Plaignant
Expotec Inc., Collection Tecaras Inc., Fondation Binefit Canada et M. Kassem Khachab
Mis en cause
Mme Isabelle Maher, journaliste, M. Dany Doucet, rédacteur en chef et le quotidien Le Journal de Montréal et M. Sébastien Ménard, rédacteur en chef et le quotidien Le Journal de Québec
Résumé de la plainte
Me Giani F. De Sua, pour les plaignants, dépose une plainte le 21 août 2015 contre Mme Isabelle Maher, journaliste, le Journal de Montréal et le Journal de Québec, relativement au dossier « La guerre des guenilles » et plus précisément à l’article « Mon comptable va vous rappeler ». Me De Sua estime que la journaliste a commis des fautes d’inexactitude, d’incomplétude, de partialité, de sensationnalisme, de non respect du droit à la vie privée et de manque de courtoisie. Il déplore de plus une absence de correctif.
Le reportage traite du marché du recyclage de vêtements, autrefois dominé par des organismes de charité, maintenant investi par des entreprises privées attirées par l’augmentation de la valeur des vêtements usagés, notamment à l’étranger. Plusieurs de ces joueurs privés prétendent agir au profit de bonnes causes, ce que le reportage de la journaliste met en doute. L’article « Mon comptable va vous rappeler » cite le cas de quelques entreprises n’ayant pas répondu aux questions de la journaliste, au sujet de l’importance relative des sommes qu’elles consacrent au soutien à des organismes de charité.
Le Journal de Montréal et Le Journal de Québec n’ont pas répondu à la présente plainte.
Analyse
Grief 1 : inexactitudes
Dans le cadre de ce grief, Me De Sua vise le passage suivant de l’article « Mon comptable va vous rappeler » : « En 2013, un reportage de l’émission La Facture mettait en lumière le stratagème de l’entreprise qui, sur ses boîtes, se targuait de verser les profits de la revente de vêtements au Club des petits-déjeuners (sic). Dans les faits, une partie minime des profits était consacrée à la cause. »
1.1 Inscription sur les cloches de récupération de Tecaras
Me De Sua note qu’il était faux d’affirmer qu’il était indiqué, sur les cloches de Tecaras, que les profits étaient remis au Club des petits déjeuners. « Les cloches de récupération de Tecaras mentionnaient simplement “en soutien à la Fondation Binefit et au Club des petits déjeuners” », affirme-t-il.
Dans son Guide de déontologie journalistique, le Conseil stipule que : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité. » (Guide, art. 9 a)
Le Conseil constate que dans le reportage de l’émission « La Facture » du 13 octobre 2013 auquel réfère la journaliste dans son article, les cloches de Tecaras portent l’inscription : « En soutien au/Fondation Binefit/Club des petits déjeuners/Opéré par Collection Tecaras Inc. »
Le Conseil admet qu’il existe un décalage entre ce qui était réellement inscrit sur les cloches et la description qu’en fait la journaliste. Cependant, il est également d’avis que l’inscription originale était à ce point floue et ambiguë, notamment pour le public, que la journaliste n’a pas entretenu davantage de confusion en proposant une interprétation tout à fait plausible du sens cette inscription. En effet, il apparaît raisonnable de croire qu’un citoyen qui s’apprête à déposer ses vêtements usagés dans une cloche de Tecaras comprendra, en lisant l’expression « en soutien », que les profits de la vente des vêtements seront versés au Club des petits déjeuners.
Le Conseil souligne par ailleurs qu’à ses yeux, la journaliste a déployé des moyens raisonnables pour offrir au public une information aussi exacte que possible, en faisant plusieurs démarches pour obtenir des informations auprès des plaignants, notamment au sujet des revenus qu’ils reçoivent de la collecte de vêtements usagés et de la proportion de ces revenus versée à des organismes de charité. Ces informations auraient été de nature à éclairer la signification des inscriptions sur les cloches de Tecaras. Or, malgré une apparente collaboration des plaignants, la journaliste est restée sans réponses sur ces sujets, comme l’affirment les mis en cause dans leur réplique à une mise en demeure envoyée par les plaignants, quelques jours avant la publication du dossier « La guerre des guenilles ».
Pour ces raisons, le Conseil conclut que Mme Maher n’a pas commis de faute d’inexactitude.
Le grief d’inexactitudes est donc rejeté sur ce point.
