Plaignant
M. Philippe Turchet
Mis en cause
MM. Patrick Lagacé, chroniqueur et Alexandre Pratt, directeur de l’information et le quotidien La Presse+
Résumé de la plainte
NOTE : Après l’annulation de la décision de première instance par la commission d’appel (à lire plus bas), ce dossier a été renvoyé au comité des plaintes pour y être rejugé. La plainte a été rejetée (lire la décision ici).
M. Philippe Turchet dépose une plainte le 25 septembre 2015 contre le chroniqueur Patrick Lagacé et le quotidien La Presse+ concernant les chroniques, « Des accusations d’imposture », « L’homme qui voulait être dans les dictionnaires », publiées le 9 mai 2015, « Des interrogatoires synergologiques », « La caution des organisations », « L’expérience américaine des mirages non verbaux », parues le 10 mai 2015, et « La synergologie, commode et reposante », publiée le 14 mai 2015. Le plaignant déplore des informations inexactes et des informations incomplètes.
Le plaignant estime que les mis en cause ont également commis une atteinte à sa réputation, de la partialité et un manque d’équilibre. Dans le premier cas, le Conseil rappelle que l’atteinte à la réputation n’est pas du ressort de la déontologie journalistique, mais relève plutôt de la sphère judiciaire. En ce qui concerne les griefs de partialité et de manque d’équilibre, le Conseil observe que les textes mis en cause sont des chroniques, soit des textes relevant d’un genre qui permet cette latitude à ceux qui le pratiquent, à savoir du journalisme d’opinion. De ce fait, son auteur est exempté des devoirs déontologiques d’impartialité et d’équilibre. Ainsi, ces deux griefs ne remplissent pas les critères de recevabilité définis dans la Politique de recevabilité des plaintes au Conseil de presse du Québec puisque le Conseil ne constate pas de manquements déontologiques potentiels. Pour toutes ces raisons, les griefs d’atteinte à la réputation, de partialité et de manque d’équilibre ne seront pas traités.
Pour justifier que la plainte ait été déposée plus de trois mois après la publication des articles, dépassant ainsi le délai de prescription en vigueur à ce moment-là, l’avocat du plaignant, Me Normand Tamaro, souligne qu’au moment du dépôt de la plainte, le site Internet du Conseil de presse affichait une ancienne version du Règlement No 2, laquelle fixait toujours le délai de prescription à six mois. Il affirme avoir agi de bonne foi et respecté le Règlement mis à sa disposition. Conformément à son règlement, qui permet de prolonger le délai de prescription de trois mois, le Conseil a jugé que les arguments apportés par Me Tamaro constituaient des circonstances exceptionnelles, comme le prévoit l’article 3.1 du Règlement No 2, justifiant la réception de la présente plainte malgré son dépôt tardif.
Les chroniques mises en cause font partie d’une série portant sur une discipline créée par le plaignant, la synergologie, qui analyse le sens du langage non verbal.
Analyse
Grief 1 : informations inexactes
Par la voix de son avocat, Me Normand Tamaro, le plaignant estime que la série de chroniques comporte quatre inexactitudes.
1.1 Chercheur indépendant
Me Tamaro soutient que le chroniqueur publie une inexactitude lorsqu’il affirme, dans la chronique « L’homme qui voulait être dans le dictionnaire » : « Études qui permettent déjà à Philippe Turchet de se présenter comme chercheur indépendant en synergologie ». Selon l’avocat, il est faux d’affirmer que le plaignant se présente comme chercheur indépendant. Il reconnaît que l’expression a été utilisée dans la revue Langages et lors d’une journée d’étude organisée à l’Université Paris X, mais il précise qu’elle n’est pas utilisée par le plaignant, alors que le chroniqueur laisse croire le contraire.
Le représentant des mis en cause, Me Patrick Bourbeau, soutient que si la revue Langages a présenté le plaignant comme un chercheur indépendant, « c’est fort probablement parce que celui-ci s’est présenté comme tel. » Il fait valoir que les participants à une conférence soumettent généralement eux-mêmes leur notice biographique et que le plaignant n’était pas dans une situation nécessitant une correction.
