Plaignant
M. Philippe Turchet
Mis en cause
Patrick Lagacé, journaliste
La Presse+
Résumé de la plainte
NOTE : La décision de la commission d’appel se trouve à la suite de la décision de première instance.
M. Philippe Turchet dépose une plainte le 25 septembre 2015 contre le journaliste Patrick Lagacé et La Presse+ concernant les chroniques « Des accusations d’imposture », « L’homme qui voulait être dans les dictionnaires », publiées le 9 mai 2015, « Des interrogatoires synergologiques », « La caution des organisations », « L’expérience américaine des mirages non verbaux », parues le 10 mai 2015, et « La synergologie, commode et reposante », publiée le 14 mai 2015. Le plaignant déplore une atteinte à sa réputation, un manque d’équilibre, de la partialité, de l’information inexacte et de l’information incomplète.
Les articles mis en cause font partie d’une série portant sur une discipline créée par le plaignant, la synergologie, qui se veut un outil d’analyse du langage non verbal.
NOTE
La présente plainte a déjà fait l’objet d’une décision rendue par le comité des plaintes le 14 octobre 2016, qui a ensuite été portée en appel par le plaignant. Le 20 avril 2017, la commission d’appel a annulé la décision de première instance et, exceptionnellement, retourné la plainte pour étude en première instance, demandant au comité des plaintes de la traiter sous un angle différent.
Demande de la commission d’appel
La commission d’appel a demandé à ce qu’un comité des plaintes étudie à nouveau le dossier sous l’angle du journalisme factuel, estimant que les principes reliés à ce genre journalistique auraient dû être traités en première instance. Le comité de première instance de 2016 avait traité la plainte sous l’angle du journalisme d’opinion.
S’étant penché sur la demande de la commission d’appel, le comité des plaintes juge que, puisque le dossier lui est retourné pour décision, la présidente du comité des plaintes et les membres qui le composent sont maîtres de la procédure, de la preuve qu’ils souhaitaient considérer et, ultimement, des conclusions à donner au dossier.
Le Conseil juge que Patrick Lagacé exerce une activité journalistique qui appartient au genre du journalisme d’opinion. Étant donné que les textes en cause sont clairement titrés comme des chroniques, écrits au « je », et comportent l’opinion du journaliste en plus du fruit de ses recherches, le Conseil considère que le public s’attend à lire un texte d’opinion.
Tel que mentionné à l’article 10.2 du Guide, le journalisme d’opinion est exempté des devoirs déontologiques d’impartialité et d’équilibre.
Principe déontologique applicable :
« (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. » (article 10.2, Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Analyse
Grief non traité : atteinte à la réputation « La plainte ne peut constituer une plainte de diffamation, viser le contenu d’une publicité ou exprimer une divergence d’opinions avec l’auteur d’une publication ou d’une décision. » (Règlement No 2, article 13.04)
Le Conseil rappelle que l’atteinte à la réputation n’est pas du ressort de la déontologie journalistique, mais relève plutôt de la sphère judiciaire.
Grief 1 : informations inexactes
Principes déontologiques applicables :
« Journalisme d’opinion : (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. » (article 10.2 du Guide)
« Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité. » (article 9 alinéa a du Guide)
La question qui se pose est de déterminer si le journaliste a publié des informations inexactes.
Décision :
Le Conseil rejette le grief d’informations inexactes.
Analyse : 1.1 Chercheur indépendant
Le Conseil doit déterminer s’il est inexact d’affirmer que M. Turchet est un « chercheur indépendant ».
Il note que M. Turchet reconnaît que l’expression a été utilisée par la revue Langages, même s’il affirme ne pas l’utiliser. Le Conseil est d’avis qu’étant donné que M. Turchet fait de la recherche et n’est associé à aucune institution, il peut être considéré comme un chercheur indépendant, sans qu’il y ait faute déontologique.
1.2 Titre d’une source
Le Conseil doit déterminer s’il est inexact de présenter M. Nicolas Rochat comme un « expert », alors qu’il est étudiant au doctorat.
Le Conseil estime que M. Rochat peut être considéré comme un expert, considérant qu’il est doctorant sur le sujet, en collaboration avec le Laboratoire parisien de psychologie sociale des Universités Paris 8 et Nanterre.