1.2 Utilisation des mots « stratagème » et « minime »
Le plaignant soutient que l’utilisation des mots « stratagème » et « minime », dans le passage précité, est trompeuse et incorrecte, puisque Tecaras a effectivement versé des dons au Club. « L’entreprise a versé plus de 33 000 $ au Club des petits déjeuners à ce jour par le biais de Binefit. Nous croyons qu’il est injuste et trompeur d’omettre de mentionner cette information tout en accusant Tecaras de ne verser qu’une “minime” partie de ses profits à des organismes de charité. Votre insinuation est tout à fait déplacée et incorrecte, car vous laissez croire au lecteur que nos clients roulent sur l’or. »
Sur ce point, le Conseil est d’avis que le silence de l’entreprise face aux questions de la journaliste sur ses revenus et la proportion de ces revenus versés à des oeuvres de charité a à nouveau desservi les plaignants. Ce silence n’a fait qu’entretenir un flou et une ambiguïté relativement à son véritable engagement envers le Club des petits déjeuners. Ce contexte de confusion est de nature à alimenter la perception de l’existence d’un « stratagème », défini ainsi par le dictionnaire Le Petit Robert : « Ruse habile, bien combinée. »
Dans le même contexte d’ambiguïté, l’information colligée dans le reportage de l’émission « La Facture » citée par la journaliste, Tecaras prétend avoir effectué des dons au Club des petits déjeuners à hauteur de 10 % de ses recettes. Sans se prononcer sur le seuil à partir duquel une contribution peut être jugée « minime », le Conseil juge que l’utilisation de ce qualificatif par journaliste est raisonnable dans les circonstances.
Considérant l’absence d’arguments convaincants fournis au Conseil par les plaignants, l’ambiguïté des informations disponibles et les moyens raisonnables mis en oeuvre par la journaliste pour éclairer le public et lui fournir une information exacte, le Conseil conclut que cette dernière n’a pas commis de faute d’inexactitude.
Le grief d’inexactitudes est donc rejeté sur ce point.
En conséquence, le grief d’inexactitudes est rejeté dans son ensemble.
Grief 2 : information incomplète
Me de Sua estime que la journaliste aurait dû mentionner, dans son article « Mon comptable va vous rappeler », les informations suivantes : le montant des dons effectués par la Fondation Binefit (Tecaras) au Club des petits déjeuners; le changement de marque (« rebranding ») mis en place par Tecaras; la mission environnementale de Tecaras et Expotex; les objectifs de la Politique québécoise de gestion des matières résiduelles en matière de recyclage des textiles; la différence (rôle, mission) entre Tecaras et la Fondation Binefit; la pratique courante que constitue la commandite des cloches de récupération de vêtements par des entreprises privées, au profit d’organismes de bienfaisance.
Dans son Guide, le Conseil souligne que : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : e) complétude : dans le traitement d’un sujet, présentation des éléments essentiels à sa bonne compréhension, tout en respectant la liberté éditoriale du média. » (Guide, art. 9 e)
Considérant l’angle de l’article, qui porte sur le manque de transparence de certaines entreprises privées oeuvrant dans le domaine du recyclage des vêtements, quant aux revenus qu’elles réalisent et à la proportion de ces revenus versée à des oeuvres charitables, la journaliste n’avait pas à mentionner ces informations, qui n’étaient pas essentielles à la compréhension du public.
Le grief d’information incomplète est donc rejeté.
Grief 3 : partialité
Me De Sua fait valoir que les mots « stratagème » et « minime » dans l’article « Mon comptable va vous rappeler » témoignent de la partialité de la journaliste. Il ajoute que le ton partial de cet article s’inscrit dans le continuum des autres articles du dossier, où toutes les entreprises oeuvrant dans le recyclage de vêtements sont dépeintes sans nuance comme s’habillant d’une conscience sociale pour cacher leurs activités mercantiles.
Dans son Guide, le Conseil stipule que : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : c) impartialité : absence de parti pris en faveur d’un point de vue particulier. » (Guide, art. 9 c)
Le Conseil rappelle qu’il ressort de son analyse du grief 1 (inexactitudes) que l’utilisation, par la journaliste, des termes « stratagème » et « minime » ne relevait pas du jugement de valeur, mais d’une appréciation des faits reflétant la réalité. Ce n’était donc pas une description partiale de la réalité.
Les plaignants ne font par ailleurs pas la preuve de la partialité de la journaliste qui, aux yeux du Conseil, rapporte les faits sans les commenter et sans parti pris.
Pour ces raisons, le grief de partialité est rejeté.
Grief 4 : sensationnalisme
Me De Sua estime que le fait d’avoir omis de mentionner l’aspect courant de la commandite d’organismes de charité par des entreprises privées constitue une faute de sensationnalisme dans le dossier réalisé par la journaliste. Les gros titres accrocheurs, le ton général, où toutes les entreprises sont dépeintes de façon similaire, comme affichant une fausse conscience sociale : il aurait fallu plus de nuances pour dépeindre fidèlement la réalité, estime Me De Sua.
Dans son Guide, le Conseil note que : « Les journalistes et les médias d’information ne déforment pas la réalité, en exagérant ou en interprétant abusivement la portée réelle des faits et des événements qu’ils rapportent. » (Guide, art. 14.1)
Le Conseil rappelle qu’il a, dans le cadre de son analyse du grief 2 (information incomplète), conclu que l’information selon laquelle la commandite d’organismes de charité par des entreprises privées est courante n’était pas une information essentielle à la compréhension du lecteur, dans l’article « Mon comptable va vous rappeler ». Il serait donc incohérent de conclure que l’absence de cette information introduit une déformation de la réalité.