L’article 9, alinéa a) du Guide de déontologie journalistique, stipule : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité. »
Considérant que la pratique généralisée veut que les auteurs rédigent eux-mêmes les notices biographiques utilisées dans ce genre de situation – une publication et une journée d’étude dans un contexte universitaire -, le Conseil juge que le chroniqueur pouvait s’y fier sans commettre de faute déontologique, puisqu’il s’agit d’une source crédible.
Le grief est rejeté sur ce point.
1.2 Titre de Nicolas Rochat
Dans la chronique « L’expérience américaine des mirages non verbaux », Me Tamaro juge que le chroniqueur présente M. Nicolas Rochat comme une figure d’autorité lorsqu’il écrit : « Nicolas Rochat du Laboratoire parisien de psychologie sociale des Universités Paris 8 et Nanterre ». Cette description est trompeuse pour les lecteurs, selon Me Tamaro, car elle laisserait croire que M. Rochat est un expert, un scientifique, alors qu’il n’est qu’un doctorant et n’a jamais publié sur les pseudosciences.
Me Bourbeau fait valoir que M. Rochat est un expert en matière de pseudosciences puisqu’il détient une maîtrise en psychologie sociale et une autre en psychologie cognitive et qu’il a publié des articles sur le mensonge et l’utilisation de pseudosciences.
Le Conseil juge que la présentation que le chroniqueur fait de M. Rochat est exacte puisqu’à titre d’étudiant au doctorat, celui-ci peut effectivement être rattaché au Laboratoire; l’information présentée était donc rigoureusement exacte.
Le grief est rejeté sur ce point.
1.3 Google Scholar
Dans la chronique intitulée « L’expérience américaine des mirages non verbaux », le chroniqueur écrit : « Maria Hartwig a tenté de trouver des traces de la synergologie dans Google Scholar, qui recense les articles scientifiques. Sans succès. » L’avocat du plaignant fait valoir que l’article du plaignant publié dans la revue Langages « est recensé par cinq liens différents dans Google Scholar, […] et que plus de 30 articles scientifiques citent la synergologie à l’appui de leurs dires. »
Le représentant des mis en cause réplique : « La Chronique de M. Lagacé affirmait uniquement que Maria Hartwig avait tenté de trouver des traces de la synergologie dans Google Scholar et qu’elle n’y était pas arrivée. » Il ajoute qu’une recherche récente sur Google Scholar ne répertorie qu’une seule citation de l’article du plaignant qui est postérieure à la publication de la série de chroniques.
Dans ses commentaires l’avocat du plaignant explique que Mme Hartwig ne devait pas faire la recherche sur Google Scholar en utilisant le terme anglais « synergology », mais le mot français « synergologie » ou le nom du plaignant. En utilisant l’un ou l’autre de ces mots-clés, elle aurait constaté que le plaignant y « était cité de nombreuses fois et pas simplement par des détracteurs », soutient Me Tamaro.
Le Conseil juge que le chroniqueur n’a pas commis d’inexactitude dans le passage mis en cause puisqu’il a simplement rapporté l’affirmation de Mme Hartwig au sujet de ses démarches infructueuses.
Le grief est rejeté sur ce point.
1.4 Site anglais
Dans la chronique intitulée « L’expérience américaine des mirages non verbaux », le chroniqueur écrit : « La professeure Hartwig en a assez lu, sur le site anglais de la synergologie », une affirmation erronée selon l’avocat du plaignant. Il fait valoir que Mme Hartwig n’a pas pu consulter « le site anglais de la synergologie » puisqu’il n’existe qu’un site officiel et que celui-ci n’est pas traduit en anglais.
Le représentant des mis en cause rapporte que Mme Hartwig a consulté le site Internet synergologie.co.uk du Dutch Institute for Synergology présenté comme le centre officiel de formation en synergologie pour le Benelux. Son fondateur est référencé sur le site Internet évoqué par l’avocat des plaignants, souligne Me Bourbeau.
Le Conseil rappelle qu’il appartient au plaignant de faire la démonstration du manquement déontologique des mis en cause, or il juge que ce n’est pas le cas ici.
