Plaignant
M. Richar Piscoya
Mis en cause
M. Pascal Faucher, journaliste; M. François Beaudoin, rédacteur en chef; le quotidien La Voix de l’Est; M. Alexandre Pratt, directeur de l’information et le site lapresse.ca
Décision sur la recevabilité de la plainte
Point sur la recevabilité
Me Patrick Bourbeau, représentant des mis en cause de La Presse, fait valoir que le Conseil ne devrait pas traiter cette plainte à l’égard de lapresse.ca, puisque depuis « la transaction intervenue entre Gesca et Groupe Capitales Médias (GCM), lapresse.ca n’est plus l’éditeur des sites Web des quotidiens vendus à GCM », dont La Voix de l’Est. Me Bourbeau ajoute que « les sites Web de ces quotidiens, bien qu’hébergés pour le moment sur la plateforme de lapresse.ca, sont désormais édités exclusivement par GCM. »
Dans son guide Droits et responsabilités de la presse (DERP), le Conseil souligne que : « Les médias sont responsables de tout ce qu’ils publient ou diffusent et ne doivent en aucun temps se soustraire aux standards professionnels de l’activité journalistique sous prétexte de difficultés administratives, de contraintes de temps ou d’autres raisons d’ordre similaire. » (p. 22)
Compte tenu du fait que la transaction intervenue entre Gesca et GCM a eu lieu en mars 2015 et que la date de publication de l’article visé par la présente plainte, soit le 18 novembre 2014, est antérieure à cette transaction, le Conseil juge que la responsabilité de lapresse.ca est engagée dans le cadre de la présente plainte.
En conséquence, le Conseil rejette les prétentions de Gesca relatives à la recevabilité de la plainte et décide de traiter la plainte à l’égard du mis en cause lapresse.ca.
Résumé de la plainte
M. Richar Piscoya dépose une plainte le 16 mai 2015 à l’encontre de M. Pascal Faucher, journaliste, du quotidien La Voix de l’Est et du site Internet lapresse.ca, relativement à la couverture qu’ont fait ces médias du procès qu’il a subi pour agression sexuelle, au terme duquel il a été acquitté. Il dénonce en particulier un article publié le 18 novembre 2014, intitulé « Agression sexuelle d’une mineure : “J’ai dit non, mais ils ont continué” ». Le plaignant reproche aux mis en cause un manque d’équilibre et une information incomplète, un manque de suivi, de la partialité, ainsi que des atteintes à son droit à la présomption d’innocence, son droit à l’image et à sa réputation.
Le Conseil rappelle que l’atteinte à la réputation et la diffamation ne sont pas considérées comme du ressort de la déontologie journalistique et relèvent plutôt de la sphère judiciaire. Comme le Conseil de presse ne rend pas de décisions à ce titre, ce grief n’a pas été traité.
L’article publié le 18 novembre est un compte-rendu de la journée d’audience du 17 novembre 2014, tenue dans le cadre du procès de M. Piscoya, accusé d’agression sexuelle envers une mineure et acquitté le 20 novembre 2014.
Analyse
Grief 1 : manque d’équilibre et information incomplète
M. Piscoya déplore que le journaliste donne plus d’importance aux accusations auxquelles il a fait face qu’à son acquittement et, de façon générale, accorde un poids plus important au point de vue de la Couronne qu’à celui de la défense.
Le plaignant souligne que six paragraphes sont consacrés au témoignage de la jeune femme, dans lesquels plusieurs extraits de son récit sont repris, alors qu’un seul paragraphe de l’article est consacré au contre-interrogatoire et que ce dernier n’offre qu’un simple résumé dépourvu de faits précis. Or, M. Piscoya estime que le journaliste aurait dû rapporter certains des faits précis qui ont émergé lors du contre-interrogatoire et illustré les « faiblesses et les doutes », ainsi que « les contradictions » liées au témoignage de la jeune femme.
Me Patrick Goudreau, pour les mis en cause, fait valoir que le seul témoin entendu, lors de l’audience du 17 novembre 2014, était la jeune femme se disant victime d’agression sexuelle. « Comme les témoins de la défense [dont M. Piscoya] n’ont pas témoigné lors de l’audition du 17 novembre 2014, le journaliste n’avait pas à rapporter leur version des faits à ce stade », écrit Me Goudreau.
Me Goudreau précise que le contre-interrogatoire de la jeune femme, qui a également eu lieu le 17 novembre 2014, a été pris en compte dans l’article, via le résumé du contre-interrogatoire de la plaignante. « [Le journaliste] ne s’est donc pas limité à rapporter la version de la victime, mais a plutôt souligné les doutes de la défense et les points importants soulevés lors du contre-interrogatoire », fait valoir Me Goudreau.