1.3 Google Scholar
Le Conseil doit déterminer si l’affirmation suivante est inexacte : « Maria Hartwig a tenté de trouver des traces de la synergologie dans Google Scholar, qui recense les articles scientifiques. Sans succès. »
Le Conseil considère que, contrairement à l’argument du plaignant voulant que la recherche sur Google Scholar doive se faire soit avec le mot français « synergologie » soit avec le nom de M. Turchet, le chroniqueur n’a fait que rapporter ce que sa source, Maria Hartwig, professeure au Jon Jay College of Criminal Justice de New York, lui avait indiqué au sujet de ses démarches. Par ailleurs, lors de ses recherches, le Conseil a trouvé une analyse du 5 juin 2015 du professeur Dany Plouffe de l’Université McGill qui va dans le même sens. Le professeur affirme « qu’aucune référence à l’article de M. Turchet n’apparaît sur Google Scholar. Ce qui démontrerait que cette recherche [de M. Turchet] n’a pas influencé d’autres chercheurs. Or, une contribution scientifique importante est habituellement citée par d’autres chercheurs ».
1.4 Site anglais
Le Conseil doit déterminer si l’affirmation suivante est inexacte : « La professeure Hartwig en a assez lu, sur le site anglais de la synergologie, pour reconnaître un cousinage entre la synergologie et la programmation neurolinguistique (PNL), décriée comme une pseudoscience aux États-Unis. »
Bien que le plaignant estime qu’il n’existe qu’un site officiel de synergologie et qu’il n’est pas traduit en anglais, le Conseil constate que Mme Hartwig, à titre de professeure en psychologie et auteure de plusieurs articles scientifiques sur le non-verbal, constitue une source suffisamment crédible pour que le journaliste n’ait pas à vérifier la façon dont elle mené ses recherches.
Grief 2 : informations incomplètes
Principes déontologiques applicables :
« Journalisme d’opinion : (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. » (article 10.2 du Guide)
« Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : e) complétude : dans le traitement d’un sujet, présentation des éléments essentiels à sa bonne compréhension, tout en respectant la liberté éditoriale du média. » (article 9 e) du Guide)
La question qui se pose est de déterminer si le journaliste a publié de l’information incomplète.
Décision :
Le Conseil rejette le grief d’informations incomplètes.
Analyse :
2.1 Curriculum vitae de M. Turchet et échanges avec Jocelyne Robert
Le Conseil doit déterminer si le journaliste a omis des informations essentielles à la bonne compréhension de son sujet en ne rapportant pas certains éléments du curriculum vitae de M. Turchet ainsi que ses échanges sur Twitter avec Jocelyne Robert, la conjointe de l’appelant.
Dans le cas présent, le Conseil estime que les éléments avancés par le plaignant, tels que l’obtention de subvention, une lettre de recommandation signée par François Bayrou, ancien ministre français de l’Éducation nationale, une invitation à faire partie d’un laboratoire scientifique international reconnu par l’UNESCO, le fait d’avoir été l’invité d’honneur de journées d’étude sur le thème des émotions et d’avoir été cité dans des ouvrages ou des revues scientifiques, ainsi que les échanges Twitter entre le journaliste et Mme Robert n’étaient pas essentiels à la compréhension du sujet.
Le Conseil est d’avis que la liberté éditoriale du mis en cause lui permettait de sélectionner les faits qu’il jugeait pertinents et souligne que « la jurisprudence du Conseil n’impose pas aux journalistes de couvrir tous les angles d’une nouvelle, mais plutôt de s’assurer d’en présenter les éléments essentiels à la compréhension des faits par le lecteur (D2016-07-013). »
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de M. Philippe Turchet contre le journaliste Patrick Lagacé et La Presse+ pour informations inexactes et informations incomplètes.
Linda Taklit
Présidente du comité des plaintes
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentantes du public :
Mme Ericka Alneus
Mme Linda Taklit
Représentantes des journalistes :
Mme Maxime Bertrand
Mme Lisa-Marie Gervais
Représentants des entreprises de presse :
M. Jed Kahane
M. Gilber Paquette
Date de l’appel
6 February 2019
Appelant
Philippe Turchet
Décision en appel
RÔLE DE LA COMMISSION D’APPEL
Lors de la révision d’un dossier, les membres de la commission d’appel doivent s’assurer que les principes déontologiques ont été appliqués correctement en première instance.