Le grief est rejeté sur ce point.
En conséquence, le grief pour informations inexactes est rejeté.
Grief 2 : informations incomplètes
L’avocat du plaignant estime que deux informations sont incomplètes.
2.1 Curriculum vitae du plaignant
Me Tamaro reproche au chroniqueur de ne pas avoir mentionné dans ses chroniques certains éléments du curriculum vitae du plaignant. Il considère qu’il aurait dû rapporter, notamment, que le plaignant a été mentionné dans une lettre de recommandation signée par François Bayrou, ancien ministre français de l’Éducation nationale; qu’il a été invité à faire partie d’un laboratoire scientifique international reconnu par l’UNESCO; qu’il a été l’invité d’honneur de journées d’étude sur le thème des émotions; qu’il a été cité dans des ouvrages ou des revues scientifiques.
Le représentant des mis en cause fait valoir « que les journalistes jouissent d’une liberté rédactionnelle qui leur permet de choisir les faits qu’ils présentent aux lecteurs en vertu de leur pertinence et de leur intérêt. »
L’article 9, alinéa e), du Guide de déontologie journalistique stipule : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : e) complétude : dans le traitement d’un sujet, présentation des éléments essentiels à sa bonne compréhension, tout en respectant la liberté éditoriale du média. »
Par ailleurs, l’alinéa c) du préambule du Guide rappelle « que la liberté de presse exige que les médias d’information et les journalistes jouissent d’une liberté éditoriale et donc que les choix relatifs au contenu, à la forme, ainsi qu’au moment de publication ou de diffusion de l’information relèvent de la prérogative des médias d’information et des journalistes. »
Il est peut-être utile de rappeler ici que le traitement journalistique de l’information suppose de faire des choix, un droit reconnu par la liberté de presse. Aux yeux du Conseil, les informations en question n’étaient pas essentielles à la compréhension du sujet et le chroniqueur pouvait choisir de ne pas en faire mention.
Le grief est rejeté sur ce point.
2.2 Échanges avec Jocelyne Robert
L’avocat du plaignant observe que le chroniqueur avait tenu des propos sur Twitter avec Mme Jocelyne Robert, conjointe du plaignant à propos de la synergologie. Il soutient que « les lecteurs auraient dû en être avisés, ne serait-ce que pour situer “l’enquête” dans sa véritable perspective » afin que le public puisse déterminer si le journaliste était en apparence de conflit d’intérêts et ainsi « porter un jugement éclairé sur des textes qu’on leur donne à lire ».
Le représentant des mis en cause considère qu’il n’était « d’aucune pertinence pour les lecteurs » de savoir que le journaliste avait échangé sur Twitter avec Mme Robert. Il soutient que la divulgation de cette information n’aurait pas affecté la compréhension du dossier par les lecteurs. Il ajoute que Mme Robert n’est pas très active dans le domaine des formations synergologiques et il n’était pas pertinent de référer à elle simplement parce qu’elle est la conjointe de M. Turchet.
Le Conseil juge que le chroniqueur n’a pas omis d’information en ne rapportant pas avoir eu des échanges sur Twitter avec la conjointe du plaignant puisque cela n’était pas essentiel à la compréhension du sujet des chroniques.
Le grief est rejeté sur ce point.
En conséquence, le grief pour informations incomplètes est rejeté.
Décision
Au vu de ce qui précède, le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de M. Philippe Turchet contre le chroniqueur Patrick Lagacé et le quotidien La Presse+ pour les griefs d’informations inexactes et d’informations incomplètes.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
- Mme Micheline Bélanger
- M. Marc-André Dowd
- M. Adélard Guillemette
Représentant des journalistes :
- M. Denis Guénette
Représentant des entreprises de presse :
- M. Luc Simard
Analyse de la décision
- C11B Information inexacte
- C12B Information incomplète
Date de l’appel
20 April 2017
Appelant
M. Philippe Turchet
Décision en appel
PRÉAMBULE
Lors de l’étude d’un dossier, les membres de la commission d’appel doivent s’assurer que les principes déontologiques ont été appliqués correctement en première instance.