Dans son guide de déontologie Droits et responsabilités de la presse (DERP), le Conseil stipule, d’une part, que : « Le choix des faits et des événements rapportés, de même que celui des questions d’intérêt public traitées, relèvent de la discrétion des directions des salles de nouvelles des organes de presse et des journalistes. » (p. 14)
D’autre part, le DERP souligne que : « Quel que soit l’angle de traitement retenu pour une nouvelle ou un reportage, les médias et les journalistes doivent transmettre une information qui reflète l’ensemble d’une situation et le faire avec honnêteté, exactitude et impartialité. Dans les cas où une nouvelle ou un reportage traite de situations ou de questions controversées, ou de conflits entre des parties, de quelque nature qu’ils soient, un traitement équilibré doit être accordé aux éléments et aux parties en opposition. » (p. 26)
Compte tenu du fait que le journaliste n’a écrit qu’un seul article, portant sur la première journée de procès, le Conseil est d’avis que les informations qui s’y trouvent tiennent compte des points de vue exprimés ce jour-là, autant par la Couronne que par la défense.
Le Conseil estime qu’aucun élément essentiel à la compréhension du public n’a été omis dans l’article, et que bien que les arguments de la défense soient résumés, ils ont été pris en compte par le journaliste.
En conséquence, aux yeux du Conseil, le journaliste a traité l’information de façon équilibrée et complète.
Le grief de manque d’équilibre et d’information incomplète est donc rejeté.
Grief 2 : manque de suivi d’un dossier judiciaire
Le plaignant souligne qu’un article de suivi intitulé « Acquittés d’agression sexuelle » n’a été publié que dans la version imprimée de La Voix de l’Est du 29 novembre 2014.
Pourtant le premier texte, « Agression sexuelle d’une mineure : “J’ai dit non, mais ils ont continué” » avait été publié également sur le site lapresse.ca, le 18 novembre 2014, note M. Piscoya.
Le plaignant fait valoir que cet article publié sur lapresse.ca a été mis à jour le 3 février 2015, sans que ne soit ajoutée l’information relative à son acquittement intervenu le 20 novembre 2014.
Il juge en outre que l’article de suivi publié dans la version imprimée de La Voix de l’Est du 29 novembre 2014 n’accorde pas suffisamment d’importance à son acquittement pour faire contrepoids au premier article, portant sur les accusations auxquelles il a fait face. L’article de suivi est très court et passe inaperçu; il n’a pas été publié dans la section judiciaire, mais dans la section « En bref »; il a été publié neuf jours après l’acquittement, alors que le premier article, portant sur les accusations, a été publié le lendemain de l’audience du 17 novembre.
M. Piscoya estime par ailleurs que la couverture du procès réalisée par le journaliste n’aurait pas dû se limiter à la première journée d’audience. « Le journaliste a assisté à plusieurs journées du procès et n’a pas rapporté aucun autre témoignage [que celui de la présumée victime], note le plaignant. Je me demande alors pourquoi il a jugé bon d’écrire un article sur le témoignage de la plaignante qui nous condamnait et n’a pas jugé pertinent d’écrire un article à propos des témoignages qui nous innocentaient lors des journées suivantes. Alors, pourquoi la première journée a été plus importante que les autres? »
Me Goudreau soutient que M. Faucher a fait un suivi rigoureux du procès en publiant l’article « Acquittés d’agression sexuelle » le 29 novembre 2014. « Cet article fait état de l’acquittement des accusés et de leurs témoignages. On y mentionne également le peu de crédibilité de la plaignante qui a été contredite à la fois par des preuves matérielles et par d’autres témoignages. Il est donc faux de mentionner qu’aucune importance n’a été donnée à l’acquittement des accusés. »
Dans son guide de déontologie, le Conseil mentionne que, dans le cadre de la couverture de dossiers judiciaires, « la presse doit assurer un suivi rigoureux et diligent de l’information et accorder autant d’importance à l’acquittement d’un prévenu qu’à son inculpation ou à sa mise en accusation. À cette fin, les médias devraient se doter de mécanismes de prévention et de contrôle appropriés. » (DERP, p. 45)
Le Conseil constate le poids moins important accordé par La Voix de l’Est à l’acquittement, comparativement aux accusations : l’article de suivi, très court, apparaît à la page 18, sous la rubrique « En bref ». Le premier texte, beaucoup plus long, apparaissait à la page 7, dans la section « Actualités ».