CONTEXTE
Les chroniques mises en cause font partie d’une série portant sur une discipline créée par le plaignant, la synergologie, qui analyse le sens du langage non verbal.
Remarques préliminaires
La commission d’appel souligne que l’objet d’un appel devant le Conseil doit porter exclusivement sur la décision de première instance, ne doit pas contenir de nouvel élément de plainte et doit être concis, conformément à l’article 28.03 du Règlement No 2 : « L’inscription [d’un appel] doit contenir un exposé clair, précis et succinct de l’objet et des motifs d’appel. Cet exposé ne doit contenir aucun nouvel objet de plainte. »
Par conséquent, la commission d’appel n’a pas étudié deux nouveaux griefs d’information incomplète avancés par l’appelant. Ce dernier estime que Patrick Lagacé était en conflit d’intérêts et aurait dû le mentionner dans ses chroniques.
La présente plainte a déjà fait l’objet d’une décision rendue par le comité des plaintes le 14 octobre 2016, qui a ensuite été portée en appel par le plaignant. Le 20 avril 2017, la commission d’appel a annulé la décision de première instance et, exceptionnellement, retourné la plainte pour étude en première instance, qui a rendu sa décision le 15 juin 2018.
MOTIFS DE L’APPELANT
L’appelant conteste la décision de première instance relativement à deux des quatre griefs d’informations inexactes et à l’un des deux griefs d’informations incomplètes.
L’appelant allègue par ailleurs que le comité des plaintes a contrevenu à la première décision de la commission d’appel en étudiant le dossier sous l’angle du journalisme d’opinion.
Point sur le processus de décision
Règlement et principe applicables
« La commission peut confirmer en tout ou en partie ou infirmer la décision du comité des plaintes. Le cas échéant, elle rend la décision appropriée. Toutefois, elle ne peut substituer sa propre appréciation des faits à celle du comité des plaintes sauf en cas d’erreur significative. » (Règlement No 2, article 30.01)
Journalisme d’opinion – « (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. » (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec).
Décision
Les membres de la commission d’appel estiment que le Règlement No 2 du Conseil et l’article 10.2 (3) du Guide ont été appliqués correctement.
Analyse
Bien que le plaignant estime que la première décision de la commission d’appel exigeait du comité des plaintes d’analyser le dossier sous l’angle du journalisme factuel, la commission d’appel rappelle que le comité des plaintes est maître de ses procédures, de la preuve qu’il souhaite considérer et des conclusions à donner au dossier. La commission d’appel a déjà statué sur ce point dans une décision antérieure, le dossier Desfossés c. Gravel et Radio-Canada (D2014-07-008B (2)), estimant que la procédure choisie – dans ce cas, de permettre les représentations orales des parties – relevait du comité des plaintes.
Par ailleurs, dans le cas présent, la première décision de la commission d’appel n’imposait aucune procédure au comité des plaintes, puisqu’elle n’a pas la possibilité de le faire. Elle se limitait à affirmer que la série d’articles de M. Lagacé « aurait dû être étudiée sous l’angle du journalisme factuel », selon elle.
Le comité des plaintes, après analyse de la décision d’appel et de la série d’articles en cause, a cependant tranché que cette série présentait les critères propres au journalisme d’opinion, parce que les textes de Patrick Lagacé :
- sont clairement titrés comme des chroniques,
- sont écrits au « je »,
- comportent l’opinion du journaliste en plus du fruit de ses recherches.
Le commission d’appel juge que les principes déontologiques relatifs au journalisme d’opinion ont correctement été appliqués en première instance.
Grief 1 : informations inexactes
Principes déontologiques applicables
Qualités de l’information – « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité. » (article 9 alinéa a du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Journalisme d’opinion – « (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. » (article 10.2 du Guide)
Décision
Les membres de la commission d’appel estiment que l’article 9 a) du Guide a été appliqué correctement en première instance.
La commission d’appel maintient la décision rendue en première instance.