Quant à l’ensemble du dossier, les arguments des plaignants n’ont pas convaincu le Conseil que la journaliste a déformé la réalité, exagéré la portée réelle des faits ou s’est livrée à des interprétations abusives.
Le grief de sensationnalisme est donc rejeté.
Grief 5 : non-respect du droit à la vie privée (intrusion dans une propriété privée) et manque de courtoisie
Me De Sua affirme que Mme Maher : « s’est présentée de façon impromptue aux bureaux de Tecaras, dans le but de rencontrer directement M. Khachab [le propriétaire de l’entreprise] »; « était particulièrement insistante et téméraire », avait une « attitude cavalière »; « est entrée sans autorisation […] afin d’épier les employés » et a dû être escortée vers la sortie.
Dans les documents fournis par les plaignants, une lettre de Me Bernard Pageau, de Québecor, répond à la mise en demeure du plaignant et fournit la version des faits des mis en cause. Me Pageau affirme : « Madame Maher a contacté vos clients [les plaignants] de façon à obtenir des réponses à des questions d’intérêt public. Nos informations sont à l’effet que Madame Maher n’a pas fait d’écart de conduite […] et a agi de façon raisonnable et civilisée. »
Au regard du respect du droit à la vie privée, le Conseil stipule dans son Guide que : « (1) Les journalistes et les médias d’information respectent le droit fondamental de toute personne à sa vie privée et à sa dignité. (2) Les journalistes et les médias d’information peuvent privilégier le droit du public à l’information lorsque des éléments de la vie privée ou portant atteinte à la dignité d’une personne sont d’intérêt public. » (Guide, art. 18 (1), (2))
Au regard du devoir de courtoisie, le Guide mentionne que : « Les journalistes et les médias d’information font preuve de courtoisie dans leurs rapports avec le public. » (Guide, art. 27)
Le Conseil constate qu’il est ici en présence de versions contradictoires et juge que les plaignants, à qui incombe le fardeau de la preuve, n’ont pas fait la démonstration de ce qu’ils allèguent quant au comportement de la journaliste. Dans ce contexte, le Conseil n’a d’autre choix que d’accorder le bénéfice du doute à Mme Maher.
Le grief d’atteinte au droit à la vie privée et manque de courtoisie est donc rejeté.
Grief 6 : absence de correctif
Me De Sua indique qu’une mise en demeure a été envoyée à Mme Maher, « afin de lui permettre de corriger ses erreurs. Or, à ce jour, cela n’a pas été fait. »
Dans son Guide, le Conseil souligne que : : « Les journalistes et les médias d’information corrigent avec diligence leurs manquements et erreurs, que ce soit par rectification, rétractation ou en accordant un droit de réplique aux personnes ou groupes concernés, de manière à les réparer pleinement et rapidement. » (Guide, art. 27.1)
L’ensemble des autres griefs ayant été rejeté, le Conseil conclut qu’il n’y avait pas matière, pour les mis en cause, à publier un correctif.
Le grief d’absence de correctif est rejeté.
Refus de collaborer
Le Journal de Montréal et Le Journal de Québec n’ont pas répondu à la présente plainte.
Le Conseil déplore le fait que les quotidiens Le Journal de Montréal et Le Journal de Québec aient refusé de répondre, devant le Tribunal d’honneur, de la plainte les concernant.
Décision
Au vu de tout ce qui précède, le Conseil de presse du Québec rejette la plainte d’Expotec Inc., Collection Tecaras Inc., Fondation Binefit Canada et de M. Kassem Khachab contre Mme Isabelle Maher, journaliste et les quotidiens Le Journal de Montréal et Le Journal de Québec, pour les griefs d’informations inexactes, d’information incomplète, de partialité, de sensationnalisme, d’atteinte au droit à la vie privée et manque de courtoisie et d’absence de correctif.
Le Conseil déplore le fait que les quotidiens Le Journal de Montréal et Le Journal de Québec aient refusé de répondre, devant le Tribunal d’honneur, de la plainte les concernant.
Représentants du public :
- M. Paul Chénard
- Mme Audrey Murray
- Mme Micheline Rondeau-Parent
Représentante des journalistes :
- Mme Katherine Belley-Murray
Représentants des entreprises de presse :
- M. Pierre-Paul Noreau
- M. Gilber Paquette
Analyse de la décision
- C11B Information inexacte
- C12B Information incomplète
- C13A Partialité
- C14A Sensationnalisme/exagération/insistance indue
- C16D Publication d’informations privées
- C19A Absence/refus de rectification
- C24A Manque de collaboration