Par ailleurs, étant donné l’importance des accusations qui étaient portées, le Conseil considère que le suivi réalisé le 29 novembre 2014, soit 9 jours après le prononcé du verdict, était tardif.
Le Conseil souligne que ces manquements, à eux seuls, constituent une faute, qui est aggravée substantiellement du fait que le suivi n’a été fait que dans l’imprimé. En effet, aucune information au sujet de l’acquittement du plaignant et de son coaccusé ne se trouve sur le site lapresse.ca. Le Conseil s’explique d’ailleurs mal pourquoi la mise à jour de l’article « Agression sexuelle d’une mineure : “J’ai dit non, mais ils ont continué” », effectuée le 3 février 2015 sur lapresse.ca, n’a pas donné lieu à un ajout reflétant l’acquittement des deux accusés.
Tous ces motifs convainquent le Conseil que La Voix de l’Est et lapresse.ca, dans leur couverture du procès, n’ont pas suffisamment rendu compte de la position de la défense et fait un suivi déficient.
Le grief pour manque de suivi d’un dossier judiciaire est donc retenu à l’encontre du quotidien La Voix de l’Est et du site internet lapresse.ca.
Grief 3 : partialité
M. Piscoya affirme que l’article de M. Faucher est partial dans sa façon de « raconter les faits ». Le plaignant vise notamment la première phrase de l’article : « C’est avec beaucoup d’aplomb qu’une jeune femme a décrit comment, selon sa version, elle a été abusée par deux hommes alors qu’elle n’avait que 14 ans. » Qualifier ainsi (« avec beaucoup d’aplomb ») la façon de témoigner de la jeune femme relève du « commentaire personnel en faveur de la plaignante », selon M. Piscoya.
Les mis en cause soutiennent au contraire que M. Faucher a fait un compte-rendu impartial, et qu’il a soigneusement présenté les propos de la jeune femme comme le point de vue de cette dernière, « en utilisant notamment les expressions “a témoigné la plaignante”, “selon sa version” et “selon ses dires”. »
Dans son guide DERP, le Conseil souligne que : « En ce qui a trait à la nouvelle et au reportage, les médias et les professionnels de l’information doivent s’en tenir à rapporter les faits et à les situer dans leur contexte sans les commenter. Quel que soit l’angle de traitement retenu pour une nouvelle ou un reportage, les médias et les journalistes doivent transmettre une information qui reflète l’ensemble d’une situation et le faire avec honnêteté, exactitude et impartialité. » (p. 26)
La majorité des membres du comité (7/8) estime que le fait d’écrire que la jeune femme a témoigné avec « aplomb » ne constitue pas un jugement de valeur ou la preuve d’un parti pris, mais bien une description de la réalité dont témoigne le journaliste. Les journalistes couvrant un procès à fortiori considérant que les caméras ne sont jamais admises en cour, doivent user de qualificatifs afin de bien décrire l’atmosphère qui règne en salle d’audience. Aux yeux du Conseil, c’est précisément ce qu’a fait M. Faucher.
Le grief de partialité est donc rejeté.
Grief 4 : atteinte au droit à la présomption d’innocence
Selon le plaignant, la première partie du titre « Agression sexuelle d’une mineure : “J’ai dit non, mais ils ont continué » ne spécifie pas qu’il ne s’agissait alors que d’une accusation d’agression sexuelle, ou d’une présumée agression sexuelle, et non d’une condamnation. Sans cette nuance, le journaliste « a condamné [M. Piscoya] avant même la fin de l’audience », fait valoir le plaignant.
Me Goudreau fait valoir que le titre « est représentatif des déclarations de la plaignante effectuées lors de la journée d’audition du 17 novembre 2014 ». Il souligne que « la plaignante fut le seul témoin durant cette journée d’audition. Il ne s’agit pas d’un titre sensationnaliste qui risque de donner lieu à une interprétation abusive des faits ».
Dans son guide DERP, le Conseil stipule que : « Dans sa couverture des affaires judiciaires, la presse, tout en assurant le droit à l’information sur les aspects d’intérêt public que peut présenter l’actualité en ces matières, doit éviter d’entraver le cours de la justice et de préjuger de l’issue d’une cause. La couverture médiatique des affaires judiciaires ne doit pas résulter de quelque manière en un “procès par les médias”. Les médias et les professionnels de l’information doivent éviter toute atteinte à la présomption d’innocence. La presse doit également éviter de recourir à toute culpabilisation par association. » (p. 45)
Le Conseil juge que non seulement le titre ne fait pas la différence entre une accusation et un fait avéré, mais donne de plus toute la place à la version de la victime. Davantage de précautions auraient dû être prises lors du titrage pour éviter de porter atteinte au droit à la présomption d’innocence dont tous doivent bénéficier.