Analyse
1.3 Google Scholar
L’appelant affirme que « le comité des plaintes annonce sans aucune gêne avoir fait sa propre recherche sur Google Scholar. Le comité des plaintes aurait ainsi désormais des pouvoirs d’enquête et pourrait non seulement rendre des décisions hors preuve, mais le faire à partir d’éléments qu’il recueille lui-même et qui sont postérieurs au dossier ».
La commission relève que l’appelant n’avance pas d’arguments sur le fond au sujet de l’inexactitude alléguée.
La commission souligne par ailleurs que le Conseil se donne comme mandat d’effectuer des recherches et de procéder à des vérifications lors de l’analyse des plaintes qui lui sont soumises, tel que le prévoit l’article 24 du Règlement No 2 qui traite de la préparation du dossier par le secrétariat général. À l’article 24.01, il est stipulé : « Le secrétariat général effectue le travail préparatoire requis pour présenter un dossier complet et structuré aux sous-comités des plaintes :
a) vérifier les faits et préparer les dossiers pour permettre aux sous-comités des plaintes d’en prendre connaissance de manière efficace et de prendre leurs décisions;
b) à la demande d’un sous-comité, effectuer des vérifications additionnelles […] ».
1.4 Site anglais
L’appelant conteste la décision du comité des plaintes qui a jugé que le journaliste n’avait pas à vérifier la façon dont la scientifique qu’il interviewait avait mené ses recherches. « On ne parle pas ici de recherches, on parle de mensonges. Le journaliste-chroniqueur a présenté à une Américaine anglophone un site qui n’a rien à voir avec Philippe Turchet en lui faisant croire qu’il s’agissait de son site », avance-t-il.
En première instance, le comité des plaintes devait déterminer si l’affirmation suivante était inexacte : « La professeure Hartwig en a assez lu, sur le site anglais de la synergologie, pour reconnaître un cousinage entre la synergologie et la programmation neurolinguistique (PNL), décriée comme une pseudoscience aux États-Unis. »
Le comité n’y avait pas constaté d’inexactitude, estimant que le journaliste pouvait se fier à l’expertise et relater les impressions de la scientifique Maria Hartwig, professeure associée au Jon Jay College of Criminal Justice de New York, et chercheure spécialisée dans le mensonge dans un contexte judiciaire.
La commission estime que même si, dans l’article de Patrick Lagacé, il n’est pas mentionné clairement quel site web la professeure Hartwig avait consulté, le comité des plaintes pouvait juger que cette imprécision ne constituait pas un manquement déontologique, puisque le journaliste a explicitement démontré le niveau d’expertise de la personne consultée.
Grief 2 : informations incomplètes
Principes déontologiques applicables
Qualités de l’information – « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : e) complétude : dans le traitement d’un sujet, présentation des éléments essentiels à sa bonne compréhension, tout en respectant la liberté éditoriale du média. » (article 9 e) du Guide)
Journalisme d’opinion – « (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. » (article 10.2 du Guide)
Décision
Les membres de la commission d’appel estiment que l’article 9 e) du Guide a été appliqué correctement en première instance.
La commission d’appel maintient la décision rendue en première instance.
Analyse
2.1 Échanges avec Jocelyne Robert
L’appelant avance que « Patrick Lagacé était en guerre ouverte avec Jocelyne Robert avant de commencer sa série sur son conjoint ». Selon lui, il aurait dû confier le sujet de ses articles à un collègue ou mentionner aux lecteurs qu’il était en conflit d’intérêts.
La commission estime que le plaignant n’apporte pas d’éléments prouvant que le comité des plaintes a mal appliqué le principe de complétude.
Elle ajoute que pour qu’il y ait conflit d’intérêts, il faut que le journaliste en tire un bénéfice personnel. Être en désaccord avec quelqu’un sur un sujet ne signifie pas qu’il y a conflit d’intérêts, souligne-t-elle.
CONCLUSION
Après examen, les membres de la commission d’appel concluent à l’unanimité de maintenir la décision rendue en première instance.
Par conséquent, conformément aux règles de procédure, le dossier est clos.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que les décisions de la commission d’appel sont finales.
Jacques Gauthier
Au nom de la commission d’appel
La composition de la commission d’appel lors de la prise de décision :
Représentant du public :
Jacques Gauthier
Représentante des journalistes :
Carole Beaulieu
Représentant des entreprises de presse :
Renel Bouchard