive du mot « émeute »
M. Teisceira-Lessard écrit que les manifestations du COBP « tournent constamment à l’émeute ». Or, M. Popovic soulève que sur une vingtaine de manifestations organisées par la COBP, une seule a donné lieu à des accusations criminelles de participation à une émeute.
Alors que le journaliste précise, dans un échange de courriel avec M. Popovic, qu’il a utilisé le mot « émeute » dans son sens commun, le plaignant avance que même dans ce cas, ce mot est utilisé fautivement dans l’article visé. En effet, selon le plaignant, le mot « émeute » réfère à un événement où un grand nombre de personnes participent à de la casse ou du pillage et incendient des véhicules, dans un contexte chaotique. Il évoque l’émeute de la Coupe Stanley en 1993 où la foule avait échappé au contrôle des forces policières. Ce qui n’est pas le cas des manifestations du COBP, selon M. Popovic, qui insiste sur le caractère isolé des gestes commis lors de certaines manifestations du Collectif. L’utilisation du mot « émeute » introduit donc une inexactitude dans l’article.
Me Patrick Bourbeau cite pour sa part la définition du mot « émeute » selon le dictionnaire Le Petit Robert de la langue française : « Soulèvement populaire, généralement spontané et non organisé, pouvant prendre la forme d’un simple rassemblement tumultueux, accompagné de cris et de bagarres. » En l’occurrence, les manifestations citées par M. Teisceira-Lessard ont été ponctuées de fracas de vitrines, de lancers de bouteilles aux policiers et de nombreuses arrestations et peuvent à ce titre être qualifiées de « tumultueuses ».
Par ailleurs, Me Bourbeau porte à l’attention du Conseil l’affiche de la manifestation du 22 mars 2015, reproduite aux côtés de l’article, où on voit un manifestant masqué s’apprêtant à lancer une brique et qui indique, selon lui, que « la manifestation à venir ne se veut pas pacifique ». M. Popovic réplique que l’affiche, où on voit également un gros homme d’affaires lancer une liasse de billets de banque, se voulait humoristique.
Selon le Dictionnaire de français Larousse en ligne, le mot émeute se définit ainsi : Soulèvement populaire, mouvement, agitation, explosion de violence.
Selon le Multidictionnaire de la langue française, le mot émeute se définit comme suit : Agitation d’un groupe de personnes.
Selon Le Petit Robert de la langue française, le mot émeute a pour définition : Soulèvement populaire, généralement spontané et non organisé, pouvant prendre la forme d’un simple rassemblement tumultueux accompagné de cris et de bagarres.
À la lumière de ces différentes définitions, le sens du mot « émeute » est large et inclut la notion d’« agitation » ou de « tumulte ». En ce sens, ce mot décrit avec exactitude les événements relatés par le journaliste dans son article.
Le grief d’information inexacte et incomplète est rejeté sur ce point.
1.3 Utilisation fautive du verbe « déraper »
M. Popovic déplore que le journaliste ait inclus dans son énumération des manifestations « qui dérapent » celle du 15 mars 2014, alors qu’il n’y a pas eu dérapage, à ses yeux : « En fait, les policiers n’ont tout simplement pas laissé le temps à la manifestation de déraper […]. Le fait que les policiers aient mis un terme à la manifestation au bout de seulement quelques minutes suggère clairement que nous ne sommes pas dans un cas où les forces constabulaires ont perdu le contrôle. »
Les mis en cause n’ont pas fourni de réplique sur ce point.
Selon les définitions consultées par le Conseil, notamment, celles proposées par le dictionnaire Le Petit Robert de la langue française et le Dictionnaire de français Larousse en ligne, le verbe « déraper » réfère au fait d’« effectuer un mouvement imprévu, incontrôlé » ou de « s’écarter de ce qui est normal, attendu, prévu et contrôlé ».
Il est à noter que la notion de « mouvement imprévu » ou d’écart par rapport à ce qui est « normal, attendu, prévu » peut tout à fait, dans le cas d’une manifestation, s’appliquer à l’intervention des forces policières, autant qu’aux agissements des militants eux-mêmes. Dans le cas de la manifestation de mars 2014, bien qu’il soit impossible de trancher, à partir des informations fournies dans l’article et par le plaignant, si les policiers ou les manifestants sont à l’origine d’un dérapage, il est également impossible de nier que la manifestation ne s’est pas déroulée selon le cours normal prévu des choses puisqu’il y a eu arrestations et interruption de la manifestation. En ce sens, il n’était pas inapproprié d’utiliser le verbe « déraper ».
Le grief d’information inexacte et incomplète est rejeté sur ce point.