Le grief d’atteinte au droit à la présomption d’innocence est donc retenu, à la majorité, à l’encontre du quotidien La Voix de l’Est et de lapresse.ca.
Un membre du comité des plaintes a exprimé sa dissidence sur ce point, arguant qu’un titre doit forcément résumer l’article qu’il coiffe. Le fait de parler d’agression sexuelle plutôt que, par exemple, d’accusations d’agression sexuelle ne constituerait pas une faute déontologique à ses yeux, puisque l’idée qu’il s’agit d’une accusation serait implicite dans le titre.
Grief 5 : atteinte au droit à l’image
Le plaignant est d’avis que la photo publiée avec l’article du 18 novembre 2014 n’avait pas lieu d’être publiée. « En quoi cela est pertinent et d’intérêt public? » demande-t-il, en réitérant que « les accusés ont été acquittés et sont donc innocents ».
Les mis en cause notent que la photo a été prise au Palais de justice, soit un endroit public.
Ils ajoutent que la photo est en rapport avec le sujet traité dans l’article et n’est pas sensationnaliste.
Ils rappellent que les médias ont le devoir de couvrir les affaires judiciaires afin que celles-ci soient publiques et que le procès de M. Piscoya ne faisait l’objet d’aucun interdit de publication.
Enfin, les mis en cause citent la décision du Conseil dans le dossier Denise Voyer et Rolland Gagnon c. Stéphane Tremblay, journaliste, CIMT-TVA (D2014-04-112) : « la jurisprudence du Tribunal d’honneur confirme cette pratique établie dans le métier, voulant qu’un média puisse publier la photo d’une personne accusée, sous réserve des interdits de publication ».
Il est mentionné, dans le guide de déontologie du Conseil, que : « La liberté de presse et le droit du public à l’information autorisent les médias et les professionnels de l’information […] à prendre et à diffuser les photos, images, commentaires, sons et voix qu’ils jugent d’intérêt public. »
Le guide précise d’autre part que : « [Les médias et les journalistes] doivent faire preuve de circonspection afin de ne pas juxtaposer illustrations et événements qui n’ont pas de lien direct entre eux et qui risquent ainsi de créer de la confusion sur le véritable sens de l’information transmise. Tout manquement à cet égard est par ailleurs susceptible de causer un préjudice aux personnes ou aux groupes impliqués, lesquels ont droit à ce que leur image ne soit ni altérée ni utilisée de façon dégradante ou infamante. » (p. 30)
Le Conseil peut s’appuyer ici sur une jurisprudence importante qui établit que lors d’une couverture judiciaire, sous réserve d’interdit légal, l’intérêt public justifie de publier la photo d’un accusé.
Selon le Conseil, il était d’intérêt public de publier la photo des accusés, dans le cadre d’un procès de cette importance. Le droit des journalistes et des médias de diffuser les photos des accusés, alors qu’ils couvrent un procès public, est depuis longtemps reconnu.
Le grief pour atteinte au droit à l’image est donc rejeté.
Décision
Au vu de ce qui précède, le Conseil de presse du Québec retient la plainte de M. Richard Piscoya pour le grief de manque de suivi d’un dossier judiciaire et, retient, à la majorité, le grief d’atteinte au droit à la présomption d’innocence. Pour ces motifs, le Conseil porte un blâme à La Voix de l’Est et à lapresse.ca. Cependant, les griefs de manque d’équilibre et d’information incomplète, de partialité et d’atteinte au droit à l’image sont rejetés.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membre s’engagent pour leur part à respecter cette obligation, et à faire parvenir au secrétariat du Conseil une preuve de cette diffusion au maximum 30 jours suivant la date de la décision. » (Règlement No 2, article 9.3)
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
- Mme Micheline Bélanger
- M. Adélard Guillemette
- Mme Audray Murray
- Mme Micheline Rondeau-Parent
Représentants des journalistes :
- Mme Caroline Belley
- M. Luc Tremblay
Représentants des entreprises de presse :
- M. Sylvain Poisson
- M. Luc Simard
Analyse de la décision
- C02C Accorder un suivi à une affaire
- C12A Manque d’équilibre
- C12B Information incomplète
- C13A Partialité
- C17G Atteinte à l’image
- C17H Procès par les médias