GRIEFS DE L’APPELANT
L’appelant conteste la décision de première instance relativement aux trois points suivants:
- Statut de journaliste d’opinion de M. Patrick Lagacé.
- Grief 1 : informations inexactes
- Grief 2 : informations incomplètes
Statut de journaliste d’opinion de M. Patrick Lagacé
Par l’entremise de ses avocats, M. Philippe Turchet en appelle du point sur le statut de journaliste d’opinion accordé à Patrick Lagacé. De son avis, le comité des plaintes a commis une erreur en décidant que les textes en cause étaient des chroniques, et de ce fait, exemptant ainsi M. Lagacé de ses devoirs déontologiques d’impartialité et d’équilibre.
L’appelant fait une énumération de points tendant à démontrer que M. Lagacé a agi à titre de journaliste factuel et non à titre de journaliste d’opinion.
Tout d’abord, l’appelant prétend que comme M. Lagacé a publié plusieurs articles qu’il annonçait comme une « enquête journalistique », il ne peut prétendre avoir publié une série de chroniques d’humeur ou d’opinion. De l’avis de l’appelant, « il est pourtant clair que les textes en cause se prétendaient informatifs, factuels, recherchant la vérité et non des chroniques. Le chroniqueur Patrick Lagacé, s’était muté l’espace d’un dossier en journaliste d’enquête ou, à tout le moins, c’est ce qui a été représenté au public ». De plus ajoute l’appelant, « preuve est faite que non seulement le journaliste et son journal ont traité ces textes comme des reportages de faits, mais que Paul Journet, un journaliste et Normand Baillargeon, un universitaire, les ont aussi considérés comme tels ».
L’appelant poursuit en précisant qu’« en admettant que le Comité des plaintes a raison et que ces textes relèvent du journalisme d’opinion, ce qui est fermement contesté, force est de constater que le journaliste et La Presse ont enfreint l’article 10 (2) du Guide de déontologie, à la section « Recherche de la vérité » qui stipule « que le genre journalistique pratiqué doit être facilement identifiable afin que le public ne soit pas induit en erreur ».
Finalement, l’appelant considère que M. Lagacé, est soumis, en tant que chroniqueur, à l’application de l’article 9 du Guide de déontologie du Conseil de presse et qu’il a manqué à au moins quatre de ses plus importants devoirs déontologiques : « Article 9 – Qualité de l’information : « b) rigueur de raisonnement; c) impartialité : absence de parti pris en faveur d’un point de vue; d) équilibre : dans le traitement d’un sujet, présentation d’une juste pondération du point de vue des parties en présence; et e) complétude : dans le traitement d’un sujet, présentation des éléments essentiels à sa bonne compréhension, tout en respectant la liberté éditoriale du média. »
Les membres de la commission ont pris connaissance de la demande d’appel et considèrent que la série d’articles de M. Lagacé, faisant l’objet de la plainte en première instance, aurait dû être étudiée sous l’angle du journalisme factuel, impliquant de ce fait les principes reliés à ce genre journalistique. Les membres annulent donc la décision du comité des plaintes et jugent que le dossier, dans son ensemble, doit être renvoyé au comité de première instance du Conseil de presse du Québec afin d’être jugé de nouveau par celui-ci, à partir des éléments déposés au dossier en première et deuxième instances, sans nouvelles représentations des parties.
Au vu de ce qui précède, les membres de la commission jugent, par ailleurs, qu’ils n’ont pas à étudier les autres griefs des appelants.
RÉPLIQUE DES INTIMÉS
Les intimés n’ont soumis aucune réplique.
DÉCISION
Après examen, les membres de la commission d’appel ont conclu à l’unanimité d’annuler la décision rendue par la première instance et que le dossier qui lui était présenté devait être renvoyé en première instance pour y être jugé de nouveau.
La composition de la commission d’appel lors de la prise de décision :
Représentants du public :
- Mme Hélène Deslauriers
- M. Pierre Thibault
Représentant des journalistes :
- M. Jean Sawyer
Représentant des entreprises de presse :
- M. Pierre Sormany