1.4 Affirmation inexacte : « Les manifestations tournent constamment à l’émeute »
Dans la foulée des arguments qu’il a amenés précédemment, notamment quant aux manifestations pacifiques du COBP que le journaliste a passées sous silence, M. Popovic estime que l’article de M. Teisceira-Lessard ne reflète pas la réalité, lorsqu’on lit que « les manifestations [de la COBP] tournent constamment à l’émeute ».
Sur ce point, Me Patrick Bourbeau fait valoir qu’en écrivant que les manifestations du COBP tournent « constamment » à l’émeute, le journaliste reflète la réalité, sachant que dans le dictionnaire Le Petit Robert de la langue française, on donne au mot « constamment » le synonyme « fréquemment ».
Le Conseil constate que le Dictionnaire de français Larousse en ligne suggère la définition suivante de l’adverbe « constamment » : « sans interruption ni répit dans le temps; d’une manière répétitive, très fréquente ». Tout comme Le Petit Robert, le Larousse ouvre donc la possibilité que « constamment » ne veuille pas dire « toujours », mais bien « fréquemment » ou « très fréquemment ». Or, à la lumière des cinq manifestations tumultueuses nommées par le journaliste et des cinq autres relevées par le plaignant lui-même, le Conseil estime qu’il n’est pas erroné de parler d’une occurrence à tout le moins fréquente.
Pour cette raison, le grief d’information inexacte et incomplète est rejeté sur ce point.
Au vu de tout ce qui précède, le grief d’information inexacte et incomplète est rejeté.
Grief 2 : sensationnalisme
Le journaliste fait mention de la blessure subie par une policière, lors de la manifestation du 15 mars 2006, qu’il inclut dans la liste d’événements qui ont dérapé. « Or, dans toute l’histoire des manifestations du COBP, c’est la seule fois qu’un membre du SPVM ait été blessé par un manifestant. » L’incident est donc isolé et non représentatif de la réalité des manifestations du COBP, selon le plaignant. « Pourquoi en faire mention alors? Pour faire dans le sensationnalisme? »
Les mis en cause n’ont pas fourni de réplique au sujet de ce grief.
Dans son guide de déontologie, le Conseil mentionne que : « Les médias et les professionnels de l’information doivent traiter l’information recueillie sans déformer la réalité. Le recours au sensationnalisme et à l’”information-spectacle” risque de donner lieu à une exagération et une interprétation abusive des faits et des événements, et d’induire le public en erreur quant à la valeur et à la portée réelles des informations qui lui sont transmises. » (DERP, p. 22)
Le Conseil note que le seul fait que l’incident soit isolé n’implique pas qu’il soit sensationnaliste de le rapporter. Au contraire, cette information avait une valeur, en terme d’intérêt public, qui justifiait de la publier et que le journaliste n’a aucunement exploité au-delà de sa portée réelle. Au surplus, le traitement sobre du journaliste n’a rien de l’exagération propre au sensationnalisme.
Le grief de sensationnalisme est rejeté.
Grief 3 : absence de correctif
M. Popovic a demandé au journaliste d’apporter des corrections et précisions afin de mieux équilibrer l’historique des manifestations du COBP et de mieux refléter la réalité. Cette demande a été refusée par M. Teisceira-Lessard, qui a suggéré au plaignant de contacter son patron ou de soumettre un texte de réplique dans les pages Opinions. M. Popovic considère ces options insatisfaisantes.
Dans son guide DERP, le Conseil stipule que : « Il relève de la responsabilité des médias de trouver les meilleurs moyens pour corriger leurs manquements et leurs erreurs à l’égard de personnes, de groupes ou d’instances mis en cause dans leurs productions journalistiques, que celles-ci relèvent de l’information ou de l’opinion. » (p. 46)
Comme le grief d’informations inexactes et incomplètes ainsi que celui de sensationnalisme ont été rejetés, le Conseil conclut que les mis en cause n’avaient pas à apporter un correctif.
Le grief d’absence de correctif est rejeté.
Décision
Au vu de tout ce qui précède, le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de M. Alexandre Popovic contre le journaliste Philippe Teisceira-Lessard et le quotidien La Presse et le site lapresse.ca, pour les griefs d’information inexacte et incomplète, sensationnalisme et absence de correctif.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
- Mme Micheline Bélanger
- Mme Micheline Rondeau-Parent
Représentants des journalistes :
- Mme Caroline Belley
- M. Luc Tremblay
Représentants des entreprises de presse :
- M. Sylvain Poisson
- M. Luc Simar
Analyse de la décision
- C11B Information inexacte
- C12B Information incomplète
- C14A Sensationnalisme/exagération/insistance indue
- C19A Absence/refus de rectification